En Palestine, vos opinions peuvent vous conduire en prison
Ramallah, PALESTINE – Le 7 juin à 2 heures du matin, Taher al-Shamali s’est connecté et a posté : « J’ai décidé de supprimer mon compte Facebook. Portez-vous tous bien. »
Peu de temps après, le journaliste palestinien a été arrêté par le Service palestinien de sécurité préventive à son domicile à Kafr Aqab, près de Ramallah. Son crime, affirment ses avocats et des groupes de défense des droits de l’homme, est d’avoir critiqué l’Autorité palestinienne.
Et son arrestation n’a pas fait figure d’exception. Nasser Jaradat, jeune activiste et étudiant, a été arrêté le même jour au domicile de sa famille à Ramallah.
Les deux hommes avaient critiqué via Facebook Jibril Rajoub, membre du Comité central du Fatah, le parti au pouvoir de l’Autorité palestinienne (AP).
Ils ont publié ces commentaires suite à une interview de Rajoub dans laquelle il déclarait que le Mur occidental de Jérusalem, qui est sacré pour les musulmans comme pour les juifs, devait rester sous souveraineté juive à l’issue de tout accord de paix.
Si Shamali semble avoir supprimé ses commentaires de Facebook, la publication de Jaradat est toujours visible. Il s’y montre très critique envers Jibril Rajoub, l’accusant de trahir les intérêts palestiniens, et déclare : « La prochaine étape est une révolution populaire de ceux qui ne sont pas satisfaits de faire partie de votre réseau. »
Les deux hommes sont accusés d’« incitation à la haine sectaire », d’après leur avocat, Mohannad Karajah, qui affirme que les charges sont injustifiées.
« C’est contraire à leur droit à la liberté d’expression et contraire à la liberté de la presse, a-t-il déclaré à Middle East Eye. Ce sont des accusations politiques. Le droit à la liberté d’expression est inscrit dans notre Constitution et on doit pouvoir publier ce que l’on veut. »
Le père de Nasser Jaradat, Atef, a partagé cet avis. Il a expliqué que son fils étudiait l’ingénierie à l’Université ouverte d’al-Quds et travaillait dans un café, essayant de reconstruire sa vie après avoir passé trois années dans une prison israélienne.
« Ils essaient de nous enlever notre liberté d’expression, a-t-il déclaré. Le Service de sécurité préventive arrête de nombreux jeunes et veut nous empêcher d’exprimer des critiques. »
Une demande de commentaire formulée auprès de l’AP est demeurée sans réponse.
Ces arrestations mettent clairement en relief le bilan de l’Autorité palestinienne en matière de droits de l’homme ainsi que son impopularité à une période où le gouvernement palestinien manœuvre dans le but de profiter du désir du président américain Donald Trump de conclure un accord de paix entre Palestiniens et Israéliens.
« Le Service de sécurité préventive arrête de nombreux jeunes et veut nous empêcher d’exprimer des critiques »
– Atef Jaradat, père d’un jeune homme arrêté en raison d’une publication sur Facebook
Le mandat du président palestinien Mahmoud Abbas était censé se terminer en 2009, mais suite à la scission entre le Fatah en Cisjordanie et le Hamas à Gaza, aucune élection nationale n’a été organisée depuis 2005.
Dans un sondage effectué en mars par le Centre palestinien pour la recherche politique et les études d’opinion, 64 % des personnes interrogées se sont prononcées en faveur de sa démission.
Alors que le président n’a cessé de gagner en impopularité, les forces de sécurité palestiniennes ont sévi contre ceux qu’elles considèrent comme des opposants politiques, en particulier les individus associés au Hamas ou à Mohammed Dahlan, un homme politique du Fatah en exil qui, selon des informations régulièrement relayées, tenterait de se positionner en tant que successeur d’Abbas.
Jeudi dernier, l’AP a interdit onze sites web considérés comme proches du Hamas et de Dahlan.
La Commission indépendante pour les droits de l’homme, un organisme palestinien qui surveille l’Autorité palestinienne, a déclaré avoir rendu compte de quinze cas d’atteintes à la liberté d’opinion et d’expression, à la liberté de la presse et à la liberté de réunion pacifique en Cisjordanie au cours des trois premiers mois de cette année, dernière période pour laquelle des chiffres étaient disponibles.
Des cas de torture déplorés
De nombreux Palestiniens arrêtés par les forces de sécurité palestiniennes se sont plaints d’avoir été torturés.
Ahmed (nom d’emprunt) a déclaré à Middle East Eye qu’il avait été arrêté en novembre 2014 après avoir publié des critiques contre le président et l’AP sur Facebook. « J’ai été emmené au poste de police, puis à la prison de Beitunia. Dix hommes ont commencé à me battre en me donnant des coups de poing et des coups de pied », a-t-il raconté.
« Ils m’ont mis contre le mur en shabeh et j’ai dû rester dans cette position pendant peut-être six heures. Je ne pouvais faire aucun mouvement. »
Le shabeh consiste à enchaîner les mains et les jambes d’un prisonnier sur une chaise inclinée vers l’avant pour qu’il ne puisse pas s’asseoir dans une position stable et à le laisser ainsi pendant de longues périodes.
« Ils m’ont mis contre le mur en shabeh et j’ai dû rester dans cette position pendant peut-être six heures. Je ne pouvais faire aucun mouvement »
– Ahmed, ancien prisonnier détenu par l’AP
Après s’être vu refuser l’accès à un avocat pendant les trois premiers jours de son emprisonnement, Ahmed a finalement été accusé de diffamation à l’encontre d’un fonctionnaire public et condamné à une peine de trois mois de prison, suspendue par le paiement d’une amende. Il a passé 31 jours en détention provisoire.
« J’ai entendu parler des cas de Jaradat et Shamali, a-t-il déclaré. C’est exactement la même chose que ce qui m’est arrivé. C’est mal. L’AP ne devrait pas arrêter des gens à cause de leurs opinions politiques. »
Karajah, l’avocat, a indiqué que Jaradat et Shamali avaient déclaré lors des visites en prison qu’ils n’avaient pas été maltraités, mais qu’un responsable des services de renseignement palestiniens était présent dans la salle pendant les visites.
Un tribunal de Ramallah a rejeté jeudi dernier pour la troisième fois une demande de libération sous caution de Shamali et Jaradat.
Arrêtés pour une opinion
Omar Shakir, directeur de recherches de Human Rights Watch pour Israël et la Palestine, a déclaré à Middle East Eye que l’organisation avait rendu compte d’actes de torture et de mauvais traitements infligés par l’AP depuis sa création.
« L’Autorité palestinienne continue de procéder à des arrestations arbitraires sur la base de critiques politiques, d’une affiliation au Hamas ou d’une opposition au gouvernement actuel », a affirmé Shakir.
« Les autorités ont poursuivi entre autres des activistes, des journalistes et des étudiants qui s’étaient exprimés pacifiquement, en s’appuyant sur des lois anciennes dont les peines comprennent l’incarcération. »
Il a déclaré que par ses agissements, l’Autorité palestinienne avait enfreint ses obligations en vertu des traités internationaux sur la liberté d’expression et les droits des détenus qu’elle a ratifiés en 2014.
Mohannad Karajah a accusé les autorités d’avoir lancé récemment une « campagne » d’arrestations. L’avocat a ajouté qu’il représentait également des étudiants de l’Université de Beir Zeit affiliés au Hamas. Il a précisé que certains d’entre eux étaient détenus sans inculpation ni procès.
Omar Shakir a appelé les États extérieurs à faire pression sur l’Autorité palestinienne afin qu’elle réforme ses méthodes.
« Les États qui financent et forment les forces de sécurité palestiniennes, y compris les États-Unis, doivent utiliser leur influence pour faire en sorte que les membres des forces de sécurité palestiniennes respectent les droits de l’homme dont doivent jouir les personnes qu’ils sont censés servir. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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