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Guerre toxique : les roquettes chimiques artisanales sont une menace croissante de l’EI

Les attaques contre Sinjar soulignent les dangers que posent les armes artisanales remplies de gaz pour des combattants kurdes mal équipés pour s’en protéger
Les forces kurdes à Sinjar ont été attaquées avec des bombes chimiques au cours des dernières semaines (AFP)

ERBIL – Les hommes stationnés dans la ville dévastée de Sinjar, dans le nord de l’Irak, venaient de terminer leur déjeuner lorsqu’ils ont été surpris par un sifflement au-dessus de leurs têtes.

Les roquettes ont commencé à percuter la route et à déchirer l’asphalte, leurs ailettes sortant du sol comme l’empennage surdimensionné de flèches.

Cependant, les roquettes n’ont pas explosé comme elles auraient dû et l’effet de souffle a été très limité. Au lieu de cela, une forte odeur a commencé à se dégager de la route brûlée.

« Au début, nous n’avons rien senti, nous avons juste remarqué une odeur désagréable. Mais après quelques heures, nous avons commencé à nous sentir mal et à vomir », a rapporté à Middle East Eye Ahmed Musa, un policier irakien qui a observé les roquettes tomber près de son commissariat le 25 février.

Ces roquettes n’étaient pas conçues pour exploser, mais pour empoisonner ceux qui étaient assez malchanceux pour être proches de l’impact. Leur contenu était chimique.

Une roquette artisanale sur la route après l’attaque de Sinjar (MEE)

Le groupe État islamique (EI) avait déjà fait usage d’agents chimiques en Irak auparavant, tirant des obus de mortier remplis de gaz sur les lignes kurdes près de Sinjar le même mois. Mais cette fois, le groupe a élargi sa gamme par l’utilisation de roquettes artisanales, connues en Irak sous le nom de Katioucha, en référence à un système de missile russe.

« Nous pensons qu’elles sont produites localement. C’est plutôt évident, elles ne sont faites que de simples tuyaux », a indiqué à MEE Mohammed Ilias, major au sein de l’agence kurde de sécurité intérieure, les Asayesh, que l’attaque a rendu malade.

En tout, 19 Katioucha sont tombées, selon Dave Eubanks de l’organisation humanitaire Free Burmese Rangers, qui a été témoin de l’attaque. Ce bilan a été corroboré par Ilias, qui figurait parmi les 27 membres de son unité à avoir eu besoin de soins.

À mesure que le gaz s’est propagé dans l’air, il a été inhalé par plus d’une centaine d’agents de sécurité kurdes et irakiens ; l’hôpital de Sinjar a bientôt été submergé par des patients souffrant de maux de tête, de nausées et de vomissements.

Environ 170 victimes du gaz ont été traitées jeudi et vendredi dernier, selon le personnel de l’hôpital, qui leur a fait des injections d’hydrocortisone et leur a fourni des masques à oxygène.

Isolée et vulnérable

Située dans un coin reculé du nord de l’Irak, Sinjar est l’une des sections les plus isolées de la ligne de front kurde qui s’étend sur plus de 1 000 km d’est en ouest. La ville reste largement abandonnée après avoir été libérée de l’EI en novembre, mais les combattants du groupe sont encore assez proches pour lancer des attaques.

Les stocks de matériel médical ayant été épuisés par l’attaque au gaz, le personnel de l’hôpital est préoccupé par les contre-attaques.

« Nous n’avons pas grand-chose à l’hôpital. Daech attaquera peut-être ce soir ou demain, et alors nous aurons un problème », a déclaré Kalesh Edo, infirmier à l’hôpital.

Les combattants kurdes et les unités de la police irakienne à Sinjar sont mal préparés pour faire face à des gaz toxiques. Ils n’ont pas de masques à gaz ou de vêtements traités pour résister à leurs effets.

« Nous n’avons aucune protection », a déclaré Dilshad Anjo, membre des Asayesh, qui a passé quatre heures à l’hôpital pour y être soigné. « Je pense que cela va se reproduire et je suis inquiet. »

Ce dernier a de bonnes raisons d’être inquiet. L’attaque à la Katioucha a été précédée d’une attaque au gaz le 11 février, au cours de laquelle une trentaine d’obus de mortier ont frappé des combattants peshmergas kurdes tenant la ligne de front à la périphérie de la ville, a déclaré Eubanks.

Des centaines de personnes affectées

Au total, 175 peshmergas sont tombés malades du fait de l’attaque, selon Matthew Barber, qui dirige Yazda, une organisation qui soutient la minorité yézidie de Sinjar. Deux jours plus tard, le 27 février, quelques obus de mortier remplis de gaz ont atteint des positions peshmergas dans les villages aux alentours.

Sinjar, qui a été reprise par les forces kurdes l’année dernière, reste une cible majeure pour l’EI, même si cette ville est devenue un symbole du revers de fortune militaire du groupe.

En août 2014, le groupe a pris d’assaut les plaines qui entourent la ville, capturant rapidement la zone après la retraite des peshmergas.

Les combattants de l’EI ont rattrapé la population locale yézidie qui fuyait, tuant et asservissant des milliers de personnes, et ont monté un siège devant le mont Sinjar, où les habitants qui restaient ont mis en place une défense désespérée. Environ 3 000 femmes et enfants yézidis sont toujours retenus par l’EI.

Lorsque les Kurdes ont repris la ville, ils ont coupé une ligne d’alimentation vitale entre Mossoul et Raqqa en Syrie, les villes les plus importantes du califat auto-proclamé de l’EI.

Pourtant, la ville demeure à distance de frappe de l’EI et de ses Katioucha, ce qui empêche la population locale, à l’exception d’une poignée de familles yézidies, de revenir.

« La menace EI reste visible et proche des Yézidis et beaucoup perdent l’espoir d’un retour à une vie normale », a déclaré Barber.

Bombes-tuyaux volantes

Edo, l’infirmier à l’hôpital local, a indiqué qu’on ne savait pas à ce stade si les roquettes du 25 février avaient été remplies de gaz moutarde ou de chlore avant analyse des échantillons.

Mais heureusement pour les Kurdes, personne n’est mort dans les attaques puisque l’EI n’a pas les moyens d’acheminer le gaz sous une forme plus sophistiquée.

« Le mode d’acheminement est si grossier qu’il tend à dissiper les produits chimiques avant qu’ils puissent être concentrés dans une zone assez restreinte pour tuer des gens. Ils leur manquent la technologie d’explosion suffisante pour rendre leurs armes plus meurtrières », a déclaré Michael Stephens, chercheur au Royal United Services Institute (RUSI).

Les attaques au gaz de l’EI visent à désorganiser les lignes ennemies, mais l’utilisation du gaz est aussi en train de devenir un moyen de terroriser à un moment où la force militaire du groupe décline.

La simplicité des armes chimiques et des systèmes d’acheminement de l’EI rend également difficile pour la coalition d’empêcher leur fabrication. Le chlore et les agents du gaz moutarde peuvent être produits à partir de produits chimiques de base, tandis que les Katioucha ne sont guère plus que des tuyaux volants.

Les armes primitives sont difficiles à repérer dans les airs et peuvent être dissimulées assez facilement avant leur utilisation.

« C’est extrêmement difficile à empêcher. Il s’agit d’un groupe qui contrôle de larges pans de territoire », a déclaré Malik Ellahi, un porte-parole de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

La coalition prête une grande attention au programme d’armes chimiques de l’EI et cherche à le frapper partout où elle le peut, selon de hauts responsables.

« Je vous le dis, c’est quelque chose que nous surveillons de très près et contre laquelle nous prenons des mesures », a déclaré le secrétaire américain à la Défense Ashton Carter à PBS le mois dernier. Carter a indiqué que des avions avaient déjà frappé des endroits où la coalition soupçonnait la présence d’armes chimiques.

Toutefois, tant que le groupe contrôle de grands pans de Syrie et d’Irak, il trouvera probablement des moyens de produire des gaz toxiques, et peut même trouver des façons de créer des charges létales.

En dépit de la campagne aérienne de la coalition, l’EI s’est révélé apte à maintenir une production stable d’engins explosifs improvisés (EEI), de mines artisanales et de charges explosives qui sont responsables de la majeure partie des victimes kurdes, et il continue d’en développer des versions plus complexes et plus meurtrières.

Les attaques chimiques sont appelées à devenir une caractéristique de plus en plus commune de l’arsenal du groupe, selon les spécialistes.

« Je m’attends à ce que les attaques continuent et je pense qu’elles vont s’intensifier », a déclaré Stephens. « L’EI a montré qu’il est prêt à utiliser des armes chimiques dans des offensives s’il en a les moyens. S’il a le dos au mur notamment, j’imagine que ce pourrait alors être un modus operandi. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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