EN IMAGES – Le marché végan met le Maroc en appétit
CASABLANCA, Maroc – « Le premier festival végan du Maghreb ». Imprimé en lettres majuscules sur les tickets d’entrée, le VegFest affiche son côté visionnaire avec fierté.
En ce premier weekend de décembre dans la médina de Fès, des dizaines de badauds ont fait le déplacement pour participer à cet événement d’un genre nouveau. Bien que la majorité des participants soient Marocains, nombreuses sont les origines qui dépassent les frontières nationales. Suisses, Tunisiens, Américains Français... Si les accents sont variés, le rejet de l’exploitation animale reste le même.
« Après des discussions sur les réseaux sociaux avec des végans des quatre coins du pays, nous avons décidé de mettre en place ce festival. J’ai bossé pendant plus d’un mois pour le concrétiser et aujourd’hui, plus de 120 personnes sont présentes. Franchement je suis super content », sourit Simohammed, à l’origine de l’événement.
À 24 ans, cet étudiant milite quotidiennement pour la cause animale. Habitué à défendre cette dernière face caméra sur sa chaîne Youtube, c’est aujourd’hui face aux télévisions nationales qu’il s’exprime. Un exercice qui n’en reste pas moins parfois difficile dans un pays ou la pensée végane en est encore à ses balbutiements.
« Il y a quelques mois, un média marocain m’a demandé le lien entre homosexualité, athéisme et véganisme. C’est dire le décalage et le besoin de pédagogie encore nécessaire sur cette thématique », déplore-t-il. Un souci didactique qui s’inscrit comme le leitmotiv du VegFest.
« Aujourd’hui, l’objectif n’est pas de chercher à convertir des gens au véganisme. L’événement se vit comme un forum où les gens peuvent échanger, se rencontrer et débattre ensemble de la cause animale. Il y a des ateliers de yoga, des ateliers de dégustation, des conférences, et des stands d’entreprises locales... », énumère-t-il, arborant son t-shirt « Mercy for animals ».
En cette journée ensoleillée, les « convertis du véganisme » sont pourtant bien les premiers à se réjouir d’un tel rendez-vous. À commencer par Sihame Bouassa, 61 ans, végétalienne depuis plus de dix ans. « Si on m’avait dit que je verrais ça un jour... Un festival végan au Maroc ! », se réjouit cette retraitée des Affaires étrangères. Selon elle, le regain d’intérêt de cette thématique s’explique en grande partie « par l’accès à l’information ».
Et d’expliquer, smartphone en main : « À mon époque, il n’y avait que peu de livres traitant de cette thématique. Aujourd’hui, il est impossible de passer à côté de certaines images ».
Pour de nombreuses personnes aujourd’hui, le visionnage d’une vidéo ou d’un documentaire demeure l’un des éléments déclencheurs de leur militantisme.
« J’ai commencé à changer mes habitudes après avoir vu Knives over forks et What the health », se rappelle à ce titre Nada, l’une des participantes du festival. Preuve de cette puissance de l’image et de l’information : la projection d’une liste de documentaires dans le cadre des conférences du festival. De quoi nourrir les débats.
Avec plus de vingt millions de citoyens connectés en 2017, internet demeure un acteur principal des bouleversements sociaux du pays. Classé deuxième pays le plus connecté d’Afrique en 2016 selon le classement d’Internet Live Stats, le pays vise une couverture totale « dans moins de dix ans », selon L’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT).
Un changement majeur qui permet aujourd’hui aux végans des quatre coins du royaume d’échanger sur cette thématique, voire d’organiser des initiatives nouvelles comme le VegFest.
Pour autant, difficile de bousculer les habitudes culinaires d’une population attachée à la viande jusque dans ses traditions religieuses. Bien que l’information circule, tous les publics ne sont pas forcément réceptifs.
Dans un pays qui compte des centaines d’abattoirs sur son territoire, bouder la consommation de viande n’est pas une sinécure. Ainsi pour les végétariens et végétaliens du Maroc, il est extrêmement délicat de se soustraire à des fêtes familiales comme l’Aïd, où la mort de l’animal est elle même sacrée.
Pour Simohammed, cette journée festive se passait généralement dans une auberge loin de la ville. Impossible pour lui d’assister à l’égorgement d’un animal. Aujourd’hui, il reste en famille, sans pour autant assister à la scène fatidique. « Il m’arrive même de cuisiner des spécialités véganes et d’en faire goûter à mes proches par la même occasion», confie-t-il.
Islam et véganisme seraient-ils ainsi incompatibles ? « Pas du tout », selon Nada. « Nous vivons dans un pays à majorité musulmane. Or le Coran et la sunna enseignent la compassion animale à de multiples reprises. Pourquoi cela n’est-il pas pris en compte ? » s’interroge-t-elle, citations de la sunna à l’appui.
Un argumentaire qui ne suffit pourtant pas à convaincre l’ensemble des classes sociales marocaines, qui consomment toutes de la viande. « Certes, lorsqu’on regarde autour de nous, on voit bien que le véganisme touche aujourd’hui principalement des classes aisées. Mais ça n’est qu’une première vague », assure-t-elle.
Même son de cloche du côté du côté de Sihame, la soixantenaire : « Un végan ne coûte rien ! C’est la viande qui coûte cher. D’accord, les classes bénéficiant d’un plus au niveau d’études sont pour l’instant les plus sensibles. Mais les mentalités évoluent. Autour de moi, je n’ai jamais réussi à convaincre des gens de mon âge. Alors qu’ici, il suffit de regarder autour de nous pour constater que les jeunes sont de plus en plus réceptifs. »
Quoi de mieux pour mettre en valeur la cuisine végane que de s’adresser à l’estomac ? Après un vaste buffet de spécialités marocaines revisitées à la sauce végane, vient le temps de la digestion. Assis sur des chaises ou à même le sol, l’assistance écoute la série de conférenciers venus plaider en faveur de la cause animale.
Étudiants en agriculture, activistes aguerris ou simples passionnés, les arguments se succèdent avec comme leitmotivs la souffrance animale, l’urgence écologique, mais surtout la santé. « Le meilleur moyen de convaincre les Marocains de l’utilité du véganisme », selon Simohammed.
« Il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas en parlant de la souffrance des animaux que nous toucherons le plus grand nombre. En revanche, beaucoup de Marocains sont conscients de leur consommation excessive de viande, et des problèmes que cela génère sur la santé », martèle-t-il.
À l’heure où la healthyfood est à la mode, le véganisme pourrait bien emboîter le pas d’une population soucieuse de limiter ses matières grasses via des produits naturels. C’est en tout cas le pari d’Asmae Benjelloun, fondatrice de la petite entreprise « Peau et miel » dédiée aux produits alimentaires cosmétiques naturels.
Sponsor de l’événement « via des clients végans qui participent à l’élaboration du festival », son petit stand propose une vaste de produits véganocompatibles.
Ici, aucun produit n’est issu de l’exploitation animale : « Depuis deux ans que notre boutique est installée à Fès, nous constatons de plus en plus de gens attirés par les produits naturels. Il y a un véritable rejet de ce qui peut être considéré comme ‘‘trop gras’’ ou ‘‘trop chimique’’ », explique celle qui voit sa clientèle grossir. Une aubaine pour la communauté végane qui trouve ici un moyen de mettre en valeur des produits et des concepts dont elle partage les modes de production.
Fort de cette demande d’un nouveau genre, le véganisme s’inscrit également dans un nouveau marché ambitieux dans le royaume.
Depuis quelques temps à Casablanca, des enseignes véganes ou véganocompatibles font ainsi leur apparition. Inauguré en 2017, le Veggie accueillait ainsi pendant le mois de Ramadan 2018 « L’Vegans night » : un ftor 100 % végan avec une projection de documentaire en fin de soirée.
Aux commandes de cet événement : Simohamed, encore. « L’objectif était de démontrer que l’on peut être végan tout en profitant des festivités du Ramadan, et sans nuire à un autre être vivant », se souvient Simo.
Toujours en 2017, Youssef Guennouni, 33 ans, ouvrait son restaurant « Organickitchen » dans un quartier résidentiel de Casablanca. Aujourd’hui, l’enseigne dont une large partie de la carte est végane sert quotidiennement quelque 150 repas. Pour lui, la healthyfoodet son penchant végétalien, « c’est le futur ! ».
« Moi qui travaillais autrefois dans le monde de la nuit, je peux vous affirmer que le corps ne réagit pas de la même manière à partir de 30 ans. Voilà pourquoi on a mis l’accent sur des produits sain et biologiques, tout en offrant une option végane sur la quasi-totalité de nos plats », explique celui qui a vu son chiffre d’affaire augmenter depuis l’année dernière.
Si son enseigne propose « des tajines marocains typiques façon végane », le chef d’entreprise l’assure : « À l’origine, la cuisine marocaine n’était pas aussi riche en viande. Beaucoup de plats tels que le tajine berbère étaient strictement composés de légumes. Rendre notre alimentation végane ne demande donc pas un effort si difficile ».
Pour autant, impossible de nier la place que la viande occupe actuellement dans le cœur des Marocains : « Culturellement, la viande a toujours été vue comme un symbole de festivité ou de richesse. Avec le temps, son accès s’est développé et sa qualité s’est détériorée. Aujourd’hui, un steak n’a plus le même goût qu’à l’époque de nos parents ».
Pour les végans Marocains, le succès de leur culture a donc toutes les chances de se développer sur les cendres de la malbouffe. Un phénomène accentué par les racines de la culture culinaire nationale, où la viande n’a pas toujours été aussi présente.
Selon les chiffres de 2014 du ministère de l’Agriculture, le secteur des fruits et légumes marocains occupe une superficie de près d’1,3 million d’hectares. La production globale moyenne est de l’ordre de neuf millions de tonnes dont près de trois millions de tonnes de fruits et plus de six millions de tonnes de légumes.
Toujours en 2014, 14 % de cette production était dédiée à l’exportation. De quoi devenir le premier fournisseur non européen de l’Union européenne (UE) en 2015. En somme : les fruits et les légumes sont légions au Maroc. Et cette armée végétale constitue l’un de ses atouts en termes économique et industriel.
Pour Simohamed, impossible de passer outre ce facteur. « Le Maroc, c’est le paradis des fruits et des légumes. Nous en avons toujours consommé en grandes proportions, et il n’y a pas de raisons que cela cesse, au contraire », martèle-t-il.
Un point de vue qui s’accorde avec les thèses développées par l’universitaire Mohamed Houbaida dans son livre Le Maroc végétarien, XXe-XVIIIe siècles. « Les populations du Maroc précolonial vivaient selon un régime végétarien, se nourrissant essentiellement de céréales, de légumes et de fruits », écrit-il.
Autant de facteurs sociaux et économiques qui réconfortent les végans marocains quant à l’avenir de leurs mobilisations.
Car pour Simohamed, à peine un festival terminé qu’un nouveau est déjà en projet : « Nous avons commencé à organiser le prochain festival pour 2019. Ça se passera à Casablanca, et j’en suis sûr », promet-il, « les gens seront encore plus nombreux ».
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