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En Israël, la peur s’est emparée d’une ville ultra-orthodoxe confinée

La décision sans précédent d’imposer un confinement total à Bnei Brak et un discours médiatique dépeignant les communautés haredim comme des incubateurs du coronavirus ont alimenté un nouveau sentiment de persécution chez les juifs ultra-orthodoxes
À Bnei Brak, ville israélienne présentant la plus grande concentration de juifs haredim, plus de 1 300 personnes ont été testées positives, mais le nombre réel de cas pourrait être beaucoup plus élevé (AFP)
Par Yisrael Frey à BNEI BRAK, Israël

Yisrael Black a servi dans une unité militaire d’élite, travaille dans la technologie et est un homme plein d’esprit – il coche ainsi toutes les cases communes aux privilégiés de la société israélienne.

Mais dans le même temps, il porte également une kippa (calotte) noire et est un juif ultra-orthodoxe, ou haredi. Ces derniers jours, son monde a été bouleversé lorsqu’il a commencé à ressentir les effets d’un courant dans la société israélienne reprochant la propagation du coronavirus aux communautés haredim.

« Je suis allé au supermarché dans un quartier laïc », raconte Yisrael Black à Middle East Eye, décrivant l’humiliation qu’il a subie à la porte de l’établissement lorsqu’un autre client lui a demandé de rester bien à l’écart parce qu’il était identifiable en tant qu’ultra-orthodoxe.

« Qui aurait cru qu’en 2020, en Israël, je devrais cacher ma kippa ? »

– Yisrael Black, haredi israélien

« À l’intérieur du supermarché, j’ai donc fait mes courses avec une capuche sur la tête. Qui aurait cru qu’en 2020, en Israël, je devrais cacher ma kippa ? », ajoute-t-il d’une voix triste.

Shimon Librati, un haredi de la ville ultra-orthodoxe de Bnei Brak, a vécu une expérience similaire. « Écoutez cette histoire cauchemardesque », confie-t-il à MEE.

« Ma belle-mère âgée souffrait d’une complication médicale et a dû se rendre à l’hôpital. Or apparemment, il existe une nouvelle réglementation qui stipule que tous les habitants de Bnei Brak doivent être séparés des autres patients. »

La belle-mère de Librati a été placée dans un service avec des patients atteints du coronavirus alors même qu’elle ne présentait aucun des symptômes.

« Elle les a suppliés. La veille, elle avait subi un traitement qui supprime son système immunitaire. Si elle attrape le virus, cela pourrait lui coûter la vie. Ils n’y ont pas prêté attention », affirme-t-il. 

Des membres d’une famille juive ultra-orthodoxe équipés de masques marchent sur un trottoir à Bnei Brak (Reuters)
Des membres d’une famille juive ultra-orthodoxe équipés de masques marchent sur un trottoir à Bnei Brak (Reuters)

Ce sont des exemples relativement courants de la stigmatisation à laquelle les haredim israéliens sont désormais confrontés. Beaucoup d’autres sont bien plus graves.

Israël compte plus de 9 400 cas confirmés de COVID-19 et 73 décès. À Jérusalem, environ la moitié des personnes infectées proviennent de la minorité ultra-orthodoxe.

Des décisions officielles et un discours médiatique dépeignant les communautés haredim comme des incubateurs du coronavirus ont alimenté une atmosphère où les soupçons selon lesquels tous les juifs ultra-orthodoxes sont porteurs du virus sont maintenant répandus.

La décision sans précédent d’imposer un confinement total à Bnei Brak, une ville de 210 000 habitants présentant la plus grande concentration de juifs haredim, a favorisé de nombreux mèmes populaires selon lesquels les ultra-orthodoxes propagent le COVID-19.

Dans le même temps, les principaux hôpitaux du centre du pays ont donné pour instruction à leur personnel d’isoler rapidement toutes les femmes haredim sur le point d’accoucher et de les traiter comme des patientes atteintes du coronavirus. Ces mères accouchent ensuite dans de moins bonnes conditions et sont immédiatement séparées de leur nouveau-né.

Le gouvernement discute actuellement de la possibilité d’imposer un confinement dans d’autres quartiers et communautés haredim.

Les faux pas des dirigeants haredim

Cette hostilité envers la communauté haredi a des origines particulières.

Depuis l’apparition du coronavirus en Israël le mois dernier, les dirigeants haredim ont commis toutes les erreurs possibles et imaginables en réponse à la situation.

Les principaux hôpitaux du centre du pays ont donné pour instruction à leur personnel d’isoler rapidement toutes les femmes haredim sur le point d’accoucher et de les traiter comme des patientes atteintes du coronavirus

Tout d’abord, ils ont ignoré les mises en garde en ne tenant pas compte du danger et en exhortant la communauté ultra-orthodoxe à maintenir une routine normale. L’autorité religieuse suprême de la communauté haredi, le rabbin Chaim Kanievsky, a notamment ordonné la poursuite de l’étude régulière de la Torah pour les étudiants adultes dans les yechivas et les enfants dans les heders (écoles élémentaires), citant le principe ancien selon lequel le texte sacré constitue la protection et le salut ultimes.

Par coïncidence, l’actuel ministre israélien de la Santé, Yaakov Litzman, est également le chef de Judaïsme unifié de la Torah, un parti politique haredi.

Son incapacité à faire face au danger imminent et ses efforts déployés dans le but d’exempter les synagogues de l’interdiction des rassemblements de masse démontrent plus que toute autre chose la défaillance des dirigeants politiques haredim dans cette crise.

Les résultats sont sombres. Les villes haredim sont devenues des points chauds de la pandémie, avec une incidence plus élevée de la maladie à la fois en termes absolus et en proportion par rapport à leur population.

Ce n’est que lorsque des habitants des enclaves haredim ont commencé à mourir du virus que les dirigeants se sont réveillés – il était alors bien trop tard.

Alimentées par ces faux pas et ces débordements, les généralisations très dures sur les ultra-orthodoxes sont désormais courantes dans le discours public, exprimées notamment par des personnes ayant toujours eu une opinion négative de la minorité.

Pour les ultra-orthodoxes israéliens, le jour d’après est une perspective non moins effrayante que le coronavirus en lui-même. Ils appréhendent le risque d’être massivement discriminés, humiliés et ostracisés.

L’Israélien moyen a de toute façon du mal à comprendre les complexités de la vie des haredim et n’a donc que peu d’éléments pour comprendre la grave fracture que représente la situation actuelle.

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Cette nouvelle épidémie va à l’encontre de tous les aspects fondamentaux de la vie quotidienne des haredim, qui se rassemblent, prient en public et côtoient sans cesse leur famille élargie et leurs amis.

Dans une famille typique de Bnei Brak, le père, la mère et neuf enfants vivent dans un appartement de trois pièces qui s’est progressivement agrandi grâce à une accumulation de rénovations douteuses sur le plan juridique. Le balcon a été fermé, tandis que les trois pièces d’origine sont devenues cinq box constitués de cloisons en plaques de plâtre.

Tous ceux qui y vivent sont complètement déconnectés d’internet. Culturellement, cette famille n’est pas faite pour vivre à la maison. En général, les enfants sont toujours à l’école et les jeunes adultes fréquentent leur yechiva. En dehors de cela, leur connexion avec le monde extérieur se limite aux grands événements familiaux, à des passages réguliers aux bains rituels, les mikvés, mais aussi – pour les hommes – à trois rassemblements par jour dans le centre de la vie quotidienne : la synagogue.

Dans ce contexte, garder les enfants occupés pendant des semaines dans un tel foyer, sans Netflix ni jeux vidéo, constitue une tâche herculéenne. De même, il est de plus en plus délicat d’habiller et de nourrir une famille lorsque les déplacements sont limités.

Une ville fantôme

Vendredi dernier, MEE a fait un tour en voiture à Bnei Brak. Alors que le soleil se couchait, un voile de tristesse semblait s’étendre dans le ciel.

En temps normal animée – ses rues grouillent de jeunes enfants adorables dans leur plus belle tenue de shabbat, de jeunes filles en longue jupe et aux cheveux tressés, d’hommes au chapeau garni de fourrure caractéristique qui pressent le pas entre le mikvé et la synagogue –, Bnei Brak ressemblait à une ville fantôme. Les rues étaient complètement désertes. Sur tous les balcons exigus, des enfants en quête d’une bouffée d’air frais regardaient à travers la grille.

Dans certains quartiers densément peuplés, la version haredi du nouveau phénomène international des chants sur les balcons se manifestait. Des haut-parleurs géants diffusaient des mélodies de shabbat, dont certaines étaient entonnées et jouées en direct par des chanteurs et des musiciens de mariage qui essayaient d’apporter un peu de joie à leurs voisins déprimés.

De nombreuses personnes se joignaient aux chants qui finissaient par se mêler au son chaleureux des cornes de brume du vendredi soir annonçant le début officiel du shabbat.

À Bnei Brak, des haredim israéliens discutent à bonne distance (MEE/Yisrael Frey)
À Bnei Brak, des haredim israéliens discutent à bonne distance (MEE/Yisrael Frey)

Ce mercredi, le grand soir est arrivé : la veille de la Pâque.

Les préparatifs des célébrations comprennent habituellement des festivités de plusieurs journées qui consistent à chasser de la maison toute trace de hamets (miettes d’aliments qui ne sont pas casher pour la Pâque), à acheter de nouveaux vêtements et des cadeaux et, surtout, à se fournir continuellement en denrées alimentaires. Pour éviter toute consommation accidentelle de hamets, les familles ont coutume d’organiser un énorme approvisionnement en nourriture appropriée qui durera toute la semaine de fête.

Dans cette ville surpeuplée et pauvre où, même en temps ordinaire, la vie se vit au jour le jour, le garde-manger pascal est constitué à l’aide d’achats organisés et de rabais.

Il existe également une tradition appelée kimcha defischa (de l’araméen signifiant « la farine de la Pâque »), soutenue par des juifs aisés du monde entier qui effectuent des dons caritatifs garantissant aux habitants des provisions pour les célébrations.

À chaque coin de rue des villes haredim sont dressés des kiosques de distribution avec des montagnes de légumes, de viande, de poisson et de matsa (pain non levé), entre autres produits. Un flux régulier d’habitants apparaît pour collecter de la nourriture pour leur famille.

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Cette année, la ville est silencieuse, assiégée, personne ne passe. Des postes de contrôle sont érigés dans ses rues, des soldats et des policiers patrouillent. Toute activité est étouffée.

Le gouvernement a réussi à fermer hermétiquement Bnei Brak, mais ne semble pas avoir réfléchi sérieusement à des solutions alternatives pour ses habitants. Aucun don n’arrive des juifs aisés du monde entier, les grandes surfaces des banlieues voisines sont inaccessibles et la peur est immense.

On dirait que presque tous les ménages comptent une personne atteinte du coronavirus ou du moins une personne présentant des symptômes.

Plus de 1 300 personnes ont été testées positives dans la ville, mais le nombre réel de cas est probablement beaucoup plus élevé. Certains refusaient les tests par crainte d’être séparés de force de leurs enfants pour la Pâque. Aucune disposition n’a été prise par les autorités pour les enfants abandonnés par des parents contraints à l’isolement.

Lors du séder, rituel de Pâque, organisé par mes parents, presque chaque année, de nouvelles générations d’enfants et de petits-enfants font la fête ensemble. Cette année, mes parents sont seuls.

La plupart des familles haredim célébreront aussi la Pâque seules, le sol s’effritant sous leurs pieds. Le lien familial étendu, le socle communautaire, le soutien financier, tout cela manque à l’appel et cette souffrance humaine s’accompagne d’un nouveau sentiment de persécution.

Les gens des quartiers voisins, qui regardent Netflix et se retrouvent sur Zoom, voient en leurs voisins haredim les responsables de tous les maux du monde actuel : « Allez-vous-en, les lépreux ! Nous ne voulons pas vous entendre chanter “Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ?” à la veille de la Pâque. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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