Istanbul dans les oreilles : écouter la ville pour préserver son souvenir
STANBUL, Turquie – Dans la moiteur d’une après-midi d’automne, des foules se sont amassées dans une ancienne usine désaffectée du quartier stambouliote de Galata pour écouter des sons inhabituels.
Ceux-ci proviennent de machines industrielles d’un ancien temps installées au centre de la salle : les cris d’un marchand de simit (sortes de bagels turcs saupoudrés de sésame) vendant ses marchandises, le vacarme d’une corne de brume de ferry et, quelque part dans un coin, les cloches du tramway nostalgique de la ville aujourd’hui disparu.
C’était la soirée d’ouverture de Kiralık, Satılık (« À louer, à vendre »), une exposition artistique collective présentée par Protocinema où le son joue un rôle subtil mais important dans l’examen du paysage urbain en évolution rapide d’Istanbul. C’était aussi la première fois que Pınar Çevikayak Yelmi observait son travail dans un contexte d’art contemporain.
Habituellement, ses recherches sont accessibles à l’aide d’un écran d’ordinateur et d’écouteurs, mais ici, son projet, Soundscape of Istanbul, illumine acoustiquement une salle remplie de sculptures, de photographies et de dessins.
« L’exposition s’intéresse à la ville et à la manière dont elle évolue », a déclaré Yelmi quelques jours après l’ouverture au public de Kiralık, Satılık. « Nous voulions faire de petites installations minimalistes propres à certains sites, juste pour rappeler aux gens les sons [de la ville], qui évoluent aussi et qui ne sont plus là. »
Les multiples sons d’Istanbul
Au cours des cinq dernières années, Pınar Çevikayak Yelmi, 32 ans, s’est plongée dans les sons culturels du présent d’Istanbul, accordant une attention particulière à la manière dont ils représentent sa ville natale.
Étudiante en design industriel au départ, son intérêt pour les sons s’est développé lors de ses études de maîtrise en communication visuelle, alors qu’elle examinait comment les sons et l’expérience, associés au design, pouvaient illustrer une image plus large du patrimoine.
Pınar Çevikayak Yelmi sur le terrain, lors de l’enregistrement de sons pour le projet Soundscape of Istanbul (avec l’aimable autorisation de The Soundscape of Istanbul)
Dans le cadre de ses recherches de doctorat au département Design, technologie et société de l’Université Koç d’Istanbul, elle a concocté Soundscape of Istanbul, une vaste archive numérique d’enregistrements effectués dans toute la ville.
Après une recherche rapide, les sons de la capitale turque sont accessibles à quiconque dispose d’une connexion internet.
La carte audio interactive comprend les cris de vendeurs de kebab sur la place Taksim, le bruit de mouettes survolant le ferry des Îles des Princes, ou encore les bips et les annonces automatisées lors d’un trajet journalier à bord du funiculaire Karaköy-Sishane, un tramway souterrain populaire qui permet à ses usagers de monter jusqu’au quartier de Beyoğlu.
« Il s’agit essentiellement d’un projet de patrimoine culturel, a déclaré Pınar Çevikayak Yelmi à Middle East Eye. La première motivation est de préserver des exemples représentatifs de ces sons, car ils sont vraiment importants pour le patrimoine culturel, la mémoire culturelle et l’identité culturelle, et parce que tous ces sons changent. »
Sur le terrain
Istanbul est une grande ville : enjambant les deux rives du Bosphore, elle abrite plus de 14 millions de personnes et continue de s’accroître. Un éventail de sons, anciens et nouveaux, contribuent au paysage sonore quotidien de la ville, et ces dernières années, de nombreux endroits, comme les ports, ont connu des entreprises de rénovation massives. Dans une ville si vaste, il n’a pas été facile pour Pınar Çevikayak Yelmi de décider où elle allait commencer à enregistrer des sons pour son projet.
« La première motivation est de préserver des exemples représentatifs de ces sons, car ils sont vraiment importants pour le patrimoine culturel »
– Pınar Çevikayak Yelmi, chercheuse spécialiste des sons urbains
« Quand j’ai commencé ce projet, j’essayais de capturer mes sons préférés, a raconté Yelmi à Middle East Eye. Puis je me suis dit : "OK, ça, c’est ma vie à Istanbul, mais il y a tant d’autres vies à Istanbul, alors d’autres personnes n’entendent ou n’écoutent pas nécessairement les mêmes sons que moi." »
Elle a commencé à distribuer un sondage en ligne à environ 400 participants, leur posant des questions sur les sons qu’ils associaient à la ville, à leur quartier et à des périodes de l’année en particulier.
Les résultats ont été surprenants : les sons qu’elle considérait comme emblématiques, tels que le tramway nostalgique, qui a été délogé du milieu de l’avenue Istiklal dans les mois qui ont suivi l’enregistrement pour rénovation, ou encore les mouettes sur les ports, figuraient en bas de la liste.
Les sons de la modernité, comme les embouteillages, les klaxons de voitures et les rues bondées, se trouvaient en tête du classement, reflétant la façon dont la ville grandit et devient plus commerciale. Au milieu de ce vacarme, les sons du quotidien, tels que les vendeurs ambulants, les stands de thé et l’appel à la prière, constituaient la majeure partie des réponses.
« J’ai analysé tous ces résultats et composé une liste détaillée de sons, ainsi qu’une chronologie des sons et une catégorisation, comme les sons liés à la nourriture et aux boissons, les sons du trafic, les sons religieux », a expliqué Pınar Çevikayak Yelmi, précisant que les gens attribuent peut-être de la valeur aux sons qu’ils entendent rarement plutôt qu’à ceux qui font partie de leur quotidien.
« Il n’y a pas beaucoup de travail qui est réalisé sur ces questions, sur la préservation des sons, même à l’échelle mondiale »
– Emre Yücelen, musicien turc
« Il y a des sons que nous entendons tous les jours – comme les marchands de bagels turcs et de thé –, mais il y a des sons que nous n’entendons qu’une fois par an, comme lors des fêtes nationales ou religieuses et des commémorations, et cela détermine leur valeur et leur place dans la société », a-t-elle ajouté.
Armée d’un système d’enregistrements sonores semblable à un calendrier, Yelmi et divers assistants se sont plongés dans la ville en accordant la priorité aux sons qui étaient menacés, comme celui des pêcheurs dans les ports.
Elle a consacré l’année 2015 à l’enregistrement des résultats de son enquête et, ce faisant, a remarqué que certains sons avaient disparu avant même d’avoir pu être enregistrés.
L’un de ces sons était celui d’une rue du quartier de Tophane, populaire pour son narguilé (chicha), qui a été rasée pour faire place au projet de Galataport ; de même, elle n’a pas réussi à retrouver un vendeur ambulant de boza (une boisson à faible teneur en alcool).
« Il est normal qu’ils changent, mais il est très important de préserver les sons qui sont représentatifs et de les transmettre à la prochaine génération, car on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. »
À la fin de l’année, elle avait tout de même réussi à amasser environ 300 exemples individuels des sons culturels emblématiques d’Istanbul, qui ont ensuite été publiés sur le site d’archives de l’Université Koç.
« Créer son propre paysage sonore »
« J’ai toujours eu cette idée d’encourager les gens à contribuer aux archives », a confié Pınar Çevikayak Yelmi en décrivant sa décision de poursuivre ses recherches après avoir archivé les enregistrements en ligne.
Fin 2015, elle a lancé avec ses conseillers le projet Soundsslike, un site internet distinct et interactif consacré à Soundscape of Istanbul. Le site, incluant une carte détaillée qui facilite la navigation, permet d’écouter des sons classés par catégorie, par quartier ou chronologiquement.
« Nous voulions que les gens créent leur propre paysage sonore et jouent avec les sons ; nous leur avons donc délibérément laissé la possibilité d’écouter trois sons en même temps. »
Grâce à ce site web, Pınar Çevikayak Yelmi a ouvert ses archives aux autres et leur a permis d’y contribuer. Toute personne souhaitant partager un enregistrement MP3 peut le mettre en ligne sur cette carte collaborative et entrer les détails du son. Pour le plus grand plaisir de Yelmi, quelqu’un a pu retrouver un vendeur insaisissable de boza et mettre en ligne un enregistrement de sa voix.
« Nous transformons ce projet en un travail collaboratif non seulement dans le but de collecter des sons, mais aussi afin de rendre ces archives plus accessibles, a déclaré Yelmi. Quand il s’agit d’une simple archive de bibliothèque, cela peut sembler très éloigné, mais lorsque les gens interagissent directement, ils ont l’impression que ce n’est pas si loin et ils ont l’inspiration pour collecter des sons et les mettre en ligne ».
Lorsqu’Emre Yücelen, un musicien turc qui compile ses propres enregistrements sonores d’Istanbul depuis 2006, l’a rencontrée l’année dernière, tous deux ont uni leurs forces.
« Mes enregistrements me servaient principalement à me détendre et à méditer, parce que vivre dans une grande ville comme Istanbul, ce n’est tout simplement que du bruit »
– Emre Yücelen, musicien turc
« Mes enregistrements me servaient principalement à me détendre et à méditer, parce que vivre dans une grande ville comme Istanbul, ce n’est tout simplement que du bruit », a expliqué Emre Yücelen, qui concentre beaucoup de ses enregistrements sur des aspects plus calmes de la ville, entre les sons de la nature dans les parcs ou des muezzins annonçant l’appel à la prière en dehors du centre-ville.
Yücelen a ajouté 129 enregistrements à la carte, heureux d’unir son projet personnel à un projet en plein développement.
« Tout ce qui se rapporte au son m’est précieux, a-t-il affirmé à MEE. Il n’y a pas beaucoup de travail qui est réalisé sur ces questions, sur la préservation des sons, même à l’échelle mondiale, or je pense que c’est un travail très précieux. Istanbul a complètement changé, et maintenant, la seule chose qu’il reste à Istanbul, c’est le bruit. »
À louer, à vendre
Le site interactif développe également sa portée : ainsi, Pınar Çevikayak Yelmi s’associe à des archives sonores internationales comme Europeana et poursuit ses recherches en apportant la plateforme Soundsslike à des institutions telles que la British Library. Celle-ci peut également être appliquée à d’autres entreprises culturelles.
« L’exposition s’intéresse à la ville et à la manière dont elle évolue »
– Pınar Çevikayak Yelmi, chercheuse spécialiste des sons urbains
Lorsqu’İbrahim Cansızoglu, conservateur, a commencé à assembler Kiralık, Satılık, son souhait était de montrer comment le paysage urbain de Beyoğlu évoluait, en utilisant comme point de départ les nombreux panneaux « À louer, à vendre » apparus récemment dans le quartier. Il savait que le son pouvait constituer un complément précieux pour les éléments visuels qu’il réunissait dans cet espace de production abandonné – il s’agissait simplement de trouver les bons sons.
« Je pense que dans les sociétés islamiques, le paysage sonore est plus prépondérant », a-t-il déclaré à MEE, se référant aux sons étroitement contrôlés de la ville à l’époque ottomane et au rôle toujours important de l’azan – l’appel à la prière – dans la vie quotidienne à Istanbul.
« Il façonne la société et les conceptions des gens sur leur façon de vivre et de comprendre la société », a poursuivi Cansızoglu.
Le projet d’archive de Pınar Çevikayak Yelmi était parfait pour İbrahim Cansızoglu.
Parmi les centaines de sons récoltés par Soundscape, Cansızoglu a pu réunir quatre enregistrements distincts pour compléter l’installation multimédia d’Antonio Cosentino, un artiste italo-arménien né en Turquie. L’installation explore un récit fictif d’Istanbul, coupée en deux par un mur géant qui sépare une partie moderne de la ville, pavée et redessinée, du quartier historique plus ancien.
Le vendeur de simit, les sons du métro, du ferry et d’un vieux marchand jaillissent au sommet des vieilles machines, tandis que dans une pièce indépendante résonne le son préféré de Yelmi, l’enregistrement du tramway nostalgique du centre-ville.
« D’une certaine manière, tout le monde est attiré par l’élément sonore de l’exposition », a déclaré Cansızoglu.
« D’autres expositions utilisant Soundscape of Istanbul étaient beaucoup plus axées sur la présentation des archives, et nous souhaitions faire cela également, mais nous ne voulions pas séparer ou délimiter un espace dans l’exposition qui leur aurait été entièrement dédié. Nous voulions ancrer les sons au cœur de l’idée de cette exposition collective, donc c’était en quelque sorte nouveau pour Pınar et moi, mais c’était également une expérience extrêmement enrichissante à la fois pour nous et pour le public », a-t-il ajouté.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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