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Irak : Kirkouk, de nouveau la cible des islamistes armés

Un an après le retrait des forces kurdes, assiste-t-on à un retour du groupe État islamique à Kirkouk ? La multiplication des attentats dans la région ainsi que l’incapacité des forces irakiennes à y faire face inquiètent la population
À Kirkouk, ni les milices Hachd al-Chaabi (en photo), ni l’armée irakienne n’ont pris le relais après le retrait des forces kurdes, laissant un vide propice au développement des islamistes armés (AFP)

ERBIL, Irak – Il y a tout juste un an, l’armée irakienne et les milices chiites Hachd al-Chaabi fondaient sur Kirkouk, quelques jours après le référendum d’indépendance mené par les Kurdes d’Irak. 

Depuis, les zones disputées entre le gouvernement irakien et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) sont le théâtre d’une instabilité politique et sécuritaire de chaque instant. 

Ville stratégique pour ses ressources énergétiques, mosaïque ethnique et confessionnelle au centre de toutes les convoitises, Kirkouk semble parfaitement illustrer la dérive communautariste irakienne depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.

Le 25 septembre 2017, le « oui » l'emporte sans surprise avec près de 93 % des voix au référendum d'indépendance du Kurdistan irakien, organisé malgré l'opposition de Bagdad, la pression des pays voisins et les critiques internationales (AFP)

Souvent qualifiée de « Jérusalem des Kurdes », Kirkouk semble cependant davantage s’apparenter à un « petit Irak », tant sa mosaïque ethnique et confessionnelle paraît sans fin. Forte de plus d’1,6 million d’habitants, la ville abrite une population kurde majoritaire ainsi que d’importantes minorités. Qu’elles soient turkmènes, syriaques, ou arabes, elles sont elles-mêmes divisées entre sunnites, chiites et chrétiens. 

Pour autant, cette dernière décennie a prouvé qu’à Kirkouk plus qu’ailleurs, la société civile – en dépit de quelques crispations sporadiques – semblait bien plus disposée à vivre ensemble et à cohabiter que les forces politiques en présence, empêtrées dans un clientélisme identitaire illustrant parfaitement la situation de l’Irak post-2003.

Souvent qualifiée de « Jérusalem des Kurdes », Kirkouk semble cependant davantage s’apparenter à un « petit Irak », tant sa mosaïque ethnique et confessionnelle paraît sans fin

Pour Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po Paris, la fermeture communautaire puise sa source dans une gouvernance que ce spécialiste du conflit moyen-oriental qualifie de « ni intègre, ni harmonieuse » : « Les luttes de pouvoir induisent des scissions entre les hommes forts qui mobilisent leurs réseaux politiques et communautaires. Il n’y a pourtant aucune impossibilité pour la population irakienne de vivre ensemble, comme elle l’a largement prouvé », explique-t-il à Middle East Eye.

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Convoitée régionalement, nationalement, et même internationalement pour ses ressources, Kirkouk se trouve également au cœur d’une ligne de front historique opposant Arabes et Kurdes. Épicentre d’une question territoriale jamais résolue, elle est synonyme de souffrances pour la population Kurde d’Irak, qui reste marquée par les différentes campagnes d’arabisation menées à marche forcée au cours du siècle dernier. Des changements démographiques forcés qui ont atteint leur paroxysme durant les dernières années du règne de Saddam Hussein, et qui visaient toutes les minorités non arabes, en plus des Kurdes.

Depuis, la nomination de Nouri al-Maliki au poste Premier ministre en 2006 a propulsé l’Irak dans le cercle vicieux de la vengeance : ce sont désormais les sunnites qui se retrouvent dans l’œil du cyclone. Isolés politiquement, ostracisés et affaiblis, beaucoup de nostalgiques du baasisme n’ont trouvé d’issue que dans le sectarisme, avec les conséquences que nous connaissons.

D’une main à l’autre

Pour les habitants de Kirkouk, ces dernières années ont été pour le moins éprouvantes. En juin 2014, la ville, encore sous le contrôle irakien, a vu fondre sur elle la menace du groupe État islamique (EI). 

Face à une armée irakienne en déroute, Nouri al-Maliki s’était résigné à demander le renfort des forces kurdes. Les peshmergas ont ainsi arraché la ville aux mains des islamistes armés : alors que Kirkouk semblait condamnée à un destin identique à celui de sa voisine Mossoul, les Kurdes s’y étaient installés, avaient sécurisé la ville, avant de la raccrocher à leur territoire. 

Des combattants peshmergas marchent près de la citadelle d’Erbil, la capitale de la région autonome kurde au nord de l’Irak (AFP)

Le référendum d’indépendance, mené par les élites kurdes en septembre 2017, allait précipiter le retour en force de l’État irakien à Kirkouk. Cette fois-ci, ce sont les peshmergas qui se sont retirés sans combattre, laissant la ville aux mains des milices Hachd al-Chaabi et de l’armée irakienne. La fuite de milliers de civils non arabes, terrorisés par l’arrivée des milices chiites, a relancé le sentiment de dépossession. 

Pour Safin Dizayee, porte-parole du Gouvernement régional du Kurdistan, cette question est plus grave qu’elle n’y paraît : « Aujourd’hui, il y malheureusement toujours un plan de changement démographique délibéré, notamment impulsé par l’actuel gouverneur de la ville, Rakan al-Jabouri. Mais ce n’est pas tout : il y a également beaucoup de chiites qui se sont implantés à proximité immédiate de Kirkouk, et même également dans la ville », précise-t-il dans un entretien accordé à MEE.

Depuis un an, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée dans la région et les attaques attribuées aux islamistes armés sont quasi quotidiennes

Face à ces accusations portées par de nombreux responsables politiques kurdes, Amer al-Joubouri, le candidat à Kirkouk sur la liste du Premier ministre Haïder al-Abadi, ne s’embarrassait de détails à la veille des élections législatives irakiennes, en mai dernier : « Kirkouk est irakienne, ceux qui n’aiment pas la nouvelle situation peuvent aller voir ailleurs ». 

Depuis un an, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée dans la région et les attaques attribuées aux islamistes armés sont quasi quotidiennes. 

Si les autorités irakiennes laissent entendre que les Kurdes exagèrent ces questions sécuritaires à des fins politiques, la multiplication d’attentats ces dernières semaines atteste d’une brutale détérioration de la situation. 

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Parmi les attaques les plus spectaculaires, chacun garde en mémoire l’explosion qui a détruit un oléoduc reliant Kirkouk à Dubiz, ou encore la désintégration d’un minibus transportant des officiers de police en septembre dernier. 

Pour les habitants, la situation est critique : en plus des explosions hebdomadaires visant la ville de Kirkouk et sa périphérie, plusieurs villages ont été privés d’eau, suite à des destructions de matériel revendiquées par les islamistes armés. 

Une base sociale importante

Si le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi ne cesse de clamer que son pays est débarrassé de l’EI, de nombreux éléments affiliés à l’organisation continuent de mettre la région sous pression.

Le retour en clandestinité de l’EI, annoncé dès le printemps 2016, semble s’articuler de manière particulièrement visible autour de la ville : « Ce à quoi on assiste à Kirkouk et à Diyala, à savoir des attaques continuelles, n’est que la continuation des activités du groupe : il a modifié sa stratégie pour s’adapter à la donne post-territoriale, par une approche disruptive », analyse Julien Théron. 

Le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi ne cesse de clamer que son pays est débarrassé de l’EI, mais de nombreux éléments affiliés à l’organisation continuent de mettre la région sous pression (AFP)

Les activités des membres de l’EI sont facilitées par leur parfaite connaissance des lieux. Ils bénéficient par ailleurs d’une base sociale importante dans ces régions où les sunnites, depuis la fin du régime de Saddam Hussein, sont particulièrement malmenés. 

Rakan al-Jabouri, actuel gouverneur par intérim de la ville de Kirkouk, très peu apprécié des Kurdes qui le présentent comme un chauviniste irakien convaincu, se montre lui très réaliste sur la situation régionale : « Malgré les victoires remportées contre le terrorisme dans la province, le groupe terroriste continue de contrôler les points de contrôle et y possède de nombreuses cachettes » a-t-il déclaré dans un communiqué.

« Le problème, c’est qu’après le retrait des forces kurdes, la lutte de terrain menée jusqu’alors s’est arrêtée. Ni les milices de Hachd al-Chaabi, ni l’armée irakienne n’ont pris le relais »

- Shakhawan Abdullah, membre kurde du Comité de sécurité et de défense au Parlement irakien

Du côté kurde, on enrage face à cette brutale détérioration de la situation sécuritaire, comme l’explique à MEE Shakhawan Abdullah, un membre kurde du Comité de sécurité et de défense au Parlement irakien : « Déjà quand les peshmergas tenaient Kirkouk, l’EI menait des offensives dans la région. Mais le problème, c’est qu’après le retrait des forces kurdes, la lutte de terrain menée jusqu’alors s’est arrêtée. Ni les milices de Hachd al-Chaabi, ni l’armée irakienne n’ont pris le relais ». 

Safin Dizayee confirme : « Le vide laissé par les peshmergas dans les régions de Salah ad-Din et de Diyala n’a pas été comblé par l’armée irakienne, et de nombreux civils ont dû partir. C’est depuis ces lieux que les membres de l’EI préparent leurs attaques ».

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Face à l’urgence de la situation, organiser la riposte ne semble cependant pas chose aisée, comme l’explique Julien Théron : « Aujourd’hui, nous avons des forces armées irakiennes dont les troupes antiterroristes sont très efficaces mais peu nombreuses. Il faut ajouter au schéma des peshmergas échaudés après leur rebuffade et leurs divisions à Kirkouk, les Hachd al-Chaabi liés à l’Iran, la présence du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord-irakien, des incursions turques, ou encore la présence des Drapeaux blancs (alliance d’anciens combattants de l’EI et de membres de la mafia kurde). Ce climat d’instabilité et la multiplicité d’acteurs servent les possibilités d’évolution clandestine de l’EI ».

Bagdad-Erbil, une coopération difficile

Pour Shakhawan Abdullah, les solutions sont pourtant toutes trouvées : « Suite à ces attaques, nous avons demandé à Bagdad d’unir les forces militaires irakiennes et kurdes afin de protéger la population ».

Le retour des peshmergas à Kirkouk est toutefois suspendu à un incertain accord sur les exigences sécuritaires locales, qui serait concerté entre Erbil, Bagdad, et Washington. Un scénario déjà à l’étude depuis plusieurs mois, comme le révèle à MEE Safin Dizayee : « Cette idée de coopération entre l’armée irakienne, les peshmergas, et les forces de la coalition a été bien accueillie par le gouvernement irakien. Mais elle n’a malheureusement jamais été mise en place, même s’il y a un mois et demi, nous avons mené une opération militaire conjointe près de Makhmour. Si nous ne suivons pas ce modèle, nous sommes condamnés à subir les conséquences de la réorganisation de l’EI », tranche-t-il. 

Les forces de Hashd al-Chaabi en patrouille dans les zones désertiques entre les villes d’Hawija et Kirkouk, en 2017 (MEE/Tom Westcott)

L’absence de consensus entre les élites irakiennes et kurdes ne s’illustre pas sur le seul volet sécuritaire, mais également sur des questions économiques cruciales. L’exploitation et l’exportation du pétrole issu des gisements de la ville sont ainsi au cœur des tensions entre Badgad et Erbil.

Lors du forum économique de Davos qui s’est tenu en janvier dernier, le premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani, a proposé à Haïder al-Abadi de mettre à la disposition de l’État irakien le pipeline reliant les gisements auport de Ceyhan, en Turquie.

« Cette idée de coopération entre l’armée irakienne, les peshmergas, et les forces de la coalition a été bien accueillie par le gouvernement irakien. Mais elle n’a malheureusement jamais été mise en place »

- Safin Dizayee, porte-parole du Gouvernement régional du Kurdistan

« Initialement, M. Abadi avait bien accueilli cette idée, mais là-encore, elle ne s’est pas concrétisée. Si le gouvernement irakien avait accepté notre proposition à Davos en janvier, cela aurait depuis rapporté entre 4,5 et 5 milliards de dollars au trésor irakien », tonne Safin Dizayee.

La raison de cet attentisme irakien traduit pour le porte-parole du GRK la réticence de Bagdad à s’acquitter des taxes annuelles d’exploitation du pipeline kurde. « On peut conclure qu’au lieu de verser 250 millions de dollars en frais d’exportation annuels, ils ont choisi de perdre 5 milliards de dollars de recettes. Une somme qui aurait pu être réinjectée à Bassorah, par exemple », poursuit Dizayee. 

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Faute d’infrastructures fonctionnelles, c’est par la route que l’État irakien a commencé ses exportations de brut vers l’Iran voisin. 

Les habitants de Kirkouk semblent cependant être les plus grands perdants de cette situation. Écartelés communautairement par leurs partis politiques, sous la menace constante des attaques islamistes armées, beaucoup ont du mal à se projeter dans le futur. 

La Coalition sociale du peuple de Kirkouk, un mouvement civique récemment formé, a en ce sens appelé tous les commerçants de la ville à une grève d’une heure pour marquer le premier anniversaire des événements du 16 octobre 2017

La Coalition sociale du peuple de Kirkouk, un mouvement civique récemment formé, a en ce sens appelé tous les commerçants de la ville à une grève d’une heure pour marquer le premier anniversaire des événements du 16 octobre 2017. Parmi leurs revendications, ils demandent la fin de la politique menée par l’actuel gouverneur par intérim de Kirkouk, Rakan al-Jabouri, qu’ils accusent de propager « la haine et la tension » entre les différents groupes ethniques et religieux de la ville. 

La population de Kirkouk a prouvé qu’elle était capable de vivre ensemble, malgré ses différences. Reste aux forces politiques en présence à en faire autant, condition sine qua non à ce que la ville retrouve enfin sa quiétude. 

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