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« Nous sommes libres » : en Iran, les nomades feront la transhumance malgré le coronavirus

En Iran, l’arrivée du printemps annonce la transhumance. Mais cette année, pour éviter la propagation du COVID-19, les autorités ont demandé aux nomades de repousser leur départ. Ces derniers n’entendent toutefois pas renoncer à cette tradition ancestrale
À la tête d’un troupeau d’une centaine de moutons, Darab et sa famille rejoignent les pâturages d’altitude (MEE/Fanny Houvenaeghel)
Par Fanny Houvenaeghel à KHOUZISTAN, TCHAHARMAHAL-ET-BAKHTIARI, Iran

L’Iran compte près d’un million de nomades qui, deux fois par an, effectuent une transhumance saisonnière. Début avril, ils quittent les plaines où les points d’eau s’assèchent pour trouver, en altitude, les pâturages verdoyants du printemps et les cours d’eau. En automne, ils rejoignent leurs camps d’hiver.

Pour prévenir la contamination des nomades par le coronavirus et sa transmission, le directeur des affaires tribales du pays, Mohsen Pourfarkhi, a toutefois imposé des restrictions. Les nomades doivent repousser leur départ de plusieurs semaines et leur déplacement dans les zones habitées est interdit. Les autorités ont même promis de les approvisionner, si nécessaire, en herbe et en eau.

Toutefois, les nomades ne semblent pas vouloir décaler leur départ.

« On entend parler du virus par les habitants des villes mais nous, nous ne sommes pas impactés », explique Darab, un nomade de 30 ans, à Middle East Eye par téléphone.

« On nous interdit de faire le koutch [la transhumance], mais c’est en ce moment que l’herbe est bonne et qu’il faut faire paître les moutons ! Nous partirons demain. »

La transhumance n’attend pas

À la tête d’un troupeau d’une centaine de moutons, Darab ne se sent pas concerné par les recommandations faites par les autorités.

« On nous interdit de faire [la transhumance], mais c’est en ce moment que l’herbe est bonne et qu’il faut faire paître les moutons ! Nous partirons demain »

- Darab, nomade

« En montagne, nous ne dérangeons personne. La transhumance dure un mois et nous n’avons pas besoin de passer par les villes, nous avons tout ce qu’il faut ! »

Les nomades sont en effet habitués à vivre en autarcie.

« Nos ânes et nos mules portent toutes les affaires nécessaires pour faire le koutch. Ils sont chargés de deux sacs de 50 kg de farine pour faire le pain et de provisions de pommes de terre, de sauce tomate et de fruits secs », décrit Darab.

Au printemps, la montagne regorge aussi de plantes sauvages comme les oignons ou la rhubarbe. Les herbes médicinales permettent en outre aux nomades de se maintenir en bonne santé.

À chaque escale, les nomades déchargent les mules et confectionnent du pain (MEE/Fanny Houvenaeghel)
À chaque escale, les nomades déchargent les mules et confectionnent du pain (MEE/Fanny Houvenaeghel)

« La seule chose qui va changer si nous ne pouvons plus passer par les villages, c’est que nous n’aurons pas de viande », poursuit Darab, qui prendra la route avec sa femme et ses parents.

« Nous ne mangeons pas la viande de nos bêtes car nous ne les tuons pas pour notre propre consommation, mais nous achetons parfois du poulet quand nous passons dans un village. En tout cas, nous n’avons plus de temps à perdre ! »

Des sentiers de montagnes encombrés

Depuis plusieurs décennies, des milliers de familles nomades ont choisi la solution motorisée pour se rendre jusqu’aux pâturages d’altitude. La transhumance est une véritable épreuve physique, car les cols à passer sont hauts et les chemins parfois très escarpés.

« Nous allons prendre les sentiers de montagne. [...] Ce ne sera pas facile car mes enfants sont jeunes, mais nous n’avons pas le choix »

- Ahmad, nomade

Cette année, toutefois, les restrictions imposées à cause du virus empêchent ces nomades « modernes » de faire la transhumance en véhicule car ceux-ci devraient passer par les villes, ce qui est interdit.

Les nomades sont censés attendre la levée des interdictions, mais la plupart des familles ne sont pas d’accord et s’adaptent en conséquence.

« L’année dernière, nous nous sommes déplacés en voiture », explique Ahmad, père de famille de six enfants.

« Mais cette année, nous allons prendre les sentiers de montagne. Les saisons n’attendent pas et l’herbe ne restera pas longtemps fraîche. Ce ne sera pas facile car mes enfants sont jeunes, mais nous n’avons pas le choix. »    

Les sentiers parcourus par les nomades sont escarpés et traversent parfois des cols enneigés (MEE/Fanny Houvenaeghel)
Les sentiers parcourus par les nomades sont escarpés et traversent parfois des cols enneigés (MEE/Fanny Houvenaeghel)

Déjà, des dizaines de familles ont rejoint les flancs des montagnes. Pour éviter la saturation des pâturages, plusieurs groupes de nomades sont même partis en avance sur le calendrier.

« Nous allons être nombreux sur les chemins. Il va falloir être vigilants pour ne pas confondre les troupeaux et s’assurer que toutes les bêtes peuvent se nourrir mais, heureusement, les pâturages sont vastes ! », s’exclame Darab.

« Par contre, il semble que cette fois-ci, nous n’aurons pas d’étrangers avec nous », déplore-t-il.

Le tourisme en berne

Depuis quelques années en effet, des agences de tourisme se sont créées pour proposer à des groupes restreints de voyageurs d’accompagner les nomades lors de leur transhumance. Si le COVID-19 a pour l’instant épargné les nomades, il a touché de plein fouet les agences qui s’intéressaient à ce secteur porteur.

Alors que la fermeture des frontières a réduit le nombre de touristes étrangers à néant, Mohamad Malekshahi, directeur de l’agence de voyage Nomad Tours, se dit préoccupé.

« Nous avions organisé plusieurs tours pour les transhumances d’avril, des dizaines de touristes devaient nous rejoindre pour cette occasion. À cause du corona, tout a été annulé », indique-il à MEE.

« J’espère que le virus ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir car, si cela continue, nous devrons aussi annuler toutes les réservations prévues pour la transhumance d’automne. »

Mohamad Malekshahi (au centre), directeur de l’agence Nomad Tours, lors d’une transhumance avec quelques touristes (crédit : Vincent Kronental)
Mohamad Malekshahi (au centre), directeur de l’agence Nomad Tours, lors d’une transhumance avec quelques touristes (crédit : Vincent Kronental)

Lui-même issu d’une famille de nomades, Mohamad pense que les sociétés actuelles, occidentalisées, se perdent dans le matérialisme. Selon lui, il faut prendre conscience du fait qu’un autre quotidien est possible.

« Nous avons beaucoup à apprendre des nomades. Ils vivent presque en autonomie et leurs déplacements ne nuisent pas à l’environnement.

« Leur mode de vie est d’autant plus intéressant qu’en ce moment, nous nous rendons compte que la concentration des habitants dans les villes fait beaucoup de mal. Le coronavirus fait des ravages car, dans les villes, nous sommes tous entassés. »

L’Iran est le pays le plus touché du Moyen-Orient par le COVID-19, qui a fait officiellement plus de 5 000 morts, notamment dans les grandes villes comme Qom ou Téhéran.

« Il faut revenir à l’essentiel, comme les nomades le font si bien », insiste Mohamad. « Pour l’instant, aucun cas de coronavirus n’a été détecté chez eux. Ce sont bien les seuls à être épargnés par le fléau ! »

Les Bakhtiari, une tribu historiquement puissante

En Iran, les nomades sont divisés en plusieurs tribus réparties sur tout le territoire. Les Bakhtiari, tribu majoritaire dont Darab fait partie, nomadisent principalement sur trois régions situées au sud-ouest de l’Iran, à savoir le Khouzistan, le Tchaharmahal-et-Bakhtiari et Ispahan.

« Il faut revenir à l’essentiel, comme les nomades le font si bien. Pour l’instant, aucun cas de coronavirus n’a été détecté chez eux. Ce sont bien les seuls à être épargnés par le fléau ! »

- Mohamad Malekshahi, directeur d’une agence de voyage

Dans l’histoire, les Bakhtiari ont toujours eu une chefferie forte et hiérarchisée qui leur permettait même de rivaliser avec l’État central iranien.

Pour renforcer leur pouvoir et obtenir des armes, les nomades n’hésitaient pas à négocier avec les acteurs étrangers. Au début du XXe siècle, les Britanniques, installés dans la région de Bouchehr, à l’extrême sud du pays, avaient même contracté les Bakhtiari pour sécuriser leurs installations pétrolières et les routes qui y menaient.

En 1906, beaucoup de khan (chefs de tribus) bakhtiari ont aussi participé à la révolution constitutionnelle qui a abouti au renversement de la dynastie régnante des Qadjars. Dans la foulée, ils ont occupé des postes importants dans le nouveau gouvernement.

Entre répression et pacification

L’ascension des Pahlavi, au pouvoir en 1925, a toutefois marqué un tournant pour les Bakhtiari. Pour les contrôler et diminuer leur pouvoir, Reza Shah a mené une politique de répression tous azimuts incluant la sédentarisation forcée des nomades par les militaires, la confiscation des armes et l’arrestation de nombreux khan.

Entre deux transhumances, les nomades s’installent dans leur village d’été ou d’hiver, en fonction des saisons (MEE/Fanny Houvenaeghel)
Entre deux transhumances, les nomades s’installent dans leur village d’été ou d’hiver, en fonction des saisons (MEE/Fanny Houvenaeghel)

Son successeur, Mohammad Reza Shah, a continué cette politique frontale en nationalisant les pâturages pour tenter d’empêcher les nomades d’effectuer les transhumances. Si ces politiques ont affaibli les nomades, ces derniers ont toutefois toujours gardé leur esprit d’indépendance et les affrontements avec le pouvoir n’ont jamais cessé.

L’avènement de la République islamique a conduit à une pacification des rapports entre les nomades et le pouvoir central du fait d’une revalorisation de l’élevage et d’une amélioration des conditions de vie rurale.

« Nous sommes libres et ne demandons rien à personne. J’espère juste que le virus aura disparu au début de l’été, au moment de vendre les bêtes », martèle Darab, qui reste confiant, malgré le scepticisme ambiant.

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