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En Irak après la guerre, l’enfer du quotidien pour près d’un million de sans-papiers

Dans un Irak qui panse encore ses plaies après la défaite du groupe État islamique, un million de personnes vivent avec au moins un acte d’état civil manquant, selon des statistiques de l’ONU
L’un des enfants d’Alia Abdel-Razak, une femme privée de documents d’état civil cruciaux, est photographié dans sa maison délabrée de la ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak, le 11 décembre 2022 (AFP/Zaid aL-Obeidi)
L’un des enfants d’Alia Abdel-Razak, une femme privée de documents d’état civil cruciaux, est photographié dans sa maison délabrée de la ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak, le 11 décembre 2022 (AFP/Zaid al-Obeidi)
Par AFP à MOSSOUL, Irak

Mariée depuis une décennie, Alia Abdel-Razak n’a ni contrat de mariage, ni actes de naissance pour ses quatre enfants. Sans ces papiers officiels, elle fait partie de près d’un million d’Irakiens pour lesquels la vie quotidienne est devenue un parcours du combattant.

Car l’absence d’actes d’état civil « entrave l’accès à des services de base – éducation, soins de santé, sécurité sociale » et peut « restreindre la liberté de mouvement ou entraîner un risque accru d’arrestation et de détention », résume une note du Haut commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR).

Pour près d’un million d’Irakiens, la vie quotidienne est devenue un parcours du combattant (AFP/Zaid al-Obeidi)
Pour près d’un million d’Irakiens, la vie quotidienne est devenue un parcours du combattant (AFP/Zaid al-Obeidi)

Mossoul et sa province, dans le nord de l’Irak, sont particulièrement affectés. En s’emparant de la métropole dont ils ont fait leur « capitale » en 2014, les islamistes armés ont installé leur propre administration, chassant les institutions étatiques.

Même si l’Irak a proclamé en 2017 sa victoire contre eux, la « perte ou destruction » d’actes d’état civil demeure un problème majeur cinq ans plus tard, selon l’ONU.

Entre des démarches bureaucratiques éreintantes, une extrême précarité financière, mais aussi les traumatismes et le défi de la réconciliation après les ravages du groupe État islamique (EI), les citoyens ont souvent du mal à faire valoir leurs droits.

Complications administratives

Pour régulariser sa situation, Alia Abdel-Razak est aidée gratuitement par une avocate du Comité international de secours (IRC).

« Je n’avais pas les moyens, des avocats demandaient 300 ou 500 dollars », déplore-t-elle. « Comment faire si je n’ai même pas de quoi manger ? »

Son appartement délabré à Mossoul en témoigne : sol en béton nu, des matelas fins à même le sol, des vitres cassées colmatées avec du carton.

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Mariée en 2012, Alia a eu son premier enfant en 2013. Vivant dans une région rurale, elle n’a pas fait enregistrer son mariage ni cette naissance.

Désormais elle bataille pour scolariser ses enfants et ne peut obtenir du gouvernement des aides alimentaires dont elle et son mari menuisier ont cruellement besoin.

Son avocate a entamé une procédure pour légaliser leur mariage et leur filiation. Une décision de justice est attendue en janvier. Petite victoire : son aînée, Nazek, bientôt 10 ans, vient d’intégrer l’école.

Autre difficulté pour obtenir des papiers : avoir le tampon des services de renseignement. Avec un frère accusé de liens avec l’EI, Alia Abdel-Razak a dû s’y prendre à trois reprises.

Dans un Irak qui panse encore ses plaies après la défaite de l’EI, un million de personnes vivent avec au moins un acte d’état civil manquant, selon des statistiques de l’ONU.

Des contrats de mariages contractés sous l’EI doivent être légalisés, des enfants nés durant cette période doivent être reconnus, explique le porte-parole du ministère des Migrations et des Déplacés, Ali Jahangir, qui rappelle par ailleurs la destruction de bureaux d’état civil en raison des « opérations militaires » et la prise de pouvoir des hommes de l’EI.

Son ministère coordonne des missions administratives mobiles dans les camps de déplacés pour leur permettre d’obtenir les documents manquants, ajoute-t-il.

Vivant dans une région rurale, Alia n’a pas fait enregistrer son mariage ni cette naissance (AFP/Zaid al-Obeidi)
Vivant dans une région rurale, Alia n’a pas fait enregistrer son mariage ni cette naissance (AFP/Zaid al-Obeidi)

Responsable de la communication en Irak pour l’ONG internationale IRC, Jordan Lesser-Roy souligne l’importance de sensibiliser tous les échelons étatiques pour accélérer les procédures.

« Il faut obtenir l’approbation du maire [pour faire avancer la procédure], mais il faut aussi un changement de politique », souligne-t-elle, plaidant pour plus de missions mobiles et des hausses budgétaires en faveur de la Direction des affaires civiles, au ministère de l’Intérieur.

Un rapport récent de plusieurs ONG pointait du doigt les complexités supplémentaires pour les familles suspectées d’« affiliation » avec l’EI. Dans le cas d’un mari disparu ou mort et soupçonné de liens avec les islamistes armés, une mère voulant obtenir un acte de naissance pour son enfant doit parfois fournir des tests ADN prélevés auprès de proches. Des analyses réalisables uniquement à Bagdad...

« Il faut obtenir l’approbation du maire [pour faire avancer la procédure], mais il faut aussi un changement de politique »

- Jordan Lesser-Roy, responsable de la communication en Irak pour l’ONG IRC

Fuyant les combats contre l’EI en 2017, Hussein Adnan, 23 ans, a perdu sa carte d’identité, ce qui lui a valu d’être arrêté et emprisonné cinq mois.

Marié sous l’EI, il a eu un garçon. En plus d’une nouvelle carte d’identité, il cherche encore à obtenir un acte de naissance pour son fils, dont il a obtenu la garde après un divorce finalement reconnu par les autorités. Une procédure compliquée par le fait que son ex-femme s’était remariée.

Malgré la pression familiale, cet ancien serveur ne travaille pas. « Frappé et torturé » en détention, la peur d’être de nouveau arrêté ne le quitte pas.

« Je ne bouge pas tant que je n’ai pas de carte d’identité », lance-t-il. « Si demain je sors et qu’on me demande ma carte à un barrage, il peut m’arriver la même chose », dit-il.

Par Tony Gamal-Gabriel.

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