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France : le projet de loi sur l’immigration inquiète les défenseurs des droits des étrangers

Depuis un an, le ministre français de l’Intérieur promet une loi pour mieux « contrôler l’immigration ». Reporté plusieurs fois, le texte devrait finalement être examiné par le Parlement cet automne. Mais dans les faits, les autorités durcissent déjà le ton contre les étrangers
La cour du Centre de rétention administrative de Vincennes, à l’est de Paris, le 18 septembre 2019 (AFP/Stéphane de Sakutin)
Par Céline Martelet à VINCENNES, France et Alexandre Rito

Planté au bord d’une autoroute, le Centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, en région Île-de-France, ressemble, de l’extérieur, à une prison. Le bâtiment vétuste est entouré d’un haut grillage et de barbelés. Pour y accéder, il faut emprunter une route laissée à l’abandon, bordée de mauvaises herbes séchées par la chaleur des derniers jours.

Rien n’indique que le CRA se trouve là, au bout de cette route. Comme s’il fallait cacher ce lieu où sont retenues 235 personnes, qui peuvent y rester au maximum 90 jours d’affilée. Toutes sont en attente d’expulsion après s’être vu notifier par la préfecture de police de Paris une « obligation de quitter le territoire français (OQTF) ».

Karim* est enfermé dans ce CRA depuis le 4 juin. « Les gens deviennent fous ici », lâche l’Algérien de 43 ans dès les premiers instants de son entretien sur place avec Middle East Eye. Il raconte avoir été arrêté par la police après s’être interposé lors d’une bagarre dans la rue.

En situation irrégulière, après une garde à vue, la préfecture de police de Paris lui a notifié une OQTF pour « menace à l’ordre public ». Direction le CRA de Vincennes en vue de son expulsion.

Sauf que dans le cas de Karim, depuis le mois de mars dernier, l’Algérie refuse de délivrer des laissez-passer pour le retour de ses ressortissants depuis la France dans le cadre d’un bras de fer avec Paris. Karim ne peut donc pas être expulsé vers son pays d’origine, mais les autorités françaises le maintiennent en rétention.

« Vous savez pourquoi ils me gardent ici ? », s’interroge Karim. Il assure n’avoir eu aucune information depuis son arrivée sur place.

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Karim n’est pas le seul dans ce cas. Selon plusieurs avocats spécialisés dans le droit des étrangers, plusieurs dizaines d’Algériens seraient ainsi retenus, coincés dans les méandres de l’administration française, qui applique depuis plusieurs mois le durcissement voulu par le ministère de l’Intérieur.

En novembre dernier, dans une circulaire adressée aux préfets, Gérald Darmanin leur a donné de nouvelles instructions : « Je vous demande d’appliquer à l’ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants. » Pour ce faire, le ministre de l’Intérieur les appelle à délivrer les OQTF « à l’issue d’une interpellation ou d’un refus de titre de séjour » et d’« exercer une véritable ‘’police du séjour’’ ».

La détresse des retenus du CRA de Vincennes

Dans un rapport publié en avril dernier, cinq associations de défense des droits des étrangers dont la Cimade dénoncent la politique migratoire actuelle de la France et écrivent : « Des dérives ont été particulièrement importantes cette année du fait des directives claires du ministère de l’Intérieur de privilégier l’enfermement dans les CRA des étrangers dont le comportement constituerait une “menace à l’ordre public”. »

La « menace à l’ordre public » est effectivement le motif mis en avant par la préfecture de police de Paris pour demander l’expulsion de Sena*.

« C’est pire que la prison ici, vous savez. La prison, tu es condamné pour quelque chose, tu connais ta peine. Au CRA, tu ne sais pas ce que tu vas devenir, tout est sale, la nourriture qu’ils nous servent est immangeable »

- Karim, Algérien détenu dans un Centre de rétention administrative

Assis dans la salle dédiée aux visites au centre de rétention de Vincennes, le jeune Ivoirien de 22 ans ne parvient plus à bouger son bras droit. « Je suis tombé, le médecin ici a dit que j’avais une fracture mais ils ne m’ont donné que des anti-douleurs », explique-t-il à MEE.

Sena devrait être expulsé vers la Côte d’Ivoire le 21 juin. Le jeune homme a la voix qui tremble lorsqu’il débute le récit de son long parcours d’exil. Un parcours fait de souffrance, d’angoisse.

En 2015, il quitte la Côte d’Ivoire pour rejoindre la France, où vit sa mère. Il n’a que 15 ans à l’époque. Il passe par la Libye, où il est kidnappé par une milice armée. Comme des milliers d’autres exilés avant lui, Sena est frappé, réduit à l’esclavage. Sa voix tremble encore un peu plus lorsqu’il essaie d’expliquer cet enfer libyen. Traumatisé, le jeune homme n’arrive pas à trouver les mots.

En avril 2016, des passeurs le font monter dans une embarcation de fortune. « Un bateau pneumatique, on était une soixantaine. Il y avait des Sénégalais et des Soudanais aussi », se souvient Sena en se tordant les doigts avec angoisse. Au bout de 24 heures, il est sauvé en mer par l’ONG SOS Méditerranée.

Des larmes coulent sur son visage, sans un bruit. Sena s’essuie avec son débardeur et poursuit : « Toute ma famille est en France, je ne connais personne en Côte d’Ivoire, si je suis expulsé là-bas, je dormirai dans la rue. »

Sena a décroché un BEP en France, il avait fait une demande de carte de séjour mais la lenteur de l’administration française l’a laissé dans un vide juridique.

En mai dernier, Sena tente avec un ami de voler un pull pour l’enfant de ce dernier dans un magasin parisien, un agent de sécurité appelle la police. Les deux jeunes hommes paient le vêtement mais Sena est arrêté. En situation irrégulière, il est envoyé au CRA de Vincennes.

Un policier monte la garde pendant qu’un homme prie au Centre de rétention administrative de Vincennes, le 18 septembre 2019 (AFP/Stéphane de Sakutin)
Un policier monte la garde pendant qu’un homme prie au Centre de rétention administrative de Vincennes, le 18 septembre 2019 (AFP/Stéphane de Sakutin)

Karim, installé juste à côté de Sena, tente de le réconforter mais lui aussi ne trouve pas les mots. « C’est pire que la prison ici, vous savez. La prison, tu es condamné pour quelque chose, tu connais ta peine. Au CRA, tu ne sais pas ce que tu vas devenir, et tout est sale, la nourriture qu’ils nous servent est immangeable », explique l’Algérien à MEE.

Contactée, la préfecture de police de Paris n’a pas donné suite aux questions de Middle East Eye sur la situation au sein du centre de rétention.

À plusieurs reprises ces dernières années, les étrangers en attente d’expulsion ont organisé des grèves de la faim pour dénoncer ces conditions de rétention. En vain.

En mai dernier, un Égyptien a été retrouvé mort dans le bâtiment 2 du CRA de Vincennes. Malade, il réclamait depuis plusieurs jours de voir un médecin ; des témoins assurent qu’il a été frappé par les policiers. Une enquête est en cours pour « établir les causes et circonstances du décès ».

Un projet de loi sur l’immigration reporté mais pas abandonné

« Il faut qu’on avance. Les Français ont besoin d’un texte fort sur l’immigration pour lutter contre l’immigration irrégulière. » Le 18 avril dernier, en direct sur la chaîne d’information LCI, le ministre de l’Intérieur s’est montré très clair. Ce texte, il y tient. Il le portera l’automne prochain devant le Parlement.

Gérald Darmanin s’est d’ailleurs trouvé un allié de poids au sein du gouvernement : Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie. « Nos compatriotes, légitimement, en ont ras-le-bol de la fraude [aux prestations sociales]. […] C’est l’argent du contribuable. Ils n’ont aucune envie de voir que des personnes peuvent en bénéficier, le renvoyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’elles n’y ont pas droit. »

Invité sur BFMTV, le ministre vient ainsi de donner des gages de fermeté aux députés de droite. En mars dernier, en pleine crise sur la réforme des retraites, le président Emmanuel Macron avait dû mettre en pause les discussions sur ce texte controversé. La droite et l’extrême droite le jugent insuffisant, la gauche parle d’une loi qui vient dégrader encore un peu plus le droit des étrangers en France.

« Cela fait vingt ans qu’on fait face sans cesse à des lois qui dégradent un peu plus leurs droits en France. Ce sont des boucs émissaires »

- Loïc Bourgeois, avocat en droit des étrangers

Ce projet de loi prévoit notamment de créer un titre de séjour dédié aux métiers « en tension », de conditionner l’obtention d’une carte de séjour à un niveau supérieur de français ou encore de faciliter l’éloignement des étrangers représentant une « menace pour l’ordre public ».

Plus récemment, le gouvernement s’est déjà dit ouvert à plusieurs propositions formulées par la droite, comme l’ouverture des prestations sociales à partir de cinq ans de résidence en France et pas avant.

« On a un texte à l’équilibre dans notre groupe », assure Sylvain Maillard, vice-président du groupe Renaissance (majorité présidentielle) à l’Assemblée nationale. « La difficulté, c’est de trouver une majorité au-delà, il va falloir qu’on aille la chercher un peu à gauche, un peu à droite », poursuit le député proche d’Emmanuel Macron.

De leur côté, les associations de défense des droits des étrangers se désespèrent. « Si on était cyniques, on pourrait dire qu’on s’habitue », confie à MEE Loïc Bourgeois, avocat en droit des étrangers à Nantes.

« Cela fait vingt ans qu’on fait face sans cesse à des lois qui dégradent un peu plus leurs droits en France. Ce sont des boucs émissaires. Donc, on est habitués à recevoir des coups lorsqu’on se bat pour les défendre, mais cela est épuisant et déprimant voire démoralisant, c’est une certitude. »

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Autre source d’inquiétude : les droits des demandeurs d’asile. « On a déjà dans des procédures, lors de recours devant le tribunal administratif, des agents du ministère de l’Intérieur qui viennent par exemple soutenir par écrit et par oral que le pouvoir des talibans n’est pas si puissant à Kaboul », raconte à MEE Fleur Pollono, avocate à Nantes.

« C’est très inquiétant parce que soit ils ne sont pas au courant, soit ils le savent et ils minimisent volontairement le risque pour les personnes sur place. Dans ce cas, le ministère de l’Intérieur ment ouvertement. »

Dans une procédure que MEE a pu consulter, ce ministère écrit par exemple au sujet de l’Afghanistan : « La capitale du régime taliban a déménagé de Kaboul à Kandahar dans le sud du pays, ce qui est un signe d’affaiblissement du pouvoir. » Or les talibans restent très puissants en Afghanistan, ils ont par exemple formellement interdit au début de l’année aux femmes de travailler pour des ONG.

* Le prénom a été modifié.

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