Irak : des ONG chrétiennes accusées de tenter de convertir les yézidis
Sara* est l’une des nombreuses survivantes parmi les yézidis asservis par l’État islamique (EI) dans le nord de l’Irak qui, depuis son sauvetage en 2017, vit toujours dans une tente en bord de route dans un camp de fortune pour déplacés.
Le soutien de la part des autorités étant limité, les ONG occidentales sont devenues une bouée de secours pour Sara et les autres déplacés.
Cependant, les habitants craignent de plus en plus qu’un certain nombre de ces ONG aient d’autres objectifs que d’apporter leur aide : faire du prosélytisme pour la foi chrétienne.
« Les chrétiens nous enseignent l’anglais dans le camp et nous emmènent dans une église de Duhok pendant deux heures entre les cours », explique Sara.
« On y va généralement en groupe de huit à douze personnes. Aller à l’église n’est pas obligatoire mais j’y vais parce que je veux apprendre l’anglais et partir à l’étranger, et ils sont très bons envers nous. Ils nous donnent de la nourriture et de l’argent. »
Une vidéo publiée sur les réseaux sociaux fin avril montrant des chrétiens prier contre ce qu’ils qualifient de « malédiction sataniste » à l’extérieur d’un temple yézidi dans le nord de l’Irak – laquelle a suscité l’indignation – n’est que la dernière des manifestations d’années d’évangélisation insidieuse visant la plus tourmentée des minorités irakiennes.
Sara précise que lors des messes, auxquelles elle assiste plusieurs fois par semaine, les chrétiens, pour la plupart américains, parlent anglais – leurs propos sont traduits en kurde.
« Ils parlent de Dieu, de paix et d’humanité. Ils nous demandent ce qu’on veut – moi, je dis que je veux apprendre l’anglais et aller à l’étranger, mais tout le monde dit quelque chose de différent et ils disent des choses et nous les font répéter », poursuit-elle.
« Certains de mes amis portent des croix à l’église mais pas moi. Certains portent la croix tout le temps, mais ils n’ont pas été convertis. »
La pression que font peser sur les déplacés les missionnaires étrangers révolte de nombreux yézidis, particulièrement à la lumière des conversions forcées de masse qui leur ont été imposées par l’État islamique.
Pour Haider Sheshu, commandant des forces de protection d’Ezidkhan (branche yézidie des peshmergas, combattants kurdes), les missionnaires chrétiens exploitent la vulnérabilité de celles et ceux qui vivent dans les camps.
« Ces missionnaires profitent de la pauvreté des gens… c’est une honte parce que changer de religion n’est pas chose aisée et c’est inacceptable d’utiliser l’aide comme moyen de pression pour obtenir la conversion », dénonce-t-il.
« Ces ONG missionnaires ne valent pas mieux que l’EI – et bien sûr nous allons les combattre, comme nous avons combattu l’EI. »
« Répréhensible »
Les yézidis ont longtemps été persécutés par d’autres groupes religieux, notamment les chrétiens et les musulmans.
Avant tout, cela découle de la croyance que l’une des figures centrales de la religion yézidie, Melek Taus, est semblable à Satan dans les autres fois abrahamiques, ce qui suscite des accusations de satanisme.
Cette animosité envers cette foi, combinée à la précarité dans laquelle vivent de nombreux déplacés yézidis, en fait des cibles faciles pour le prosélytisme religieux.
Le camp de Shariya près de Duhok est actuellement le camp de déplacés le plus visé par les organisations missionnaires chrétiennes, qui se concentrent sur l’enseignement du christianisme aux enfants de 4 à 17 ans via la musique et l’art, y compris lors de programmes de cours estivaux à plein temps.
« J’ai vu de nombreux enfants, à l’école et dans la rue, en train d’entonner des chants chrétiens, se dire des trucs comme “Jésus te sauvera”, “Jésus est Dieu”, et même dessiner des scènes bibliques », rapporte un enseignant yézidi, s’exprimant sous couvert d’anonymat.
« Ils se concentrent sur les orphelins et sur les handicapés mais ils visent tous les jeunes du camp parce que les enfants sont très impressionnables. »
Un certain nombre de groupes, principalement des organisations protestantes américaines, sont les fers de lance de ce travail missionnaire.
L’incident au temple yézidi était l’œuvre de Light A Candle, une organisation américaine fondée par Sean Feucht, auteur-compositeur-interprète et activiste qui affirme avoir eu quatre albums numéro un dans la section chrétienne d’iTunes et qui selon Rolling Stone a un « agenda nationaliste chrétien d’extrême droite » en plus d’être un fervent supporter de l’ancien président Donald Trump.
MEE a également constaté parmi les livres d’anglais de Sara un sac plastique contenant plusieurs exemplaires de brochures que lui a données une ONG chrétienne – qu’elle refuse de nommer – pour les distribuer.
Écrites en kurde ou en arabe, elles sont illustréss avec des diagrammes montrant les chemins pour atteindre Dieu ou des scènes bibliques joyeuses. L’une d’elles, publiée par Christian Aid Ministries, comporte deux numéros de téléphone irakiens, tous deux sonnent dans le vide.
« C’est du prosélytisme protestant agressif parmi les yézidis et même parmi les communautés chrétiennes catholiques et apostoliques d’Irak », déclare sous le couvert de l’anonymat un Occidental qui travaille avec les chrétiens indigènes d’Irak.
Il affirme que certaines organisations évangéliques ont des liens étroits avec le gouvernement américain et accès à d’importants fonds, ce qui les a aidées à nouer de bonnes relations avec le gouvernement régional autonome du Kurdistan, qui supervise la plupart des camps de déplacés yézidis.
« Ils disent venir pour aider les chrétiens irakiens pauvres, mais en réalité, il est clair que leur plan à long terme est de convertir, même parmi les populations chrétiennes autochtones. C’est répréhensible de tirer avantage d’un peuple blessé. »
« Pauvreté et désespoir »
Bien que les efforts de conversion se concentrent sur les camps de déplacés, les ONG prosélytes ont également atteint la région de Sinjar – qui tombe sous le contrôle du gouvernement central de Bagdad – et on signale des conversions dans des petits villages obscurs en périphérie, ce qui montre l’étendue de leur portée.
« Ces conversions n’ont rien à voir avec la religion, mais avec la pauvreté et le désespoir », estime Khal Ali, commandant du bataillon Lalesh de Sinjar (qui fait partie des forces irrégulières irakiennes des Hachd al-Chaabi), lequel confirme qu’un certain nombre d’ONG à Sinjar ont été identifiées comme missionnaires.
« Les gens sont désespérés alors si on leur offre 1 000 dollars, ils accepteront d’être appelés chrétiens. »
Parce que les procédures bureaucratiques rendent plus difficile le travail des ONG sous le gouvernement de Bagdad, certaines ONG missionnaires contourne l’obstacle en se basant au Kurdistan irakien et en nouant des partenariats avec des ONG locales pour atteindre Sinjar.
L’ONG américaine The Restoration Act, qui a récemment signé un accord avec une ONG locale pour développer un projet éducatif d’un an à Sinjar, promeut activement la foi chrétienne, à la fois à Sinjar et dans les camps, selon plusieurs yézidis.
« Ils travaillent de manière très intelligente, enseignant l’anglais, donnant des cours de soins infirmiers, de sage-femmes et de couture », explique un activiste local. « Ils remettent également des bourses entre 800 et 2 000 dollars à certains individus et, lors de ces activités, ils parlent de Dieu et mènent les gens sur la voie de la conversion. »
« Ils remettent également des bourses entre 800 et 2 000 dollars à certains individus et, lors de ces activités, ils parlent de Dieu et mènent les gens sur la voie de la conversion »
- Un activiste de Sinjar
La présidente et fondatrice de The Restoration Act nie que les membres de l’organisation aient promu la chrétienté ou cherché à convertir les yézidis.
Une ONG laïque qui travaille à Sinjar indique à MEE qu’il y a plusieurs années, une autre organisation a menacé de compromettre son travail en lui envoyant des boîtes de jouets, demandant à ce qu’ils soient donnés aux enfants dans le besoin. Mais des Bibles ont été trouvées cachées sous les jouets et la distribution a été stoppée.
Dans la ville yézidie de Sinouni, un habitant confie à MEE que l’une de ses amies a quitté son travail lucratif dans une ONG après avoir vu que des volontaires lisaient la Bible à de jeunes enfants. Dans une conversation téléphonique, elle a refusé de parler à la presse, de nommer l’organisation ou de partager des photos qu’elle a prises de cours de catéchisme, affirmant qu’elle prévoyait de les publier de manière indépendante.
Les autorités à Bagdad auraient empêché au moins une ONG missionnaire de travailler à Sinjar. Mais les chrétiens indigènes sont dispersés à travers l’Irak et Sinjar se situe dans une région rurale et reculée près de la frontière syrienne, donc surveiller de près le travail de toutes les ONG est un défi, en particulier lorsque leurs efforts de conversion sont menés en secret.
L’ONG américaine Samaritan’s Purse est l’une des plus grandes organisations œuvrant à Sinjar. Interrogé par la presse en 2019 sur les allégations selon lesquelles des employés yézidis seraient encouragés à la conversion, le directeur a répondu : « Absolument pas. »
Un ancien employé de Samaritan’s Purse rapporte à MEE que la pression est plus grande pour assister aux prières que pour se convertir, mais précise que la plupart des employés assistaient aux prières ou même procédaient à des conversions de façade, craignant de perdre leur emploi autrement.
« Je ne trouve pas ça bien. Ils sont venus ici lorsqu’ils ont su que les yézidis étaient vulnérables et ont offert de l’aide. Que devraient faire ces gens ? Ils avaient besoin d’aide et d’argent alors, bien sûr, ils ont accepté de dire qu’ils étaient chrétiens », raconte-t-il.
Un autre membre du personnel confie à MEE que certains bénéficiaires de l’aide, ainsi que des employés, se sont convertis. Il ajoute que Samaritan’s Purse a versé des millions de dollars dans des projets à Sinjar.
« Lorsque l’aide est apportée, des prières sont récitées et on dit aux bénéficiaires que cette aide est donnée au nom de Jésus, mais je n’ai constaté aucune pression sur les bénéficiaires pour qu’ils se convertissent », assure-t-il.
« Un autre génocide »
Pour certains dirigeants religieux yézidis, ces tentatives de conversion sont quasi apocalyptiques, attisant des craintes supplémentaires quant à l’avenir à long terme de leur foi.
Harman Mirza Bak, personnalité de la « royauté » yézidie, compare les conversions à « un autre génocide ».
« C’est comme l’EI, mais en fait c’est encore pire. Il n’y a aucune différence entre quelqu’un qui vous force à vous convertir sous la menace des armes comme l’EI et quelqu’un qui se sert de votre situation désespérée pour faire pression sur vous et obtenir votre conversion.
« Nous avons nos coutumes et traditions et nous nous battons pour ça depuis des milliers d’années. »
Harman Mirza Bak, qui effectue des recherches sur les conversions et qui rencontrent les anciens des communautés pour les alerter sur les dangers, insiste sur le fait qu’elles sont rarement véritables. Une poignée de convertis ont même été déçus du christianisme et, après des demandes d’asile infructueuses, sont revenus à leur foi originelle.
« Même lorsque les gens se convertissent, ils disent rester des croyants yézidis dans leur esprit », affirme-t-il. « La religion des yézidis n’est pas consignée dans un livre. Tout est dans la tête. Même s’ils essaient de toutes leurs forces, les missionnaires obtiennent peu de résultats. »
« C’est comme l’EI, mais en fait c’est encore pire. Il n’y a aucune différence entre quelqu’un qui vous force à vous convertir sous la menace des armes comme l’EI et quelqu’un qui se sert de votre situation désespérée pour faire pression sur vous et obtenir votre conversion »
- Harman Mirza Bak, dirigeant religieux yézidi
Mais d’autres yézidis expliquent à MEE que peu admettront s’être convertis, par crainte d’être ostracisés par la communauté. Même celles et ceux qui vivent désormais à l’étranger en tant que chrétiens ne s’étendent pas publiquement sur leur foi, ce qui pourrait amener la honte sur les membres de la famille qui vivent toujours en Irak.
Après avoir initialement indiqué à MEE qu’elle ne s’était pas convertie non plus, Sara a plus tard admis au traducteur qu’elle avait en réalité changé de foi.
« Si vous êtes intelligent, vous savez ce qu’ils veulent, c’est à dire vous convertir », explique-t-elle.
Bien que les ONG restent les principaux employeurs et fournisseurs d’aide au Sinjar, Harman Mirza Bak insiste pour que la communauté yézidie refuse l’aide des organisations chrétiennes si celles-ci continuent de promouvoir un programme religieux.
« Si cela continue, un jour il n’y aura plus aucun yézidi », prédit-il.
Mais pour celles et ceux qui vivent désormais depuis neuf ans dans des camps ou dans la pauvreté à Sinjar, les ONG missionnaires continuent d’offrir une aide vitale qu’ils n’ont pas trouvée auprès des autorités à Bagdad et Erbil.
La conversion de Sara et son association avec cette ONG missionnaire qui travaille dans le camp de Shariya lui ont permis de participer avec succès à un programme de réfugiés pour commencer une nouvelle vie en Europe.
*Certains noms ont été modifiés.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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