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S’aimer dans l’adversité : les mariages mixtes de Beyrouth

Épouser un Asiatique ou un Africain au Liban peut faire rejaillir des préjudices raciaux répandus
Le deuxième anniversaire d’Abel en mai 2015 (avec l’aimable autorisation de Zeid Hamdan)

Si le Liban est connu pour son hospitalité, sa nourriture et sa culture, il est aussi tristement célèbre pour ses préjugés raciaux largement partagés. Sans loi anti-discrimination en place pour protéger les personnes d’origine africaine, asiatique ou métisses, le problème ne va en s’arrangeant. 

Les mariages mixtes entre Libanais et Occidentaux sont fréquents et souvent considérés comme une option privilégiée. Selim Halwani et sa femme, en revanche, ont souvent fait l’objet de discriminations – elle est Philippine.

Selim et Imelda

Selim, 50 ans, passe dix heures par jour à conduire son taxi dans la folle circulation de Beyrouth, avant de rentrer chez lui auprès d’Imelda, 46 ans, sa femme philippine et leurs trois enfants.

Imelda est venue à Beyrouth pour travailler comme domestique. Dans ce secteur, les relations entre les employeurs libanais et les employés originaires de pays comme le Sri Lanka, le Népal, l’Éthiopie et les Philippines se révèlent être souvent antagonistes et abusives. 

Les domestiques de sexe féminin travaillent selon le système de la kafala, que le Liban a en commun avec les pays du Golfe, et selon lequel elles se retrouvent directement parrainées par leurs employés et ne bénéficient pas des protections garanties par les lois du travail du pays. Les rapports faisant état d’employeurs confisquant les salaires de leurs employées, rossant leurs domestiques ou même les retenant en otage – ainsi que les annonces de suicides de domestiques ayant sombré dans le désespoir – sont fréquents.

« Je n’aime pas dire que maman est philippine », confie Rita, 15 ans, la seconde de Selim et Imelda. « On me dit que je ne ‘’suis pas libanaise’’, alors je ne le dis pas. Je n’aime pas qu’on m’appelle la Chinoise », se plaint-elle. « Ça arrive à l’école, partout, et ça me rend triste. Je garde pour moi ce que je ressens face à ce harcèlement et j’ai appris à ne pas être raciste. Je n’aime pas me moquer des autres. »

L’adolescente souhaiterait devenir traductrice ou réalisatrice de films, mais pas au Liban. « Le Liban est terrible ! La crise des poubelles... pas de président... c’est un endroit où même avec une licence on ne trouve pas de travail », ronchonne-t-elle. « J’aime l’Italie et la France et j’aimerais découvrir le Sri Lanka.”

Comme ses frères, elle adore la cuisine de sa mère : « C’est ce que je préfère et ce qui me connecte à la culture de ma mère ».

Francisco, le cadet âgé de 12 ans, adore les maths et aime jouer à des jeux sur son téléphone. Son sport quotidien consiste en « dix pompes seulement », précise-t-il.

Sa mère lui parle des Philippines. Comme de nombreux métis, il rêve de quitter le Liban. « Aux États-Unis, il n’y a pas de coupures de courant comme celles que nous subissons chaque jour ici pendant trois heures. Ici le coût de la vie est élevé. Je n’aime rien au Liban », tranche-t-il.

Contrairement à sa sœur, quand on l’interroge sur son apparence différente ou sur son identité ethnique, il répond que sa mère « n’est pas du Liban, mais des Philippines ».

« Dans ma nouvelle école, jusqu’à présent seulement trois élèves m’ont posé la question, mais parfois on m’embête », admet Francisco à MEE.

« Le dimanche, je vais à l’église orthodoxe St. Nicolas avec ma grand-mère. C’est important pour moi d’aller à l’église », dit-il. Pour éviter les questions et le harcèlement, Francisco et sa sœur sortent rarement. Quand on lui demande si ses amis le défendraient en cas de nécessité, il répond : « Mes problèmes ne sont pas faciles à résoudre. Mes amis ne seraient pas capables de m’aider ».

Imelda, qui est arrivée au Liban en 1994, ajoute : « J’adore ma famille, je suis heureuse avec eux mais parfois je me sens seule, ma famille aux Philippines me manque. »

Imelda a rencontré Selim à l’âge de 26 ans, dans son taxi. Elle venait de s’enfuir du domicile de son employeur et il l’aida à la libérer. « Elle ne voulait pas qu’on soit ensemble sans se marier avant », indique Selim.

Leur photo de mariage, prise à l’intérieur de l’église, est accrochée dans leur petit salon, entourée d’une iconographie religieuse : une jolie mariée en blanc, appuyée contre son mari.

La famille est proche des parents de Selim, et Imelda fait l’éloge de son mari pour sa loyauté et sa personnalité protectrice envers les siens. La tâche n’est pas aisée : « La discrimination est normale ici. Les mauvaises personnalités vont de pair avec les mauvais esprits.

« Ma fille et mes fils, ils comprendront quand ils seront plus grands. Maintenant, ils sont en colère quand quelqu’un les provoque en leur disant ‘‘Celui-là ressemble à Jackie Chan’’. Mais de quoi devraient-ils avoir honte ? Jackie Chan a un beau corps et un cerveau qui marche bien ! Et une Miss Philippines est devenue Miss Univers. Ceux qui disent ces choses [à mes enfants], ils n’ont pas confiance en eux, ils veulent juste faire les malins. »

Selim et Imelda ont leurs propres défis. « Nos cultures sont très différentes, ça peut être une source de conflits », regrette-il. « En plus nos horoscopes ne s’accordent pas, je suis sagittaire et Imelda est capricorne », dit-il avec un sourire pendant qu’Imelda imite un archer en riant. « Ça fait presque vingt ans que nous sommes mariés mais elle ne croit toujours pas que je l’aime ! Je l’aime plus maintenant que jamais auparavant. Quand elle est partie aux Philippines pendant 28 jours, je comptais chaque jour qui me séparait de son retour. »

Zeid et Mekdas

Selim et Imelda ne sont nullement le seul couple mixte heureux de Beyrouth. « Je l’aime encore plus maintenant », déclare Zeid Hamdan, 39 ans, en parlant de son épouse éthiopienne Mekdas Widagi, 29 ans. Le couple s’est rencontré il y a quatre ans.

Alors que la scène musicale éthiopienne est de plus en plus dynamique et que quelque 20 000 Éthiopiens vivent au Liban, il n’y a curieusement aucun groupe éthiopien à Beyrouth. C’est en cherchant une chanteuse pour son propre groupe que Zeid a rencontré Mekdas. « Elle ne savait pas chanter mais nous avons fondé une famille », dit-il en souriant. Leur fils Abel a maintenant deux ans et demi.

Ancien membre du célèbre duo underground Soap Kills, Zeid Hamdan continue de repousser les frontières musicales. Son nouveau groupe, Zeid, collabore fréquemment avec Wings ou des chanteurs-compositeurs égyptiens de renom comme Maryam Saleh et Maii Waleed.

La fascination de Zeid pour la culture africaine provient des six ans passés à Paris dans sa jeunesse. « L’école là-bas était beaucoup plus mixte, j’avais des camarades noirs et grâce à eux, j’ai découvert la musique noire et la grande différence entre la culture noire et la culture blanche. J’adore la culture noire – elle est positive, elle bouge, elle est puissante et elle est pleine de bonnes énergies.

« J’ai découvert le hip hop, la soul, le blues et le jazz, par exemple. Je m’identifie davantage à ces genres musicaux qu’à la musique ‘’blanche’’, qui manque de groove. Avant d’être attiré par l’Afrique, j’ai été séduit par la musique africaine. Mes parents ne connaissent rien de ‘’noir’’, que ce soit la littérature ou la musique. »

Le compositeur de musique est sans équivoque sur le fait que l’influence noire a contribué à son succès, en particulier le mélange entre le reggae et la musique arabe. « Tout ce qui est noir est méprisé, objet de préjugés », concède-t-il. Zeid en avait bien conscience, et bien qu’il n’ait jamais voulu se marier ou avoir des enfants, il a épousé Mekdas quand elle est tombée enceinte et craignait qu’il ne la quitte.

« Ma meilleure co-production »

« Elle est adorable, c’est une belle femme. Je lui ai dit : ‘‘Je te protègerai, je serai ton mari’’… Personne dans mon cercle d’amis n’a réagi de façon négative, ils pensaient plutôt : ‘’c’est bien toi à nouveau, ce besoin d’être différent des autres’’. Ils s’y attendaient presque de ma part ! »

Le couple regarde ses photos pleines de souvenirs de mariages, de fêtes, de dîners éthiopiens et de sorties fêtardes. Sur leurs propres photos de mariage, Mekdas est éblouissante dans sa robe bleu sarcelle. Les tourtereaux se sont mariés à Addis-Abeba. 

Sur Facebook, Zeid a publié les photos de leurs fils à Addis avec la légende : « Ma meilleure co-production ».

Les parents d’Abel partagent la plupart des tâches parentales. Plus tard, alors qu’il est en train de faire la vaisselle, Zeid explique à son fils – en français – la différence entre les grands garçons (ils utilisent les toilettes) et les bébés (ils ont besoin de couches).

La vie de famille consiste en de petits, mais importants, rituels, comme le petit-déjeuner commun. « Une ou deux fois par mois, maintenant qu’Abel va à la garderie pendant la journée, je surprends Mekdas avec un déjeuner de sushis, qu’elle adore ». Deux fois par mois, ils passent une journée hors de la ville.

« Tyr et Byblos sont parmi mes endroits préférés », indique Mekdas.

« Un système féodal »

Bien que confortable, le Liban reste difficile voire hostile pour Mekdas, et même parfois pour Abel. Quand le couple a fait une demande de passeport pour leur enfant, la Sécurité générale a refusé de fournir le document. Ils ont alors décidé de se tourner vers la presse. La publicité qui a suivi a aidé à résoudre la situation.

« Je ne cherche pas les problèmes, jamais. Je ne suis pas un fauteur de troubles », insiste le musicien, qui s’est retrouvé en prison en 2011pour avoir diffamé le président . La pression publique avait contribué à sa libération. « C’est effectivement un système féodal », conclue-t-il.

Au Liban, les travailleurs migrants sur les sites de construction, dans le secteur agricole, dans les stations-service ou les entreprises de collecte des ordures (Syriens, Égyptiens, Sri Lankais, Soudanais – des hommes pour la plupart) et les femmes de ménage (exclusivement des femmes, originaires des Philippines, du Népal, du Bangladesh, du Sri Lanka, d’Éthiopie) sont officieusement classés en fonction de leur race. Les Philippines sont à la tête de ce système de castes moderne, les Africains arrivent en dernier – tous sont souvent exploités et traités de manière dégradante.

Comme dans les pays du Golfe, ceci se traduit en un système de classement quasi-officiel dans lequel les Philippins reçoivent systématiquement un salaire plus élevé que, disons, des travailleurs sri lankais ou africains. Ainsi, des familles qui par exemple souhaitent employer un travailleur domestique mais ont un budget limité ne chercheront pas une employée de maison philippine mais une femme éthiopienne ou originaire d’Afrique de l’Ouest.

Sans surprise, Mekdas aussi est parfois déçue par le pays. « J’adore le Liban, mais pas les Libanais », confie-t-elle à MEE. La méchanceté dont elle a été victime au cours des dix dernières années, depuis qu’elle est venue à Beyrouth à l’âge de 19 ans pour travailler comme domestique, n’a pas disparu, « même avec le temps, même avec un enfant et un mari libanais ».   

« Je lui dis de ne pas se laisser affecter par tout ça », poursuit Zeid. « Ici, toutes les femmes rêvent de partir… C’est tellement dur ici et dans le cas de ma femme, il faut faire face à la fois à la question de la race et à celle du sexe. Dans le monde arabe, un soutien de façade est apporté à l’égalité des sexes, dans la réalité, il n’y en a pas.

« La plus grande richesse dans la vie, la seule chose de valeur, c’est l’amitié et la famille. Vous avez besoin d’être aimé et soutenu, c’est ça qui vous rend heureux. »

Traduction de l’anglais (original).

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