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Émeutes en Algérie : les lobbies de l'importation montrés du doigt

Depuis lundi, Béjaïa, une ville côtière à l'est de l'Algérie, vit sous tension : des affrontements ont éclaté entre jeunes et policiers sur fond de grève des commerçants. L'absence de revendications et d'organisateurs identifiés orientent les soupçons vers les puissants seigneurs de l'importation, comme en 2011
À Béjaïa, à 250 km à l'est d'Alger, des affrontements entre les jeunes et la police ont suivi une grève des commerçants présentée comme une protestation contre la cherté de la vie (Twitter/@JaimeOran31000)

ALGER – « Il n’y a plus de pain ! Alors tout le monde s’est mis à faire de la galette. Aucun commerçant n’est ouvert à part quelques cafés où on se retrouve pour discuter. » Hocine, 45 ans, n'en revient pas. « Toute la ville est paralysée », poursuit cet habitant de Béjaïa contacté par Middle East Eye.

Depuis hier, cette petite ville côtière à 250 kilomètres d'Alger, en Kabylie, est secouée par des affrontements survenus après une grève générale des commerçants présentée comme une protestation contre la cherté de la vie et les augmentations de la loi de finances entrées en vigueur au 1er janvier.

« Au passage, un bus brûlé, un magasin d’électroménager pillé et un fourgon de police incendié », résume Lamine, un autre habitant de Béjaïa témoin des affrontements, contacté par MEE. « Les jeunes ont été rejoints par des jeunes d’autres quartiers et ils ont commencé à jeter des pierres sur les policiers qui ont répliqué par des tirs de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc. Il y a eu des blessés des deux côtés. »

Les médias locaux font aussi état de routes bloquées et de dégâts dans toute la wilaya (préfecture) : abribus vandalisés, commissariats caillassés et locaux d’entreprises saccagés. Et ce mardi soir, les tensions sont encore perceptibles. « Les jeunes ont recommencé à jeter des pierres sur les flics. Ils sont quelques centaines, venus de plusieurs quartiers », témoigne encore Houcine.

Une flambée de violence qui ressemble, notamment par son origine obscure, à celle qu’a connue Alger début 2011. Cette année-là, le soulèvement des jeunes, parti de de Bab el Oued pour ensuite se généraliser à d’autres quartiers de la capitale, avait été présenté comme des émeutes « du pain et du sucre » (deux des produits subventionnés par l’État) pour contester contre la hausse des prix des produits de base.

« Il s’est avéré par la suite que les émeutiers avaient été manipulés par des barons de l’importation qui voulaient faire pression sur le gouvernement pour que soit levée la mesure imposant le paiement par chèque pour toute transaction supérieure à 500 000 DA (4 000 euros) », rappelle un cadre du ministère de l’Économie qui émet aussi aujourd’hui des doutes sur les réelles motivations de cette grève.

Il n’est pas le seul. Boulenouar El Hadj Tahar, président de l’Association nationale des commerçants et des artisans, en est convaincu : « Il y a des gens qui cherchent à exploiter cette grève, explique-t-il à MEE. On sait par exemple que les barons de l’importation veulent faire annuler les licences d’importation [mesure prise au printemps 2016 par le gouvernement pour faire baisser la facture des importations qui contribuent en grande partie à plomber l’économie algérienne]. »

Manifestants à Béjaïa (Facebook/Larbi Ouvaki)

Comprendre : en montrant qu’ils sont capables de provoquer des émeutes potentiellement contagieuses et une grève paralysante, ces hommes d’affaires devenus brutalement riches et puissants grâce à l’import-export avec l’ouverture du pays dans les années 90 seraient à même de contraindre le gouvernement, soucieux de préserver la paix sociale, à revenir sur certaines de ses mesures.

« Une grève suppose un encadrement, des revendications, une déclaration. Or on n’a rien vu de tout cela, souligne l’économiste Mourad Ouchichi, à Béjaïa, sollicité par MEE. Par ailleurs, de nombreux commerçants ont dit qu’ils avaient fermé parce qu’ils avaient été menacés, non pas par adhésion à l’appel de la grève. » Boulenouar El Hadj Tahar rapporte également que plusieurs commerçants, « dont les marges ne sont en rien affectées par la loi de finances » ont fermé de peur de représailles. « Des jeunes sont venus les voir en leur disant que la grève était générale et que s’ils ne fermaient pas, ils retrouveraient leur magasin saccagé. »

https://twitter.com/JaimeOran31000/status/815974603831001088

Le ministre de l’Intérieur Noureddine Bedoui a affirmé que « ces violences n’étaient pas spontanée mais provoquées », prévenant que l’État allait « faire face à des manœuvres menées par des parties intérieures au pays qui tentent d’imposer leur vision en employant des méthodes non civilisées ». Il a ajouté que 10 milliards de dollars avaient été « dégagés par le gouvernement afin de garantir le pouvoir d'achat des Algériens. »

L'universitaire et écrivain bougiote Rachid Oulebsir demande également si « les barons de l'économie informelle (financiers maîtres du marché de la devise, importateurs, grossistes, concessionnaires, distributeurs) sont rassemblés dans un syndicat informel ». « Ils viennent en tout cas de démontrer avec les émeutes de Béjaïa qu'ils sont maîtres du commerce en Algérie et que l'État ne peut plus assurer l'approvisionnement de la population comme au temps des monopoles publics sur le commerce extérieur. Est-ce un premier avertissement ou bien la consommation violente d'une redistribution des cartes accomplie ? »

Dans un contexte de rumeurs d'émeutes, y compris dans certains quartiers d'Alger, amplifiées par les réseaux sociaux, certains partis de l’opposition ont aussi dénoncé des manipulations, à l’instar du Parti des travailleurs (PT) par la voix du député Ramdane Tazibt : « Les émeutes et violences à l'appel d'anonymes et d'usurpateurs, qui n'ont pas comme objectifs de remettre en cause les mesures antisociales du gouvernement mais risquent de plonger à nouveau le pays dans un cycle de violence/répression qui ne peut que desservir le pays », a-t-il écrit sur sa page Facebook.

Le quotidien francophone Liberté s’est lui aussi interrogé sur « les desseins politiques » de cette grève en dénonçant la « gouvernance imprudente et hasardeuse » de l’État et en regrettant de le voir « livré aux lubies boulimiques de l’oligarchie ».

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