À l’école de poterie de « la Suissesse », les petits Égyptiens apprennent à transformer la boue en art
Si l’on demande à n’importe qui dans le village égyptien de Tunis où se trouve la maison de la Suissesse, tous indiqueront la bonne direction.
Des maisons de boue pittoresques bordent l’unique route principale qui traverse le village, dont l’air est chargé d’un parfum de plantes et de palmiers. Le village est parsemé d’ateliers et de boutiques de poterie.
Alors même que peu de gens entendaient parler du village il y a trente ans, l’endroit où l’artiste suisse Évelyne Porret (80 ans) a posé ses valises est aujourd’hui un centre national de la poterie artisanale extrêmement réputé.
Tunis se trouve au bord du lac Moéris, en Égypte. Situé à l’est de la ville de Fayoum, à une centaine de kilomètres au sud-ouest du Caire, ce petit village qui offre une vue imprenable sur le lac et le désert abrite moins de 2 000 âmes.
« Tout le monde me demande pourquoi j’ai quitté le luxe de la vie en Suisse pour vivre ici. Mais je ne l’ai jamais regretté », confie Évelyne Porret à Middle East Eye. « Les gens me traitent très bien ici, ils m’appellent “Om Angelo” [“la mère d’Angelo”] et j’aime vraiment qu’on m’appelle comme ça. J’ai l’impression d’être l’une des leurs. »
Lorsqu’elle a visité Fayoum pour la première fois en 1980, Évelyne Porret a éprouvé le désir de s’adapter à une vie qui rappelait celle de ses ancêtres suisses. « Des amis m’ont parlé de Tunis, où il n’y avait rien, seulement le lac et trois palmiers », raconte-t-elle. « C’était ça. Et c’est ce que j’ai adoré. »
« Quand je suis arrivée à Tunis avec mon mari et mes enfants, il n’y avait ni électricité ni eau courante », ajoute l’artiste tout en gravant un motif sur une assiette ronde qu’elle a réalisée dans son modeste atelier.
« Je n’aime pas la vie urbaine et ces énormes immeubles résidentiels. J’aime la campagne et la nature. »
« Un don naturel »
Avant de s’installer dans la campagne égyptienne, Évelyne Porret a travaillé avec l’architecte égyptien aujourd’hui décédé Ramses Wissa Wassef à el-Haraneya, dans la ville de Gizeh. Elle souligne la façon dont il exploitait les talents naturels des jeunes.
Mais c’est à Tunis qu’elle a vraiment trouvé l’inspiration, après avoir vu comment les enfants jouaient avec les matières naturelles à leur disposition.
« Les enfants en général sont des artistes par nature, ils puisent dans leur cœur plutôt que dans leur esprit »
– Évelyne Porret, artiste
« J’ai remarqué que les enfants jouaient avec de la boue qu’ils prenaient dans le ruisseau et qu’ils fabriquaient de très beaux jouets en forme de tracteurs et d’animaux », explique l’artiste dans un dialecte égyptien presque parfait.
« Ils avaient un don naturel. Je me suis donc dit que je pouvais utiliser les connaissances que j’avais acquises à l’université en Suisse et les idées que j’avais reçues de Wassef pour construire une école de poterie dans le village. »
Il lui a toutefois fallu des années pour construire une école. Outre le manque d’infrastructures de base dans le village, elle a dû faire face à un certain nombre de complications bureaucratiques : une partie de l’argent qui avait été affecté au projet n’a jamais été reçue.
Mais certains « hommes en costume », comme elle les appelle, ont soutenu le projet et l’ont aidée à conceptualiser l’idée de la création de cette école. Ils l’ont également aidée à faire face aux formalités administratives et à la bureaucratie locale.
« Je n’ai jamais imaginé cela. Il n’y avait rien à imaginer, les choses sont arrivées… On ne décide pas des choses. Elles viennent d’elles-mêmes », affirme-t-elle.
L’école d’Évelyne Porret a finalement ouvert ses portes. Et peu de temps après, seize jeunes élèves s’y sont inscrits ; certains étaient inscrits dans d’autres écoles pendant la journée, même si beaucoup d’enfants du village ne suivaient aucune éducation formelle.
À l’école de poterie, les enfants ont appris à graver des motifs sur leurs objets et à recréer des images de la nature qui les entourait, des palmiers aux feuilles, en passant par les chevaux et les moutons.
« Pour les enfants, le dessin était basé sur le tâtonnement. Ils essayaient, se trompaient, essayaient encore jusqu’à perfectionner leurs œuvres », détaille l’enseignante.
« J’ai préféré travailler avec des enfants plutôt qu’avec des adultes parce que j’admirais leur spontanéité et leur créativité », explique-t-elle. « Les enfants en général sont des artistes par nature, ils puisent dans leur cœur plutôt que dans leur esprit. Ceux qui n’allaient pas à l’école étaient libérés des contraintes de l’éducation formelle. »
Avec le temps, Évelyne Porret a commencé à vendre les objets produits par les élèves à travers des expositions au Caire et à l’étranger.
L’engagement de toute une vie
Aujourd’hui, les enfants âgés d’au moins 8 ans peuvent fréquenter l’école de poterie de Fayoum, avec la possibilité de suivre des cours pendant les trois mois de vacances estivales.
« Nous allions à l’école de poterie juste pour jouer. Nous nous sommes rendu compte de la valeur de ce que nous faisions des années plus tard, lorsque nous avons vu les regards admiratifs des visiteurs »
– Mohamed Gomaa, potier
Hussein Saadawy, 31 ans, s’est inscrit à l’école à 11 ans et y est désormais enseignant.
« Lorsque nous avons exposé nos œuvres, par exemple en France, il y a quelques années, les gens admiraient notre travail. Ils appréciaient particulièrement la simplicité des dessins et des motifs », explique-t-il à MEE.
Les autres diplômés d’Évelyne Porret s’en sont tout aussi bien sortis. Les potiers du village de Tunis exposent régulièrement leurs produits dans des expositions à travers le pays et à l’étranger, notamment en Suisse et en France.
Le travail des anciens élèves est exposé dans un centre d’exposition annexé à l’école, à l’intérieur du complexe qui comprend également la maison de Porret. Un certain nombre de ces élèves ont ensuite ouvert leur propre atelier et exploité les connaissances qu’ils ont acquises pour fabriquer leurs propres objets uniques.
Hanaa Mohamed, une potière de 24 ans, est impliquée dans l’école depuis dix ans, d’abord en tant qu’élève et désormais maintenant comme potière. «
Ce sont Madame Évelyne et la génération qui a précédé la mienne qui m’ont appris le métier. Il m’a fallu presque deux ans pour apprendre à produire un objet comme celui-ci », indique-t-elle en modelant une tasse en argile. « Il faut de la patience, du dévouement et beaucoup de travail pour perfectionner ce métier. »
La demande de produits en argile est saisonnière. « Durant l’été, on ne gagne pas beaucoup d’argent car la saison touristique dans le village de Tunis a lieu en hiver », explique la jeune femme.
La saison touristique
En novembre, début de la saison touristique pour les potiers, le village a organisé son très attendu neuvième Festival de la poterie et de l’artisanat de Tunis. Près de 250 exposants, dont les potiers du village, ont participé à l’édition de cette année et présenté leurs produits artisanaux tout au long des quatre jours de l’événement.
« Depuis 2011 et la première édition de notre festival, nous essayons de toucher le monde et de présenter le village comme un centre majeur de la production de poterie », explique Mahmoud el-Sherif, coordinateur général du festival.
« Il revigore tout le Fayoum, pas seulement Tunis. Tous les hôtels et toutes les auberges de la province étaient complets pendant le festival. »
El-Sherif fait partie de la première génération d’élèves de Porret.
« Om Angelo m’a appris tout ce que je sais. En fait, sa méthode m’a peut-être causé des problèmes, mais dans le bon sens du terme », reconnaît-il en riant.
« J’ai appris de son perfectionnisme en n’acceptant aucun défaut dans le travail réalisé et en étant honnête à ce sujet avec les clients. »
Les rues du village ont toutes été transformées en vue de l’événement de cette année, tout comme les boutiques et les hôtels locaux. Les artistes venus de l’extérieur de Tunis ont exposé leurs produits dans des stands ouverts, tandis que les villageois présentaient leur artisanat dans leurs propres ateliers et boutiques.
« Je participe au festival avec mon atelier et mon espace d’exposition. Nous travaillons depuis des mois pour produire de nouveaux objets à vendre au festival », explique Mohamed Gomaa, un potier qui possède l’un des ateliers du village.
Le festival attire à la fois des Égyptiens et des touristes étrangers. « J’étais en visite en Égypte quand j’ai entendu parler du festival », raconte Jack Anderson, un touriste américain. « Je suis venu spécialement du Caire pour le visiter et acheter quelques poteries à rapporter chez moi. Le travail réalisé ici est vraiment incroyable. »
Noha Adly, une professeure égyptienne d’ingénierie, affirme avoir fait cinq heures de route depuis la ville méditerranéenne d’Alexandrie pour assister au festival pour la deuxième fois.
La marge de progression est pourtant encore grande, affirme Mohamed Gomaa. « Le festival est une excellente occasion de nous présenter au monde », dit-il. « Mais ce qui nous manque, c’est du marketing et de la publicité, ce que les organisateurs du festival ont essayé de faire. »
« Faire des formes avec de la boue »
En revenant sur les changements que le petit village a connus au cours des trente dernières années, Gomaa attribue à l’école et à sa professeure le mérite d’avoir aidé les villageois à concrétiser leur potentiel.
« Nous n’étions que des enfants. Nous allions chez Madame Évelyne pour jouer avec ses enfants et faire des formes avec de la boue. Nous n’aurions jamais pensé qu’un jeu aussi simple aurait fait de nous des artistes », confie-t-il.
« Au départ, nous ne prenions pas cela au sérieux. Nous allions à l’école de poterie juste pour jouer. Nous nous sommes rendu compte de la valeur de ce que nous faisions des années plus tard, lorsque nous avons vu les regards admiratifs des visiteurs », raconte-t-il.
En plus d’être un centre de production de poterie vernissée, Tunis est également devenu une destination écotouristique. Aujourd’hui, la plupart des villageois travaillent soit dans la poterie, soit dans l’écotourisme, un moyen de subsistance qui aurait pu sembler improbable par le passé.
« Parfois, elle était dure avec nous », se souvient Fares Khalid, un autre potier du village. « Mais elle le devait parce que nous étions des enfants impulsifs élevés à la campagne.
« Madame Évelyne m’a appris comment un morceau de boue informe pouvait devenir une véritable œuvre d’art. »
Traduit de l’anglais (original, publié en décembre 2019) par VECTranslation.
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