Irak : ces juges qui luttent pour réformer le système de l’intérieur
La décision prise par un tribunal de Bagdad en juin dernier de condamner à mort pour appartenance au groupe État islamique (EI) la totalité des onze Français transférés de Syrie a attiré l’attention internationale sur le système judiciaire irakien.
L’Irak a également jugé des milliers de ses propres ressortissants arrêtés sur son territoire, y compris des femmes, pour avoir rejoint l’EI et a entamé des procédures judiciaires pour près de 900 Irakiens rapatriés de Syrie.
Selon un rapport d’Amnesty International publié en avril, le pays figure toujours parmi les cinq plus grands « bourreaux » au monde.
De fait, le nombre de peines capitales prononcées par les tribunaux irakiens a plus que quadruplé entre 2017 et 2018, atteignant au moins 271 condamnations. Selon Amnesty, seules 52 d’entre elles ont été effectivement exécutées en 2018, contre 125 l’année précédente.
Les juges de Mossoul et Bagdad ont été à plusieurs reprises attaqués pour leurs décisions, qu’il s’agisse des longues peines de prison imposées aux épouses de membres de l’EI ou de jugements rendus lors d’audiences surnommées « procès de dix minutes ».
S’il est indéniable que de nombreuses failles persistent dans un système en grande partie corrompu et excessivement bureaucratique, il convient également de prendre la mesure des améliorations du processus et des tentatives de réforme.
Plusieurs juges se sont exprimés contre les lois du pays en matière de lutte contre le terrorisme, en particulier l’utilisation de la peine de mort, et certains se sont rendus à la Cour pénale internationale de La Haye pour acquérir des connaissances précieuses.
Le code de loi babylonien
Sur une petite étagère située à proximité de son bureau, Salem Nuri, juge principal à la Cour d’appel de Mossoul et l’un de ceux qui tentent de changer les choses, conserve une petite sculpture du Code de Hammourabi, le code de lois babylonien de la Mésopotamie antique.
« Les premiers codes juridiques au monde sont nés dans ce pays. Nous croyons en la justice et à la loi, et c’est pourquoi les juges de Mossoul ont été la première cible de l’État islamique en 2014 et avant »
- Salem Nuri, juge à la Cour d’appel de Mossoul
« C’est l’histoire de l’Irak », déclare-t-il à Middle East Eye en le prenant de l’étagère et en le déposant sur la pile de papiers qui se trouve sur son bureau.
« Les premiers codes juridiques au monde sont nés dans ce pays. Nous croyons en la justice et à la loi, et c’est pourquoi les juges de Mossoul ont été la première cible de l’État islamique en 2014 et avant. »
« À présent, nous essayons d’œuvrer au rétablissement de notre société. »
Le juge Nuri a quitté la ville en 2014 avec sa famille pour s’installer à Erbil, la capitale du Gouvernement régional du Kurdistan.
L’armée irakienne a repris Mossoul en 2017, après une offensive de près de neuf mois contre l’EI. La maison de Salem Nuri a été bombardée et détruite dans les combats, ainsi que « tous ses souvenirs ».
Aujourd’hui, il peut travailler à nouveau dans sa ville, mais chaque après-midi, après son travail, il se rend à Erbil.
C’est quelque chose que le juge d’instruction principal Raed al-Maslah, un autre juge réformateur, ne peut pas faire.
Alors que sa famille vit à Bagdad, lui dort chaque nuit dans une petite pièce adjacente au bureau du Tribunal spécial pour les affaires de terrorisme de Tal Kayf, le tribunal antiterroriste de la province de Ninive, à 12 km au nord de Mossoul.
« Je dois lire tous les dossiers des affaires », commente-t-il en pointant du doigt des piles de documents.
« Je dois aussi voir les nouveaux détenus, vérifier les procédures. Je rends visite à des prisonniers. Et pour des raisons de sécurité, je ne me déplace pas trop. Ce n’est que tous les 40 jours que je rends visite à ma famille, le temps d’un week-end. »
« Procès de dix minutes »
À la suite de la bataille de Mossoul et de la « défaite » de l’EI, le système de justice pénale irakien a dû porter un lourd fardeau : enquêter sur les nombreux détenus de l’EI et les poursuivre en justice. Il est ainsi rapidement devenu la cible des critiques des organisations internationales de défense des droits de l’homme pour les failles survenues dans les procès des membres présumés du groupe.
Human Rights Watch (HRW) a documenté et dénoncé les lourdes peines infligées à plusieurs centaines de personnes, notamment des condamnations à la peine capitale prononcées en vertu de la loi antiterroriste numéro 13 de 2005.
Les procès dits « de dix minutes » devant le tribunal pénal central de Rusafa, à Bagdad, ont particulièrement attiré l’ire des médias internationaux l’an dernier, les détracteurs dénonçant des procès expéditifs et irréguliers.
« Les procès de dix minutes sont les audiences finales qui résument des mois d’établissement des faits et d’enquête »
- David Marshall, Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak
Ce qui est passé largement inaperçu, en revanche, ce sont les enquêtes qui sous-tendent ces audiences.
Cette année, un rapport de HRW a enregistré des améliorations dans les procédures, détaillant le travail effectué à Tal Kayf, principalement sous la direction du juge Maslah.
« Notre travail d’enquête est basé sur des preuves documentaires et pas seulement sur des aveux. Nous avons les témoignages de victimes et de survivants, mais aussi des vidéos, des [publications sur les] réseaux sociaux et du matériel médico-légal, ainsi que tous types de preuves à l’appui de l’enquête », explique Raed al-Maslah à MEE.
« Les médias ruinent parfois notre travail d’investigation, alors que nous avons au contraire besoin de l’appui de la communauté internationale car le terrorisme constitue un danger pour tous les pays du monde. »
David Marshall, ancien chef d’équipe de la section chargée du suivi judiciaire et de l’administration de la justice à la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI), a déclaré à MEE en novembre dernier que critiquer le système de justice irakien était « un peu injuste ».
Marshall a assisté à de nombreuses audiences à Kharkh, un quartier de la capitale irakienne, où le processus était nettement plus professionnel qu’à Rusafa, a-t-il noté.
« Les dossiers d’enquête sont volumineux. Les procès de dix minutes sont les audiences finales qui résument des mois d’établissement des faits et d’enquête qui se composent de nombreuses séances. »
Le soutien de La Haye
En juillet dernier, le juge Maslah a participé à un programme pilote de formation à la Cour pénale internationale de La Haye (Pays-Bas), avec le soutien de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (Service de la prévention du terrorisme), sur le thème : « Procédure judicaire pour l’EI/Daech en Irak : collecte de preuves, procès et coopération internationale ».
Maslah et le président du Conseil supérieur de la magistrature, le juge Faeq Zeidan, ont fait état à cette occasion des difficultés rencontrées lors des enquêtes, de la collecte des preuves et du déroulement des procès.
« Nous avons besoin d’une alliance pour lutter contre l’EI : nous appelons les pays du monde entier à partager toutes les informations ; et s’ils ne veulent pas juger les combattants étrangers dans leurs pays d’origine, nous les jugerons ici. C’est nécessaire », a déclaré Maslah.
Rassembler des juges irakiens à La Haye en présence de professionnels des tribunaux pénaux internationaux a permis de partager les expériences et de mettre en lumière la dimension internationale des procès criminels qui se déroulent à La Haye.
En mai 2018, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a nommé Karim Asad Khan au poste de conseiller spécial et chef d’une équipe d’enquête visant à soutenir les efforts déployés par l’Irak sur son territoire pour assigner en justice les membres de l’État islamique.
Cette nomination faisait suite à une résolution onusienne de 2017 appelant à la création d’une telle équipe « afin de soutenir les efforts nationaux visant à exercer la justice en collectant, préservant et stockant des preuves en Irak d’actes pouvant constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et un génocide commis par le groupe terroriste État islamique ».
Pour ce faire, Karim Asad Khan, avocat international spécialisé dans les droits de l’homme et le droit pénal, a un mandat de deux ans.
La loi antiterroriste critiquée
« Mais le problème, c’est la loi de 2005 [relative à la lutte contre le terrorisme] », déclare à MEE l’avocat de la défense Firas al-Khazali, faisant référence à la loi numéro 13.
« Selon cette loi, toute personne accusée d’un rôle – majeur ou mineur – au sein d’une organisation terroriste est coupable et peut être condamnée à une peine de réclusion à perpétuité [vingt ans en Irak] ou à la peine capitale.
« Les médias ruinent parfois notre travail d’investigation, alors que nous avons au contraire besoin de l’appui de la communauté internationale car le terrorisme constitue un danger pour tous les pays du monde »
- Raed al-Maslah, juge d’instruction
« Les juges et avocats irakiens se sentent sous pression et sont menacés, car s’ils défendent ou pardonnent un accusé, ils peuvent être considérés comme des partisans de l’EI. Nous devons d’abord réformer la loi. »
Un autre juge exerçant à Bagdad, qui a demandé à ne pas être identifié, fait également part à MEE de son malaise face à la loi antiterroriste irakienne.
« Je suis contre la peine de mort, mais parfois, en fonction des éléments de preuve recueillis au cours des enquêtes et conformément à la loi, je dois condamner à mort certains accusés. Cela n’appartient pas à mon être ; cela n’appartient pas à ma culture. »
Le même juge indique qu’il lui est arrivé d’ordonner la libération de femmes qui, selon ce qu’il avait pu juger lors des audiences, n’avaient aucun lien avec l’État islamique, mais qu’ensuite, les affaires avaient été de nouveau pourvues en cassation et qu’il avait dû les condamner uniquement pour leur affiliation à l’organisation de leur mari.
Des visages familiers
Les juges et les procureurs irakiens ont une grande expérience des affaires liées au terrorisme, au point qu’ils reconnaissent parfois des individus ayant été accusés lors de précédents procès.
« De nombreux criminels du massacre de la base Speicher étaient d’anciens détenus de la prison d’Abou Ghraib qui s’étaient échappés en 2013 », déclare à MEE Jawwad Hussein, ancien juge d’instruction qui occupe désormais le poste de juge pénal à Rusafa.
Le 12 juin 2014, l’EI a tué environ 1 700 cadets chiites de l’armée de l’air irakienne lors d’une attaque sur la base de Speicher à Tikrit.
« Ils ont trouvé refuge dans le désert à Anbar, puis se sont installés dans toutes les provinces conquises par l’EI », poursuit le magistrat. « Je les connais personnellement, j’ai déjà condamné certains d’entre eux en 2010. Beaucoup d’autres étaient dans la prison locale de la province de Salah ad-Din, je m’occupais de leurs cas.
« Ils se sont échappés le 10 juin 2014 et, afin de prouver leur fidélité à Daech, ils ont reçu l’ordre de participer au massacre des cadets de Speicher deux jours plus tard. »
Erreur d’identité
Selon la loi, les prévenus ont le droit de se défendre et de bénéficier d’un procès équitable. Or, nombreux sont ceux qui déclarent avoir avoué leurs crimes sous la torture.
L’avocate de la défense Nour Khaled, qui s’occupe d’affaires de terrorisme depuis cinq ans, explique à MEE : « J’ai gagné la confiance des familles et c’est pourquoi elles font appel à moi. Je prends les cas pour lesquels je suis sûre que l’accusé est innocent et qu’il est injustement en prison. Je dois fournir un rapport médical afin de prouver que mon client a été torturé pour avouer des crimes qu’il n’a jamais commis. »
Un de ses clients, qui s’est confié à MEE sous réserve de garantir son anonymat, est un ancien joueur de football. « Je suis accusé d’avoir mis une grenade dans une voiture de l’armée, mais je suis innocent », a-t-il affirmé.
Selon son avocate, il a probablement été victime d’une erreur d’identité.
« Nous avons beaucoup de noms similaires en Irak, et de nombreux hommes innocents sont en prison pour cette raison », explique Firas al-Khazali.
« Les informateurs secrets sont un autre problème. Certains travaillent pour les services de sécurité, d’autres sont de simples citoyens qui accusent un voisin parfois pour leurs propres intérêts. »
« Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison »
Lors des investigations, toutes les informations et déclarations visant à découvrir la vérité doivent être vérifiées. Le juge devrait également ouvrir des enquêtes sur des cas présumés de torture, mais cela se produit rarement.
Khaled al-Mashadani, le juge de Kharkh, garde néanmoins confiance dans le travail des magistrats.
« J’ai travaillé à Anbar à partir de 2006, sur les crimes d’al-Qaïda. Je connais leur style et leurs méthodes, mais il est très difficile de juger toutes ces affaires », souligne-t-il.
« Malgré les difficultés ou les incertitudes, nous continuerons de condamner ou de libérer chaque jour un homme ou une femme dans ce pays. Le principe que nous suivons est écrit dans un hadith [paroles du prophète Mohammed], dont le sens est le suivant : ‘’mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison’’. »
Traduit de l’anglais (original).
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