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« Des sacs remplis de millions de dollars » : comment les ventes de pétrole ont engraissé l’EI

L’État islamique a empoché des millions de dollars par jour après avoir conclu des marchés avec le gouvernement syrien et des intermédiaires en Turquie et en Irak, selon un ancien gestionnaire de paie du groupe
Un Syrien tente de raffiner du pétrole brut dans la campagne de Raqqa, en avril 2013 (AFP)

De nombreux observateurs ont déclaré que 2017 avait sonné le glas du groupe État islamique, qui a perdu la quasi-totalité de son territoire en Syrie comme en Irak.

Néanmoins, peu d’attention a été accordée aux centaines de milliers de combattants et de dirigeants de l’État islamique qui sont toujours soupçonnés d’errer autour des zones frontalières de ces pays et de se cacher dans le vaste désert, dans des grottes discrètes et dans les montagnes escarpées.

D’autres sont retournés à la vie civile. Et beaucoup emportent avec eux des récits de ce qui s’est passé à l’époque du « califat ».

Parmi les récits les plus notoires, on pourrait mentionner ceux qui font état des transactions secrètes entre l’État islamique et d’autres acteurs majeurs, y compris le gouvernement syrien, des récits relayés dès 2014.

Le vaste réseau d’intermédiaires établi par l’État islamique à travers les territoires et pays voisins a facilité leurs échanges de brut contre de l’argent. À certains moments, selon des estimations, l’État islamique empochait 3 millions de dollars par jour grâce aux ventes de pétrole en Syrie et en Irak. 

D’après de nombreux témoignages, les produits pétroliers sont devenus l’épine dorsale de son économie, ce qui a permis au califat de prospérer autant.

Mais alors que l’État islamique a commencé à perdre le contrôle des gisements de pétrole qu’il contrôlait en Syrie et en Irak, en octobre dernier, les revenus pétroliers du groupe étaient tombés à 4 millions de dollars par mois. 

L’ascension dans les rangs de l’État islamique

Abu Muhammed, 30 ans, est originaire de Mayadine, dans l’est de la Syrie.

Il a rejoint l’État islamique début 2014 et a rapidement gagné la confiance d’un des chefs du groupe. Il a été promu au poste de courtier pour un grand nombre de ces accords commerciaux importants.

En plus d’être un intermédiaire pour ces ventes lucratives, Abu Muhammed (nom fictif) a été assigné à d’autres fonctions en tant que gestionnaire de paie.

« Je recevais chaque mois un sac rempli de dollars américains, des millions de dollars », raconte Abu Muhammed lors d’un entretien avec MEE dans la ville syrienne d’al-Bab, juste au sud de la ville turque de Gaziantep.  

« Nous donnions à leurs conteneurs le surnom de "hoot" ["baleine" en arabe] en référence à leur taille »

– Abu Muhammed

Début 2014, les frappes aériennes du gouvernement syrien contre les gisements pétroliers contrôlés par l’EI dans l’est de la Syrie se sont intensifiées, dans le cadre d’une stratégie manifeste visant à pousser le groupe à abandonner les gisements de pétrole ou à les vendre au gouvernement.

Par la suite, le dirigeant de l’État islamique en charge du gisement de pétrole d’al-Omar, Abu al-Khattab, a décidé d’entamer des négociations en coulisses avec des responsables du gouvernement syrien pour les fournir directement en pétrole, selon Abu Muhammed. 

Selon Abu Muhammed, qui a négocié plusieurs transactions, le conteneur du gouvernement arrivait au gisement de pétrole d’al-Omar, le plus grand de Syrie, avec un chauffeur qui livrait habituellement l’argent.

De la fumée s’échappe du gisement de pétrole de Hayyan, à l’est de Homs, alors que les forces gouvernementales avancent pour reprendre le gisement à l’État islamique (AFP)

La cargaison de pétrole était ensuite accompagnée par des combattants de l’État islamique jusqu’à ce qu’elle atteigne les territoires du gouvernement syrien.

« Chaque conteneur coûte un million de livres syriennes au régime », explique-t-il.

« Nous donnions à leurs conteneurs le surnom de "hoot" ["baleine" en arabe] en référence à leur taille. »

Bien que les affirmations d’Abu Muhammed ne puissent pas être vérifiées de façon indépendante, son identité et son appartenance à l’État islamique ont été confirmées par plusieurs de ses amis et de ses proches.

Un commerce transfrontalier

Les transactions se sont poursuivies pendant près de quatre ans, jusqu’à ce que les frappes aériennes continues de la coalition dirigée par les États-Unis aient fini par déloger l’État islamique en octobre 2017.

Selon Abu Muhammed, ce même accord a été appliqué à d’autres clients tels que la Turquie.

« Nous vendions du pétrole à la Turquie au prix du marché et nos cargaisons passaient sans problème la frontière turque », explique Abu Muhammed.

Bien que la Turquie ait démenti les allégations d’implication dans des achats de pétrole à l’État islamique, Abu Muhammed précise que le pays a non seulement acheté du pétrole au groupe, mais qu’il a également fermé les yeux sur les ventes de pétrole de l’État islamique à d’autres acteurs, facilitant même les exportations de pétrole du groupe. 

« Nous n’avons jamais rencontré de problèmes avec la gendarmerie turque […] En réalité, ils ont toujours semblé pleinement coopératifs »

– Abu Muhammed

« Nous n’avons jamais rencontré de problèmes avec la gendarmerie turque », poursuit Abu Muhammed.

« En réalité, ils ont toujours semblé pleinement coopératifs », a-t-il ajouté. 

Avant de rejoindre l’État islamique, Abu Muhammed était enseignant en informatique ; il avait étudié l’informatique dans une université de Deir ez-Zor et obtenu son diplôme en 2008.

Sa vie a toutefois pris un virage serré en 2014, lorsqu’il est devenu un collaborateur de l’État islamique.

Il insiste sur le fait qu’avant de rejoindre l’État islamique, il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il pourrait un jour devenir un homme barbu et armé parlant de violence.

De même, il précise que ce n’est pas ce qu’il est devenu, même après avoir rejoint le groupe. De nombreux combattants de l’État islamique, affirme-t-il, fumaient et buvaient de l’alcool en cachette.

« Idéologiquement parlant, ils n’avaient rien à faire avec l’État islamique », ajoute-t-il. Néanmoins, après que l’État islamique a pris le contrôle de plusieurs villes de l’est de la Syrie en 2013, il est devenu de plus en plus impossible pour les habitants de gagner leur vie sans travailler pour le groupe, ou tout du moins sans lui verser de cotisations.

« Ils sont comme une mafia, avec leurs règles de vie », explique Abu Muhammed. 

« Pendant les raids aériens de la coalition américaine mais aussi ceux des Russes, les choses ont progressivement empiré pour le forage pétrolier et la vente du pétrole au régime syrien et à la Turquie », a raconté Abu Muhammed.

Fin 2015, quand la Turquie a abattu un avion russe survolant son espace aérien, le président russe Vladimir Poutine a déclaré qu’Ankara avait été motivé par le désir de protéger son commerce de pétrole avec l’État islamique. 

Un général russe a également affirmé que l’armée de l’air russe avait détruit environ 500 citernes acheminant du pétrole de l’État islamique vers des acheteurs extérieurs, comme l’ont rapporté des médias russes en 2015. 

Le plan B de l’État islamique

Mais depuis le début, les dirigeants de l’État islamique avaient un plan B, selon Abu Muhammed : le groupe avait commencé depuis longtemps à creuser des tunnels entre la Syrie et l’Irak.

Et lorsque le moment fut venu pour eux de quitter pour de bon les gisements de pétrole de l’est de la Syrie, ces tunnels ont facilité leurs déplacements, en particulier pendant les périodes de frappes aériennes intenses.

À Mayadine, ville d’origine d’Abu Muhammed située dans l’est de la Syrie, devenue le bastion principal de l’État islamique en Syrie après l’expulsion du groupe de son siège, Raqqa, en septembre 2017, les combattants ont reculé et ont disparu dans le désert au bout de seulement quelques jours de combats. 

De nombreux combattants sont parvenus à vivre sous terre pendant un certain temps, tandis que d’autres ont pu traverser les frontières ou se cacher dans le désert environnant, d’après Abu Muhammed. 

Des contractuels engagés par le gouvernement syrien travaillent à la rénovation d’un gisement de gaz proche de Homs, en 2015, suite à sa reprise par l’armée syrienne des mains de l’État islamique (AFP/SANA)

En juin 2017, le gouvernement syrien, soutenu par les forces russes, a lancé une importante opération contre le gisement de pétrole d’al-Omar et la ville de Mayadine.

Outre les bombardements aériens intenses, les États-Unis ont lancé des raids dans la ville qui leur ont permis de capturer deux dirigeants de l’État islamique, selon Abu Muhammed.

Abu Muhammed affirme avoir vu un hélicoptère américain atterrir dans la ville et capturer les hommes. Un colonel de l’armée irakienne a déclaré en avril 2017 que l’opération avait été lancée depuis le territoire irakien.

Un responsable américain s’exprimant sous couvert d’anonymat a indiqué à MEE que des opérations de ce genre avaient eu lieu, sans donner davantage de précisions. 

L’un des dirigeants était égyptien et l’autre était un ressortissant danois, explique Abu Muhammed.

Il est apparu très clairement que l’État islamique était en train de perdre rapidement du terrain d’une importance capitale dans sa dernière ville syrienne ; le cercle restant est alors devenu très étroit, en particulier pour Abu Muhammed et certains de ses collègues.

Après s’être rendu compte qu’ils étaient restés en ville et que tous les principaux dirigeants du groupe avaient déjà fui, ils ont décidé eux aussi qu’il était temps de s’échapper pour se rendre en lieu sûr. 

Évacués clandestinement du territoire de l’État islamique

Mayadine étant devenue inhabitable sous les bombardements aériens intenses, Abu Muhammed et quinze autres membres de l’État islamique sont partis vers le nord pour rallier la Turquie.

Ils ont conclu un marché avec un passeur kurde, lui versant chacun 70 000 livres syriennes – environ 111 euros –, raconte-t-il.

Le passeur les a installés dans un abri pendant deux jours avant de les faire avancer. Cachés à l’arrière du camion du passeur, ils sont passés d’une ville syrienne à l’autre, franchissant plusieurs postes de contrôle sans rencontrer de danger.

« Chaque fois que nous étions arrêtés à un check-point, le chauffeur parlait en privé avec les combattants, puis comme par miracle, ils nous laissaient partir », explique Abu Muhammed.

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Le chauffeur est parvenu à franchir tous les postes de contrôle jusqu’à ce que le groupe atteigne al-Bab, où Abu Muhammed se cache depuis plusieurs semaines. 

« C’est ainsi que la plupart des dirigeants de l’État islamique fuient la Syrie », explique Abu Muhammed.

« Un dirigeant de l’État islamique, Abu al-Atheer, a payé 35 000 dollars le mois dernier aux "brigades al-Sharqiya" [un groupe rebelle syrien affilié à l’Armée syrienne libre] qui ont pris soin de lui jusqu’à ce qu’il atteigne la Turquie. »

Il apparaît clairement que malgré la fin du « califat » de l’État islamique, le groupe et ses principaux dirigeants n’ont pas simplement disparu, en dépit des conclusions hâtives faites par de nombreux observateurs.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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