Le douloureux destin de soldats tunisiens d’Indochine et de leurs épouses vietnamiennes
Parce que Napoléon III a décidé, en 1858, de coloniser méthodiquement la péninsule Indochinoise, Mustapha Rezgui et Lê Thi Tam filent depuis plus de 50 ans le parfait amour dans leur modeste maison en bordure de forêt au sud de Tunis.
Lê Thi Ninh, elle, a appris à ne plus avoir peur des « méchants musulmans », tandis que Vu Thi Xe s’est plongée dans le dialecte tunisien et le Coran avec délectation.
De 1947 à 1954, 122 920 soldats venus du Maghreb, sous domination de la France, soit un quart des combattants mobilisés par la puissance coloniale, ont combattu en Indochine.
Les Marocains représentaient l’écrasante majorité. Le 4e Régiment de tirailleurs tunisiens (4e RTT) a envoyé deux bataillons dans la région de Phan Thiêt (au Sud Vietnam). Un certain nombre se sont mariés sur place et ont eu des enfants.
Parmi eux, Mustapha Rezgui, Salah Debiche, époux de Lê Thi Ninh, et Ali Darragi, marié à Vu Thi Xe.
Ces trois hommes étaient issus de familles paysannes pauvres, comme 79 % des soldats tunisiens. Aujourd’hui, les familles Rezgui et Debiche évoquent un enrôlement de force par l’armée française. Ali Darragi serait, lui, parti sur un coup de tête, après une déception amoureuse.
Pour l’historien Michel Bodin, auteur du livre Les Africains dans la guerre d’Indochine 1947-1954, l’armée française n’a pas eu besoin d’avoir recours à la force car « il y avait une immense possibilité de recrutement chez les hommes qui voulaient retrouver l’armée [après avoir combattu durant la Seconde Guerre mondiale], la gloire militaire, l’aventure et de l’argent régulier [6 500 francs de l’époque, soit l’équivalent en pouvoir d’achat de 400 euros], tout en fuyant la misère ou les obligations villageoises et familiales ».
Le spécialiste de la guerre indochinoise souligne aussi l’« avantage » politique de ce recours aux hommes des pays colonisés, celui « de ne pas donner à l’opinion l’idée qu’une guerre reprenait, coûteuse en hommes, en argent et en énergie alors qu’on amorçait juste la reconstruction », explique-t-il à MEE. « Autrement dit, on pourrait mener des opérations sans faire trop de vagues politiques dans une France dans laquelle s’élevaient déjà des voix hostiles à l’emploi de la force en Indochine. »
Abandonnés par l’armée française ?
Seul combattant encore en vie parmi les trois familles rencontrées, Mustapha Rezgui, alité et très malade, affirme avoir été abandonné par l’armée française à la fin de la guerre.
« Il a été blessé au dos et à la tête, en 53 ou en 54 », précise Néjib Rezgui, l’un de ses fils, à MEE. « Il a été soigné à Hanoï. C’est là qu’il a rencontré Lê Thi Tam, sa future femme, qui lui servait d’infirmière. »
Chez les Debiche, l’histoire familiale veut que le patriarche ait rencontré sa femme, Lê thi Ninh, dans un camp de prisonniers où elle officiait comme cuisinière. « C’était un camp isolé en montagne au nord du Vietnam », se remémore Henya Yenh Debiche, une des neuf enfants de la famille. « Il y avait d’autres prisonniers maghrébins. On leur a fait construire leur propre maison. Ils s’occupaient de moutons et de traire le lait. »
« L’armée française n’abandonne pas ses soldats ! », affirme Karim Cadi, chef du service des Anciens combattants et victimes de guerre au consulat de France à Tunis.
Pour expliquer que ces deux soldats – le nombre total de ces « oubliés » est très difficile à chiffrer – n’aient pas été rapatriés par bateaux comme leur frère d’armes Ali Darragi et les autres, l’ancien militaire évoque les hypothèses de désertion pour rallier le camp Viêt Minh (front d’obédience communiste pour l’indépendance du Vietnam) ou de déclaration de mort erronée.
Contacté par MEE, le ministère français de la Défense n’a pas répondu aux demandes de consultation de l’état de service de ces combattants tunisiens.
Les enfants Debiche évoquent le récit d’un jour où, prisonnier, leur père a vu débarquer un Marocain à cheval exigeant de libérer tous les Arabes.
De nombreux Marocains, communistes convaincus, sont restés épauler Hô Chí Minh, ex-président du Vietnam (1945-1969), dans sa lutte contre la France, puis contre les États-Unis.
Quand sa fille, Fadila, insistait pour savoir « comment c’était là-bas », Ali Darragi répondait d’un « quand tu rentrais dans une ruelle, tu avais peur d’en ressortir sans tête », qui mettait fin à la discussion
Les combattants Viêt Minh lâchaient de nombreux tracts appelant les Nord-Africains à arrêter de combattre « [leurs] frères » vietnamiens.
Alors que les bataillons du 4e RTT étaient stationnés théoriquement au Vietnam du Sud, Mustapha Rezgui et Salah Debiche se sont pourtant retrouvés au nord, l’un pour y être soigné, l’autre pour s’y marier.
Les enfants des soldats tunisiens interrogés ne se souviennent pas d’un père particulièrement militant. Les trois anciens combattants préféraient taire ce qu’ils avaient vu et fait en Indochine.
Quand sa fille, Fadila, insistait pour savoir « comment c’était là-bas », Ali Darragi répondait d’un « quand tu rentrais dans une ruelle, tu avais peur d’en ressortir sans tête », qui mettait fin à la discussion.
Toujours vivante, nous accueillant en habit de satin dans son logement de la cité Ezzouhour 5, en banlieue ouest de Tunis, Lê thi Ninh se souvient plus volontiers des repas à base de mouton « qui pouvaient ressembler à ceux de l’Aïd » que de politique. La France a amnistié en 1966 tous les déserteurs et les partisans des Viêt Minh.
Retours difficiles en Tunisie
Ce n’est qu’au mitan des années 1960 que Mustapha Rezgui et Salah Debiche sont revenus en Tunisie grâce à un accord entre Habib Bourguiba et Hô Chí Minh.
Ils avaient quitté une Tunisie sous protectorat pour débarquer dans un pays indépendant.
Au Maroc, Hassan II, de crainte que ces soldats, qui s’étaient frottés aux Viêt Minh, ne fassent de la propagande communiste dans son royaume, leur a offert un terrain agricole pour les éloigner de la ville et les occuper.
Habib Bourguiba, après quelques aides à leur arrivée, les a abandonnés à leur sort. Le début d’une nouvelle épreuve.
Salah Debiche est retourné en 1965 dans sa famille à Kairouan (nord-ouest) avec quatre enfants et sa femme, Lê Thi Ninh, 25 ans. Il pensait récupérer une partie de la terre de son père.
Mais ses frères l’ont accueilli froidement. Ils ont refusé de lui céder un lopin de terre, car les autorités françaises de tutelle leur avaient annoncé la mort de Salah. Le partage des terres était déjà acté. Le quadragénaire s’est alors trouvé une position de policier municipal à Tunis.
Sa femme, pétrie de stéréotypes caricaturaux sur les « méchants musulmans », est restée enfermée chez elle pendant les premières années.
« Un jour, mon père s’est mis en colère, car le repas n’était pas chaud. Il n’y avait plus de briquet pour allumer le feu et ma mère avait trop peur de sortir pour en acheter », raconte à MEE Henya Yenh, leur fille.
Les premières années, l’ambassade de la République du Vietnam a aidé les Debiche en leur apportant farine, lait et autres denrées de première nécessité pour survivre. Elle a dépêché des médecins quand Lê Thi Ninh s’est retrouvée alitée un an et demi après une très lourde chute.
Parachutée à Gafsa, au sud du pays, Fadila Darragi, née à Saigon, se souvient de journées à pleurer parce qu’on la traitait de « Chinoise » à l’école. « Je ne comprenais pas et quand je demandais à mon père, il me répondait seulement : ‘’Ce n’est rien’’. »
Ali Darragi s’était marié le 14 novembre 1955 à Saigon avec Vu Thi Xe, Sud-Vietnamienne d’alors à peine 19 ans.
Ce jour-là, deux amis soldats français de la métropole ont également épousé des Vietnamiennes, comme en attestent des photos conservées par Fadila Darragi.
« Mon père reçoit 630 euros de retraite par an versés en deux fois, alors qu’il a combattu pour la France à l’autre bout du monde ! »
- Néjib, fils de Lê Thi Tam et Mustapha Rezgui
Malgré le cessez-le-feu en 1954, les troupes françaises sont restées stationnées en Indochine jusqu’en avril 1956.
Originaire de la région rurale de Siliana, au nord-ouest de la Tunisie, Mustapha Rezgui a tenté sa chance dans la capitale à son retour.
Mais il n’a trouvé qu’un poste de garde-forestier en périphérie sud de la capitale. Au moins, le logement était inclus. Aujourd’hui encore, la bâtisse spartiate appartient à la famille après que l’un de ses fils (il a eu douze enfants) a pris la succession.
On peut y voir et surtout y sentir les plants de verveine et les bananiers plantés par sa femme, Lê Thi Tam. Le fils Néjib se fait un devoir de cuisiner du phô (soupe traditionnelle vietnamienne) et du poulet au caramel tout en ressassant son amertume : « Ma mère a perdu tout contact avec sa famille au Vietnam. Elle n’a jamais pu y retourner. »
Ce retour impossible n’est pas dû à un reniement familial. Le père de Lê Thi Tam aurait accepté assez facilement Mustapha Rezgui comme gendre, séduit par « sa gentillesse et sa force protectrice », selon le récit familial qui perdure. La perte de lien s’explique par un matérialisme des plus prosaïques. Issue d’une lignée de paysans pauvres, la famille Lê Thi Tam n’avait pas le téléphone. Au début de l’exil en Tunisie, la jeune mariée pouvait passer par le courrier diplomatique de l’ambassade, mais cette dernière a fermé ses portes dans les années 70. Les liens se sont donc mécaniquement distendus.
Néjib, qui a dû abandonner l’école à 15 ans pour aider sa famille, se désole également du sort réservé par la France à son père. « Il reçoit 630 euros de retraite par an versés en deux fois, alors qu’il a combattu pour la France à l’autre bout du monde ! », déplore-t-il auprès de MEE.
Karim Cadi précise qu’il ne s’agit pas d’une retraite en tant que telle, car Mustapha Rezgui n’est pas resté assez longtemps dans l’armée, mais plutôt d’une « récompense militaire versée deux fois par an à tous les anciens combattants quelle que soit la durée de leur service ».
« Ma mère est devenue une musulmane pratiquante »
Un neveu de Néjib aurait préféré que cette « récompense » prenne la forme d’une nationalité française. Il n’aurait ainsi pas à vivre dans un pays au bord du gouffre. « Mon grand-père aurait pu aussi rester au Vietnam. Je serais alors Vietnamien. Le pays est beaucoup plus développé qu’ici », rêve aussi tout haut le jeune homme qui baragouine quelques mots de vietnamien.
Le rapport à la langue vietnamienne est un bon indice de l’intégration des épouses. Les enfants Debiche le parlent très bien : leur mère, longtemps cloîtrée, ne s’est mise à l’arabe qu’après de nombreuses années.
Lê Thi Ninh a, par exemple, dû s’y reprendre à trois fois au moins pour réciter correctement la chahada (profession de foi islamique) à la mairie pour officialiser son mariage et obtenir ses papiers en Tunisie.
Le seul travail qu’elle a pu faire, c’est couturière à domicile. C’est en voyant faire sa mère que Henya Yenh est aussi devenue couturière, avec succès, puisqu’elle a confectionné des robes pour la famille de l’ancien président Béji Caïd Essebsi.
« Ce n’est qu’en faisant mes études en France, à Toulouse, que j’ai véritablement compris la richesse d’avoir une double culture. J’ai pu y sensibiliser mes enfants. Ma fille est fière de dire qu’elle est vietnamienne »
- Fadila Darragi, fille de Vu Thi Xe et Ali Darragi
Fadila Darragi, elle, ne parle pas le vietnamien. « Ma mère, une fois en Tunisie, a tiré un trait sur son passé. Elle a parlé arabe à la maison. Elle est devenue une musulmane pratiquante. Ce n’est qu’en faisant mes études en France, à Toulouse, que j’ai véritablement compris la richesse d’avoir une double culture. J’ai pu y sensibiliser mes enfants. Ma fille est fière de dire qu’elle est vietnamienne », témoigne-t-elle à MEE.
Divorcée d’Ali Darragi en 1980, Vu Thi Xe, décédée depuis, n’a pourtant jamais envisagé de revenir au Vietnam.
« Je n’ai jamais su pourquoi », s’interroge encore aujourd’hui sa fille. Fadila, outre les quolibets de ses camarades sur son apparence physique, garde un souvenir douloureux de son enfance, comme les célébrations chaque année de la fête du Têt (Nouvel An) à l’ambassade : « Il y avait toutes ces photos de cadavres de martyrs. Pour une petite fille, c’était violent. »
Poussée dans les études par sa mère, Fadila Darragi, géologue de formation, est aujourd’hui vice-présidente de l’Université de Tunis El Manar. Elle espère bien visiter Saigon quand sonnera l’heure de la retraite.
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