« Ils nous ont dit d’y aller » : comment l’Égypte mobilise des électeurs peu enthousiastes
LE CAIRE – Le scrutin a débuté ce lundi en Égypte pour des élections présidentielles qui devraient offrir au président Abdel Fattah al-Sissi une victoire écrasante face à un candidat de dernière minute, Moussa Mostafa.
Pendant trois jours, 59 millions d’Égyptiens pourront mettre leur bulletin dans l’urne, selon la Commission électorale nationale.
« Les services de police du bureau d’enquête et du bureau municipal nous ont dit d’afficher la banderole, faute de quoi ils nous cibleraient après les élections »
– Propriétaire d’un café à Sayyida Zeinab
Après quatre années de répression des protestations et des mouvements sociaux, de nombreux Égyptiens ont déclaré à Middle East Eye qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de voter dans ce qu’ils considèrent comme des élections dont l’issue est connue depuis longtemps. Certains ont appelé au boycott.
Mais cela n’a pas empêché le déploiement d’une énorme campagne visant à encourager les électeurs à aller voter : des milliers d’affiches de Sissi ont été placardées dans les rues, des entreprises ont pris l’initiative d’accorder à leurs employés du temps libre pour aller voter et la radio a diffusé en boucle des chansons en hommage à l’homme fort du pays.
Des créateurs d’affiches et des militants ont indiqué à MEE que cela était dû au fait que ceux qui parrainent les campagnes se servent des élections pour s’attirer les faveurs du gouvernement, tandis que d’autres craignent les représailles des autorités.
« Au début, ces “pancartes de soutien” étaient faites par des députés ou par les grandes familles, par exemple lors du Jour de la police nationale, de la fête copte ou de l’Aïd », a déclaré Assad, propriétaire d’une boutique de photocopie à Helwan, qui a imprimé de nombreuses banderoles pro-Sissi.
« C’était la plupart du temps du lèche-bottes, mais maintenant, c’est devenu un acte forcé. »
« Pas en mesure de refuser »
Samedi soir, un bus a parcouru le quartier d’Ain Shams dans la capitale pour appeler les citoyens à participer aux élections, à être des « citoyens actifs » et à « réprimer les complots fomentés par les ennemis de l’Égypte ».
Le bus, qui a également diffusé par haut-parleurs des ballades nationalistes composées à la suite de la guerre de 1973 avec Israël, appartient à l’une des principales écoles privées du quartier, laquelle appartient à un ancien membre du Parti national démocratique, l’ancien parti au pouvoir dans le pays qui a été interdit après les soulèvements de 2011.
« Ils nous ont dit d’y aller et de revenir avec l’encre rose sur les doigts. Ils ne nous ont pas dit “Sinon…”, mais vous savez comment sont les employés. S’ils voient quelque chose à faire pour éviter les problèmes, ils le feront »
– Noha, enseignante en école primaire
À son bord se trouvait Mohamed, coordinateur au sein de la coalition « Soutien à l’Égypte », le plus grand bloc majoritaire au Parlement. Des particuliers et des hommes d’affaires fortunés ont parrainé les autobus pour encourager la participation au scrutin, mais aussi pour transporter leurs employés jusqu’aux bureaux de vote et les reconduire.
« Je ne sais pas ce qu’ils ont dit aux employés, mais je suppose qu’ils ne sont pas en mesure de refuser », a déclaré Mohamed, qui n’a pas souhaité donner son nom de famille. « Peu importe pour qui ils votent, ce dont nous avons besoin est que des gens y aillent et s’affichent en train de voter. »
Noha, enseignante en école primaire à Mohandessin, a affirmé que ses collègues et elle s’étaient vu accorder une demi-journée de congé pour pouvoir voter.
« Ils nous ont dit d’y aller et de revenir avec l’encre rose sur les doigts, a-t-elle raconté. Ils ne nous ont pas dit “Sinon…”, mais vous savez comment sont les employés. S’ils voient quelque chose à faire pour éviter les problèmes, ils le feront. »
Les affiches érigées en monnaie politique
Au cours des dernières semaines, des milliers d’affiches pro-Sissi ont inondé les rues à travers le pays, clamant souvent un « soutien » et un « amour » enthousiastes pour le président.
Assad, le propriétaire de la boutique de photocopie à Helwan, a affirmé avoir imprimé les banderoles pour des prix compris entre 17 et 28 dollars, soit jusqu’à 16 % du salaire minimum d’un fonctionnaire (174 dollars).
« L’activité est en plein boom, a-t-il déclaré. La plupart des gens qui viennent sont des propriétaires de boutiques, des grandes familles ou des petites entreprises.
« Certains mettent Sissi portant un enfant, d’autres veulent Sissi en uniforme militaire, d’autres demandent Sissi dans la cathédrale copte. Certains veulent même sa photo aux côtés [du footballeur égyptien] Mohamed Salah et du grand imam d’al-Azhar. »
L’un des clients d’Assad, propriétaire d’un café à Sayyida Zeinab, a pour sa part raconté que les services de police du bureau d’enquête et du bureau municipal lui avaient dit d’afficher la banderole, « faute de quoi ils nous cibleraient après les élections ».
« Mon bureau de vote se trouve à Assiout [à environ 320 km au sud du Caire], je n’irai donc pas voter de toute façon. Mais je dois faire attention à ma source de revenus. Ils [la police] pourraient nous toucher en montant des accusations contre nous », a-t-il déclaré.
À Mansourah, Ezzat, un étudiant dont le quartier est jonché d’affiches, a affirmé qu’une des familles locales associées au trafic de drogue avait même placardé une affiche de soutien.
« Un des membres de leur famille est en détention, alors ils ont placardé une photo du chef de la police au poste de police juste à côté de Sissi, avec le texte “Nous vous soutenons dans votre lutte contre la criminalité et le terrorisme”. »
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Soad, une activiste de gauche à Alexandrie, a déclaré que les députés issus du monde des affaires et de familles aisées rassemblaient les pauvres et les soudoyaient avec de l’argent ou de la nourriture pour les amener à voter.
Selon elle, il est compréhensible, dans un État policier, de voir les autorités essayer d’intimider les électeurs lors d’un scrutin. « Mais le pire, c’est d’exploiter la pauvreté des gens pour avoir du monde aux urnes », a-t-elle déploré.
Sous l’ancien président Hosni Moubarak, puis sous le règne des Frères musulmans, les militants soudoyaient les habitants dans les quartiers pauvres pour les pousser à aller voter, a-t-elle expliqué.
« Avant, on raillait et on critiquait Moubarak qui donnait de l’argent et les Frères musulmans qui distribuaient des conserves de nourriture. Mais maintenant, l’État fait la même chose. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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