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De retour en Turquie, les enfants de combattants de Daech gardent des séquelles de leur calvaire

Les enfants qui ont été élevés au sein du groupe État islamique rencontrent de graves difficultés psychologiques et sociales à leur retour dans leur pays
Des enfants de Raqqa, l’ancien fief syrien du groupe État islamique (EI), jouent dans un camp pour personnes déplacées à Aïn Issa (AFP)

DÜZCE, Turquie – Un jour, il y a de ça plus de quatre ans, le mari de M. lui a annoncé qu’il se rendait en Syrie pour rejoindre le groupe État islamique.

« Muhammed avait rencontré des personnes de sa mosquée et avait commencé à les fréquenter régulièrement en dehors de la mosquée. Après cela, il a beaucoup changé », a-t-elle confié à Middle East Eye.

« Il m’a demandé de porter un voile noir, s’est débarrassé de la télévision et a décidé de ne pas envoyer notre petit garçon à l’école. Finalement, il m’a annoncé que nous devions aller en Syrie ensemble, afin de vivre dans un “vrai pays musulman”. J’ai refusé et il est parti seul. »

Quelques mois plus tard, Muhammed est rentré en Turquie, ayant apparemment changé d’avis. Pendant un temps, la vie est revenue à la normale pour ce couple et leur fils de 3 ans.

« C’était un week-end et mes amies devaient me rendre visite », se souvient M. Je devais nettoyer la maison et leur cuisiner quelque chose, alors j’ai dit à mon mari d’emmener notre fils, de sortir et de s’amuser. Il l’a emmené sans vêtements supplémentaires ni jouets. J’ai reçu mes amies, je l’ai appelé plusieurs fois pendant la journée, il disait que tout se passait bien. »

Mais plus tard, après avoir parlé à ses beaux-frères, elle a découvert l’horrible vérité. 

« Il ne se souvenait plus de moi quand nous nous sommes revus après quatre ans de séparation »

- M., mère turque

« Toute la journée, pendant ces appels téléphoniques, il était en route pour la Syrie avec mon petit garçon. »

Le fils de M. a passé plus de trois ans en Syrie avant de finalement retrouver sa mère en décembre 2017. Le jeune garçon fut le premier d’un groupe de vingt enfants de combattants turcs de l’EI à être ramenés au pays.

On estime qu’environ 450 enfants turcs âgés de moins de 13 ans attendent d’être renvoyés chez leurs proches en Turquie. Cependant, pour ceux qui rentrent chez eux, le traumatisme de leurs expériences sous le règne de l’EI en Syrie et en Irak est profond, et il leur est très difficile de se réadapter à la vie en Turquie.

Balloté d’un beau-parent à un autre

Les services de renseignements turcs ont rapporté à M. que, une fois en Syrie, son mari avait épousé une Turque, F., qui avait rejoint l’EI avec ses deux enfants, les enlevant à leur père. Après la mort de Muhammed dans un attentat suicide, F. a été contrainte d’épouser un autre Turc ayant des enfants à Raqqa – faisant vivre le fils de M. avec une famille avec laquelle il n’avait aucun lien de sang.

« Il avait une cicatrice sur la tête, je lui ai demandé ce qu’il s’était passé. Il a fait comme si c’était on ne peut plus normal et a déclaré : “un de mes frères m’a blessé avec un couteau. Je voulais lui tirer dessus et prendre le pistolet de mon père mais je n’arrivais pas à tirer, c’était très lourd” »

- M., mère turque

Plus tard, sa nouvelle belle-mère a également été tuée dans un bombardement et l’homme s’est remarié. Le fils de M. a ainsi vécu avec deux belles-mères et deux beaux-pères au total.

Lorsqu’il a été retrouvé dans la ville irakienne de Tal Afar en 2017, à la suite de sa libération par les forces gouvernementales, sa dernière belle-mère en date l’élevait avec tous ces enfants. Lorsque les autorités irakiennes ont découvert qu’il n’avait pas de véritables parents sur place, il a été envoyé dans un orphelinat à Bagdad.

« Il ne se souvenait plus de moi quand nous nous sommes revus après quatre ans de séparation », a déclaré M.

« Je lui ai dit que j’étais sa mère. Il était d’accord avec ça malgré le fait qu’il ne me connaissait pas. Plus tard, j’ai découvert qu’il avait eu beaucoup de mères et de pères différents. Quand nous sommes rentrés chez lui et qu’il a vu sa chambre, ses grands-parents, il s’est souvenu de moi. Il m’a demandé si j’étais la mère qui l’avait mis au monde. »

Un environnement violent

Il y a environ un millier de femmes – dont 328 Turques – dans les prisons irakiennes et plus de 1 000 enfants emprisonnés avec elles ou placés dans des orphelinats. La plupart se trouvaient en Syrie avec leur mari ou leur père qui ont rejoint l’État islamique (EI), puis ont ensuite fui à Tal Afar après le début des frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis en Syrie.

En août 2017, près de 1 700 femmes et enfants ont été capturés à Tal Afar par les peshmergas kurdes alors qu’ils tentaient d’échapper aux combats entre les forces irakiennes et l’EI, n’ayant ni mangé ni bu pendant des jours. Ils ont tous été emmenés à Bagdad.

Les enfants de moins de 13 ans sans parents ont été envoyés dans des orphelinats. Certains sont nés en Syrie ou en Irak et ne disposaient donc pas de carte d’identité. Certains d’entre eux étaient en fait des yézidis dont les mères avaient été enlevées par l’EI et qui avaient été pris en charge par des Turques.

M. a déclaré que son fils, qui a aujourd’hui 7 ans, ne jouait pas à des « jeux normaux » avec ses amis à son retour en Turquie.

« Il sort, prend une très grosse pierre et la jette à la tête de son ami », a-t-elle déclaré.

« J’ai été choquée quand j’ai vu cela pour la première fois et je lui ai demandé d’arrêter. Il a été surpris de ma réaction. Il a répondu : “Je ne fais que jouer” d’un ton très innocent et enfantin. »

Les forces irakiennes en dehors de Tal Afar, où fut retrouvé le fils de M. après sa libération de l’État islamique (Reuters)

Elle a ajouté qu’elle ne lui avait jamais demandé ce qu’il avait vécu, mais qu’il avait parfois évoqué la mort d’une de ses « sœurs » pendant les combats et le fait que la maison avait été démolie alors que lui et d’autres membres de la famille étaient encore à l’intérieur.

« Il avait une cicatrice sur la tête, je lui ai demandé ce qu’il s’était passé. Il a fait comme si c’était on ne peut plus normal et a déclaré : “un de mes frères m’a blessé avec un couteau. Je voulais lui tirer dessus et prendre le pistolet de mon père mais je n’arrivais pas à tirer, c’était très lourd”. »

Après cela, M. a décidé de demander une aide psychologique pour son fils, qui est depuis retourné à l’école. Dix mois plus tard, M. a déclaré que presque tout semblait revenir à la normale.

Les premiers demi-frère et demi-sœur de son fils à Raqqa, les enfants de la nouvelle épouse de son père, F., ont également été renvoyés en Turquie en octobre, dix mois après lui. Ils sont maintenant avec leur père, que F. avait quitté, et leurs grands-parents paternels, à Tekirdağ.

Leur grand-mère, H., a déclaré à MEE qu’elle n’arrivait toujours pas à croire que sa belle-fille les avait kidnappés.

« J’aimais beaucoup ma belle-fille. Elle était une si bonne mère. Elle a dit à son mari qu’elle voulait aller rejoindre l’EI afin de vivre sous le régime de la charia. Nous pensions qu’elle plaisantait. Mais un soir, elle est partie avec mes petits-enfants », a-t-elle raconté.

« Nous avons ensuite appris qu’elle était mariée à un homme avec un garçon originaire de Düzce et qu’elle est décédée moins d’un an plus tard, laissant mes petits-enfants et ce garçon sans mère. »

Ils n’ont entendu parler de leurs petits-enfants qu’après la mort de leur mère. Son troisième mari s’est remarié après son décès et sa nouvelle épouse a contacté la famille de F.

« Une femme nous a appelés plus d’un an après son départ. Cette femme, qui n’a jamais coupé les liens avec ses amis et sa famille en Turquie, nous a trouvés avec l’aide de ces personnes en Turquie. Elle nous a raconté toute l’histoire et que nos petits-enfants étaient vivants et en bonne santé. Nous étions tellement heureux. »

La femme qui les a appelés avait été forcée par son défunt mari de se rendre en Syrie et tentait de fuir vers la frontière. Elle est désormais en prison à Bagdad, tandis que les deux petits-enfants de H. ont été ramenés en Turquie.

Véhicule équipé d’une mitrailleuse « technique » par l’État islamique à Yarmouk, en Syrie (capture d’écran)

« Ma petite-fille avait 2 ans et mon petit-fils, 4 ans. Mon petit-fils a toujours parlé de nous à cette femme, c’est pourquoi elle a décidé de nous retrouver. Quand ils sont revenus, il s’est immédiatement souvenu de nous. Mais ma petite-fille, qui n’a que 7 ans aujourd’hui, a du mal à s’adapter à sa nouvelle vie ici.

« Ils ont été élevés dans un environnement violent pendant quatre ans, ils ont beaucoup souffert très tôt. Ils nous ont seulement raconté qu’ils avaient très faim et qu’ils n’avaient pas trouvé d’eau pendant un long moment avant d’être retrouvés par les peshmergas à Tal Afar. Ils ne peuvent pas oublier les détails, mais ne nous racontent pas tout. Je ne peux pas leur demander, ils ont besoin d’un soutien psychologique pour retrouver une vie normale. »

H. a déclaré qu’elle ne pouvait pas envoyer ses petits-enfants à l’école car elle ne savait pas comment ils se comporteraient avec leurs amis.

Des conditions atroces

Après avoir été retrouvés à Tal Afar, dix-neuf enfants turcs ont été placés dans des orphelinats à Bagdad, et dix-sept d’entre eux ont déjà été renvoyés chez des parents en Turquie. Selon des responsables turcs, il est plus difficile d’identifier et de renvoyer des enfants en Turquie lorsqu’ils sont détenus avec leur mère en prison – en partie à cause des difficultés rencontrées pour obtenir l’autorisation des autorités irakiennes de pénétrer dans les prisons.

Sur les 328 Turques emprisonnées à Bagdad, 77 ont été condamnées à mort. Leurs familles ont fait appel de ces condamnations et ont demandé à ce que leur procès ait lieu en Turquie, pays qui a aboli la peine de mort en 2004, contrairement à l’Irak.

Les autorités irakiennes n’ont pas autorisé les familles des femmes incarcérées à prendre contact avec elles. Certaines ont donc eu recours à la corruption.

Un certain nombre de Turcs tels que H., dont la sœur et les nièces sont toujours en prison à Bagdad, ont réussi à contacter leurs parents emprisonnés par l’intermédiaire d’un gardien de prison corrompu.

Une femme, dont les membres de la famille sont accusés d’être des militants de l’EI, est assise avec des enfants dans un bâtiment surveillé d’un camp de personnes déplacées situé près du village d’Aïn Issa, dans le nord de la Syrie, en juillet 2017 (AFP)

« Il y a des maladies dans les prisons. Je suis inquiète pour ma sœur, qui a suivi son mari afin de voir ses enfants, mais plus que cela, je suis vraiment inquiète pour mes nièces », a-t-elle déclaré. « Elles souffrent à cause de leurs parents. L’une d’elles n’a que 10 ans et a un problème cardiaque à cause de ce qu’elle a traversé pendant des années.

« Mais les autorités irakiennes refusent de lui fournir des soins de santé. J’ai appris cela après avoir appelé ma sœur. J’essaie de ramener mes nièces. »

Les autorités turques se sont assurées d’enquêter sur les proches pour vérifier s’ils sympathisaient avec l’EI avant de leur remettre les enfants dont ils ont été séparés depuis si longtemps.

Mais outre les mesures de sécurité, il n’y a pas de programme officiel pour contribuer à les réhabiliter dans la société turque.

R., originaire de la petite ville de Bartin, a déclaré à MEE que la sœur de son épouse et son mari s’étaient rendus en Irak en 2015.

« Ils nous ont dit qu’ils allaient travailler en Jordanie. Nous y avons cru. Quelques jours après leur départ, ma belle-sœur a téléphoné à ma femme pour l’informer qu’elle se trouvait à Mossoul avec leurs trois enfants. Ils ont eu deux autres enfants quand ils étaient en Irak », a-t-il déclaré.

La belle-sœur de R. lui a dit dans un appel en 2017 que l’armée irakienne était en route pour Tal Afar, où ils s’étaient installés. Lors de l’appel suivant, elle a indiqué qu’elle avait perdu son mari lorsque leur maison avait été démolie lors d’un bombardement. Elle aussi est décédée mi-2017.

La nièce aînée de R., âgée de 9 ans à peine, a pris soin de sa petite sœur, âgée de 6 mois, à la mort de leur mère.

« Les plus âgés sont détruits, leurs psychés ne sont pas normales »

- R., oncle d’enfants élevés sous l’État islamique

« Nous avons essayé de toutes nos forces de les ramener. Les autorités et la police turques nous ont rendu visite à plusieurs reprises pour nous assurer que nous n’étions pas des sympathisants de l’EI avant de nous remettre les enfants », a-t-il indiqué.

« Mais lorsque nos proches sont partis pour rejoindre l’EI, nous avons appelé [les autorités] à faire quelque chose et ils nous ont ignorés. Ils ne voulaient rien faire contre les personnes qui rejoignaient l’EI à ce moment-là. C’est désormais un sujet très délicat pour eux. »

On a dit à R. et à sa femme qu’ils pourraient récupérer quatre des enfants – mais le fils aîné, qui a aujourd’hui 15 ans, est toujours porté disparu. Il aurait été utilisé comme kamikaze à Tal Afar.

Comme les autres enfants, les quatre frères et sœurs ont passé une semaine dans un refuge public pendant leur première visite en Turquie. Cependant, peu de soutien psychologique était prévu.

« Nous avons envoyé les deux filles de 10 et 7 ans à l’école. Tout semble normal pour l’instant. Les autres, qui sont nés là-bas, sont toujours des bébés et il est facile de prendre soin d’eux. Les plus âgés, en revanche, sont détruits, leurs psychés ne sont pas normales », a déclaré R.

Selon lui, les enfants ont encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir confier tout ce qui leur est arrivé.

« Ils ne parlaient pas du tout quand ils sont arrivés. Quand ils ont parlé pour la première fois, ils parlaient de la nourriture qu’ils mangeaient. Leur mère est apparemment morte de faim dans une région montagneuse de Tal Afar.

« Ils nous ont seulement dit que leur mère avait trouvé un morceau de nourriture et le leur avait donné. Elle est morte peu de temps après. »

* Les personnes interrogées n’ont pas souhaité divulguer leur identité.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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