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Interrogations suite à la mort des otages américain et sud-africain au Yémen

Les Etats-Unis sont critiqués suite à leur tentative de libération du photojournaliste américain Luke Somers et de l’enseignant sud-africain Pierre Korkie, qui s’est soldée par leur mort
Photo: Les forces spéciales américaines collaborent étroitement avec le gouvernement yéménite dans la lutte contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AFP)

Tout était prêt. Tout, a répété en boucle Anas Al-Hamati.

Après dix mois d’appels désespérés et de négociations directes avec Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), et plus tard avec des médiateurs tribaux, Anas Al-Hamati, chef de projet au sein de l’ONG sud-africaine Gift of the Givers, espérait une fin heureuse. Des billets d’avion au passeport, tout était prêt pour permettre à Pierre Korkie, retenu au Yémen depuis mai 2013, de rentrer chez lui.

Mais la délicate tentative de libérer l’otage sud-africain a échoué tragiquement : selon le gouvernement américain, Korkie a été exécuté par ses ravisseurs lors de la tentative manquée de libération du photojournaliste américain d’origine britannique, Luke Somers, menée samedi par les Etats-Unis. Au moment de l’opération, Pierre Korkie se trouvait avec Somers.

Suite à l’enlèvement de Pierre Korkie et de sa femme Yolande dans la ville de Taiz, l’ONG Gift of the Givers s’était portée volontaire pour aider à leur libération. Yolande a été relâchée peu de temps après son enlèvement, en partie grâce aux efforts d’Anas Al-Hamati, qui était parvenu à convaincre ses preneurs d’otages qu’une fois libérée, elle pourrait retourner en Afrique du Sud récolter l’argent nécessaire à la rançon de Pierre.

Anas Al-Hamati a « tout » fait pour obtenir la libération de Pierre Korkie. Il a notamment persuadé des chefs religieux sud-africains d’envoyer des lettres aux ravisseurs les exhortant  de faire preuve de compassion, et a réussi à convaincre les chefs tribaux en promettant la réalisation par son ONG de projets de développement dans leur région.

« J’ai fait des milliers de tentatives », a déclaré Anas Al-Hamati. « Il y avait tant de choses à essayer. »

L’ONG n’a pas ménagé ses efforts au cours des négociations. Elle a régulièrement publié des communiqués de presse et transmis aux journalistes les coordonnées nécessaires à l’obtention d’informations concernant les négociations « en dents de scie », ainsi que les décrit Anas Al-Hamati. Selon un article du journal sud-africain Eyewitness News datant du 6 novembre, « les chefs [d’AQPA] réagissent apparemment de manière positive aux courriers reçus de parties tentant d’obtenir la libération de Pierre Korkie ».

Les Américains ignoraient-ils l’existence des négociations ?

Pourtant, plusieurs hauts fonctionnaires américains ont déclaré à la presse, notamment au New York Times et à la BBC, qu’ils ignoraient tout des avancées des négociations visant à libérer Pierre Korkie, et du fait que le Sud-africain était détenu aux côtés de Sommers au moment de l’opération de sauvetage.

« Il est tout à fait possible que le gouvernement américain n’ait pas été au courant, ou ait choisi d’ignorer, l’existence de négociations visant à libérer Pierre Korkie, puisque le gouvernement sud-africain avait pour sa part fait savoir publiquement qu’il n’était pas disposé à payer de rançon », a précisé James Selfe, président de l’Alliance démocratique, principal parti d’opposition d’Afrique du Sud. Le parti a demandé un rapport complet de la situation au comité parlementaire chargé des relations internationales.

Un e-mail d’Imtiaz Sooliman, président de l’ONG Gift of the Givers, indique que les autorités yéménites étaient au courant des négociations visant à obtenir la libération de Pierre Korkie et collaboraient avec l’ambassadeur sud-africain en Arabie saoudite, qui était chargé de délivrer son passeport. Le groupe a néanmoins souligné qu’il ignorait que Pierre Korkie et Luke Somers étaient détenus ensemble.

Cependant, au vu du caractère public des négociations, dont la teneur était connue des autorités yéménites, au moins en partie, les allégations américaines ont suscité des doutes.

« Tout cela semble absurde », déclare Abdulghani Al-Iryani, analyste politique yéménite. « Ce n’est pas comme si on avait des centaines d’otages étrangers ici. »

Pour beaucoup, cette affaire révèle une potentielle faille des renseignements américains au Yémen, pays où ils mènent un programme militaire controversé impliquant l’utilisation de drones, critiqué depuis longtemps pour son manque de transparence et le nombre élevé de civils tués par des frappes de drones.

L’ONG Gift of the Givers a indiqué à Middle East Eye que les négociations avaient failli échouer début novembre à cause d’une de ces frappes. D’après l’ONG, les chefs tribaux auraient déclaré que plusieurs de leurs membres avaient été tués alors qu’ils tentaient de rentrer en contact avec AQPA, devant ainsi différer la tenue d’une rencontre qui avait été organisée.

D’après une source proche des négociations, le NSB yéménite (un service de renseignements créé pour travailler en collaboration avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme) était également au courant des dernières étapes des négociations, où il avait notamment été convenu qu’une somme de 200 000 $ serait versée aux médiateurs afin de « faciliter » la libération de Pierre Korkie.

Qui était au courant, et que savaient-ils exactement ?

Selon Khalid Ahmed, consultant en sécurité au Yémen proche du NSB, bien qu’il y ait peu de doutes sur le fait que le NSB était au courant des négociations, deux questions demeurent : qui exactement était au courant ? Et que savaient-ils vraiment ? Ahmed pense que les Américains se sont rendus coupables d’un acte de négligence mortel en ne consultant pas les autorités locales.

« Evidemment, il s’agit d’un problème de taille », commente Khalid Ahmed. « [Les Américains] veulent que le moins de monde possible soit impliqué [pour des raisons de sécurité]. »

Dans cette affaire, il remet en cause les rapports entre les principaux médiateurs, faisant remarquer que les Américains agissent avec le consentement du président du Yémen, Abdu Rabu Mansour Hadi.

« J’ai des amis [au sein du NSB] qui se plaignent tout le temps de cela », a-t-il dit, expliquant qu’il y avait des problèmes de communication entre le président du Yémen, les autorités américaines et les institutions créées pour les assister dans la collecte et la mise en œuvre d’opérations de renseignements.

Les Américains ne se sont pas toujours entendus avec les services de renseignement yéménites, qui ont longtemps été accusés d’abriter des agents corrompus soutenant les groupes militants tels qu’AQPA au lieu de les combattre.

« Il n’y a jamais eu de coopération efficace entre le Yémen et les Etats-Unis », constate Abdulghani Al-Iryani. « Je ne peux pas dire que les Américains n’étaient pas correctement préparés [pour le raid]. On doit s’attendre à ce genre de choses dans un pays [Yémen] où l’appareil d’Etat s’est complètement effondré. »

Les Américains ont défendu avec ferveur leur opération de libération de Somers, affirmant que son exécution était imminente suite à une première tentative de sauvetage conduite le 25 novembre dernier. Pierre Korkie et Luke Somers avaient été déplacés juste quelques jours avant ce premier raid.

Le secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel a déclaré aux journalistes que de telles opérations étaient « risquées » et « imparfaites », mais que cela n’impliquait pas la nécessité de revoir le processus conduisant aux tentatives de libération, selon un rapport de la BBC.

Un réexamen des opérations de sauvetage en tant que telles est probable. En revanche, la politique américaine de rejet de toute négociation et de versement de rançon pour la libération d’otages ne sera pas rediscutée.

Pour Anas Al-Hamati, le réexamen, même partiel, des méthodes américaines ne changera rien.

« Je ne pense pas que cela aurait changé quoi que ce soit si [les Etats-Unis] avaient su où se trouvait Pierre Korkie », a-t-il dit. « Ils n’avaient pas le choix, ils ont attendu jusqu’au dernier moment. »

Il déclare n’en vouloir à personne mais relève que l’opération unilatérale des Etats-Unis pour libérer Luke Somers a potentiellement mis sa propre vie en danger.

Lors d’un entretien téléphonique, Anas Al-Hamati a confié que la voiture dans laquelle il se trouvait avait fait l’objet de coups de feu dimanche dernier. Il pense que les membres des tribus en charge de négocier la libération de Pierre Korkie le soupçonnent désormais d’avoir collaboré avec les Américains.

D’autres questions plus vastes concernant l’avenir de la collaboration entre les services de renseignements yéménites et américains dans leur lutte commune contre le terrorisme ont aussi été soulevées. Le NSB, connu pour ne rien lâcher aux journalistes, a été créé en 2002 pour servir de point de contact des services de renseignements occidentaux avec le gouvernement yéménite et assister les efforts d’éradication d’AQPA, y compris via l’utilisation de drones.

A la lumière des récentes révélations, selon lesquelles  une partie au moins des informations concernant les négociations sur la libération de Pierre Korkie était disponible sur le terrain, Bara’a Shiban, un militant yéménite qui se bat notamment contre l’utilisation de drones, a déclaré : « [Les Etats-Unis] ne font même pas confiance à l’agence qu’ils ont eux-mêmes créée et financée. Ils voulaient un organe avec qui travailler mais ne sont même pas entrés en communication avec lui. »

Entre-temps, l’ONG qui était sur le point de réunir Pierre Korkie et sa famille tente aujourd’hui d’aider d’autres acteurs à comprendre la complexité des politiques de gestion d’otages.

« Le gouvernement sud-africain se trouve face au même dilemme que le gouvernement américain. Tous deux sont résolus à ne pas discuter avec les terroristes et à ne pas payer de rançons », déclare Imtiaz Sooliman. « Je sais bien qu’en versant des rançons on entretient la pratique des prises d’otages. Mais en même temps, nous [avons] une responsabilité envers les ressortissants de notre pays retenus en otage. Devons-nous les laisser mourir ? Cette politique doit être revue. 

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