« J’ai peur pour mes fils » : un groupe inspiré de l’EI impose des leçons brutales aux enfants
Le village d’al-Shajarah, « arbre » en arabe, est niché dans le bassin fertile de la rivière Yarmouk, là où convergent la Syrie, la Jordanie et le plateau du Golan.
Il y a trois ans, cette communauté agricole d’environ 10 000 personnes attirait des camionneurs, des commerçants et des acheteurs, et expédiait quotidiennement des produits aux acheteurs syriens et jordaniens. Aujourd’hui, cependant, à moins de 10 km des frontières avec Israël et la Jordanie, Shajarah est coupé du monde.
« Ils ont coupé les mains, la tête et la peau des gens, ou ont utilisé d’autres méthodes de torture contre les gens d’ici » – Abu Nasser, un habitant
« Nous vivons une vie isolée du monde extérieur », a déclaré Abu Nasser (47 ans), un père du village.
Les routes ont été fermées. Le trafic est strictement contrôlé par les membres de l’armée Khalid ibn al-Walid, un groupe dans la mouvance de l’État islamique (EI) qui contrôle Shajarah et sept villages à proximité.
Le 27 novembre, des avions israéliens ont frappé plusieurs sites sous le contrôle de cette armée. Lundi 28 novembre, le porte-parole de l’armée israélienne, Avichay Adraee, a annoncé qu’elle avait ciblé les combattants d’al-Walid dans le sud du plateau du Golan « en réponse à la fusillade qui avait ciblé une force militaire menant des activités de sécurité [la veille] ».
Des morts et des blessés au sein de l’armée Khalid ibn al-Walid ont été signalés.
Pendant son occupation de la région, l’armée de Khalid bin al-Walid a acquis la réputation de traiter de façon particulièrement horrible et intransigeante la population locale sous son contrôle.
« Ils ont coupé les mains, la tête et la peau des gens, ou ont utilisé d’autres méthodes de torture contre les gens d’ici », a déclaré Nasser. « C’est nouveau pour nous, nous n’avions jamais vu cela auparavant. »
La description de Nasser de la vie sous occupation – et la peur d’une population choquée essayant de vivre sous le règne brutal du groupe – fait écho à des témoignages similaires provenant de Mossoul, Raqqa et d’autres parties du soi-disant califat de l’EI.
Toutefois, Shajarah et les autres villages de la vallée de Yarmouk ne sont pas, techniquement, occupés par l’EI : l’armée Khalid ibn al-Walid n’a pas encore prêté publiquement serment d’allégeance à l’EI. Le groupe nie toute affiliation à l’organisation terroriste, même si les articles d’actualité qu’il produit figurent dans Amaq, l’un des principaux porte-voix de la propagande de l’EI.
Pour Abu Nasser et les 20 000 autres habitants du bassin de Yarmouk, la différence, si tant est qu’il y en ait, est insignifiante.
« Ils sont membres de l’EI et nous voyons les drapeaux de l’EI flotter partout dans notre ville. Ils cachent encore leur affiliation à l’organisation, mais nous savons qu’ils en font partie », a-t-il affirmé à MEE.
Liens avec l’État islamique
Au début de la guerre syrienne, la vallée de Yarmouk n’était pas un foyer d’extrémisme. Comme la plus grande partie du sud de la Syrie, les habitants de la région manifestaient pacifiquement contre le régime syrien.
Mais bientôt, les manifestations se sont transformées en conflit armé. Dans le même temps, un militant a émergé comme leader dans la région, un homme connu sous le nom d’Abou Ali ou al-Khal – « l’oncle ».
En 2012, al-Khal a fondé la Brigade des martyrs de Yarmouk dans le cadre du groupe d’opposition de l’Armée syrienne libre (ASL). Il a amassé de plus en plus de pouvoir dans la région, finissant par contrôler les services publics (électricité et eau) et l’éducation. Il a également créé un tribunal spécial. Bien que sa brigade ait initialement bénéficié du soutien du Centre d’opérations militaires (MOC) dirigé par les États-Unis en Jordanie en 2013, cela a cessé au début de 2014, le comportement du groupe se singularisant.
À la fin de 2014, la Brigade affichait des signes clairs d’extrémisme. En 2015, le groupe a commencé à appliquer la loi islamique et à mettre en œuvre des dispositions judiciaires semblables à celles de l’EI.
Le 24 mai 2016, l’arrivée de l’armée Khalid ibn al-Walid a été annoncée par une fusion intégrée de trois groupes radicaux : la Brigade des martyrs de Yarmouk, le Mouvement islamique Muthanna et l’Armée du djihad. Le territoire dominé par ces groupes s’étendait sur la région de Yarmouk, un triangle de terre entre la Syrie, la Jordanie et le plateau du Golan occupé par Israël.
« L’armée Khalid ibn al-Walid est certainement une branche importante de l’EI, mais les trois factions cachent leur affiliation, craignant de devenir la cible de la communauté internationale » – Abu Bilal, un habitant
Abu Bilal, un habitant de Shajarah, principal bastion de l’armée Khalid ibn al-Walid, a déclaré à MEE qu’Abu Uthman Aladalbi, émir de l’organisation, avait été envoyé dans la région depuis le nord d’Alep en tant qu’envoyé des dirigeants de l’EI.
« La décision de nommer Abu Uthman Aladalbi est un ordre direct du chef de l’organisation, Abu Bakr al-Baghdadi », a-t-il ajouté.
L’armée Khalid ibn al-Walid est certainement une branche importante de l’EI, mais les trois factions cachent leur affiliation, craignant de devenir la cible de la communauté internationale.
Avec la formation de l’armée Khalid ibn al-Walid et son annonce d’un califat islamique dans la région en 2016, al-Khal a cimenté son contrôle.
Au cours de l’année écoulée, l’armée Khalid ibn al-Walid a étendu ses forces en renforçant son contrôle sur les écoles, les hôpitaux et les institutions de services et en imposant ses idées et croyances à la population de la région par l’intermédiaire de la Hisbah, une police de la morale dans le style de l’EI.
Abu Ahmad, père de trois filles et deux garçons vivant à Shajarah, a déclaré que quiconque s’opposait au règne du groupe n’avait pas la moindre chance.
« Les habitants du district de Yarmouk sont des gens simples, ils n’ont pas la force ou les capacités de faire face au contrôle militant de l’armée Khalid ibn al-Walid sur la région et doivent donc faire preuve de compatibilité et de coexistence dans ces circonstances. »
Malgré l’incursion armée et le blocus de la région par l’Armée syrienne libre et ses alliés il y a huit mois, plusieurs villes et villages de la région de Yarmouk à l’ouest de Daraa sont toujours sous le contrôle de la Brigade.
« Nous avons subi un lavage de cerveau avec leurs idées »
Pour les familles vivant sous la férule du groupe, chaque aspect de la vie a changé. Cependant, ce qui inquiète le plus les parents, c’est l’impact de l’armée sur l’éducation.
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La plupart des écoles de la région ont été converties en institutions islamiques, où les enseignants et certains étudiants sont forcés de porter des tenues semblables à celles de l’EI : pantalons courts, longues tuniques et foulards pour les hommes ; plusieurs longues robes noires superposées et voiles pour les femmes.
Beaucoup d’enseignants ont été congédiés et remplacés par des enseignants appartenant à l’EI, dont plusieurs directement de Raqqa.
« Au début de l’année scolaire 2016, des membres de l’armée Khalid ibn al-Walid m’ont expulsé ainsi que plusieurs enseignants de l’école et nous ont empêchés d’enseigner », a déclaré un ancien professeur à MEE. Il a demandé à conserver l’anonymat par peur des représailles.
« Ils nous ont remplacés par des instructeurs venus de l’extérieur de la région pour enseigner la charia aux enfants et les encourager à s’engager dans le djihad et à combattre les infidèles », a-t-il ajouté.
Selon les habitants, l’année scolaire 2016-2017 a commencé par des changements encore plus radicaux dans le programme scolaire. La plupart des leçons évoquaient la nécessité du djihad et de la lutte contre les infidèles pour établir le califat islamique.
« J’ai peur pour mes deux fils à l’école », a déclaré un père d’écoliers, s’exprimant sous couvert d’anonymat. « Je ne peux pas garder mes enfants à la maison, mais je ne suis pas satisfait de ce qu’ils étudient désormais à l’école, de toutes ces idées sur l’établissement d’un califat islamique. »
Tout ce que je sais, c’est que j’ai perdu mon fils pour toujours. Nous avons subi un lavage de cerveau avec leurs idées et il en est devenu partisan » – un père, bassin de Yarmouk
Pour les parents d’enfants plus âgés, les risques sont différents, mais les enjeux plus élevés, a expliqué le père d’un jeune de 18 ans.
« Mon fils était un lycéen très appliqué quand la Brigade des Martyrs de Yarmouk a pris le contrôle », a-t-il rapporté à MEE. « Ils ont organisé des ateliers de formation et ont forcé mon fils à y aller. Trois mois plus tard, il a rejoint leur groupe et lorsqu’ils ont formé Khalid ibn al-Walid, il a défilé sous cette bannière. »
Ces éléments militaires qui ont forcé son fils à rejoindre leurs rangs ont maintenant commencé à émerger dans les postes de garde de l’armée Khalid.
« Je ne sais pas ce qui s’est passé », avoue le père. « Tout ce que je sais, c’est que j’ai perdu mon fils pour toujours. Nous avons subi un lavage de cerveau avec leurs idées, et il en est devenu partisan. »
Toujours dans l’expectative
Au désespoir de tous les gens du coin, rien n’indique que l’emprise du groupe sur la région se relâche.
Le 3 novembre, l’armée de Khalid ibn al-Walid a nommé Abu Muhammad al-Maqdisi à la tête de l’organisation après que son prédécesseur, Abu Uthman Aladalbi, a été tué par une voiture piégée dans des circonstances mystérieuses le 18 octobre.
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Al-Maqdisi est un Syro-Palestinien et ancien membre du Mouvement islamique de Muthanna, une faction takfirie islamiste qui s’est muée en groupe djihadiste. Il a passé au moins un an et demi dans le nord de la Syrie, travaillant avec l’EI avant sa nomination en tant que nouveau commandant.
Après la nomination d’al-Maqdisi, plusieurs villes de la région de Yarmouk ont connu des arrestations massives, supervisées par le comité de sécurité qu’il dirigeait. Bon nombre des personnes arrêtées étaient des membres de l’ancienne Brigade des Martyrs de Yarmouk, suggérant un effort visant à éliminer des rivaux internes.
« L’armée Khalid ibn al-Walid est forte et s’agrandit chaque jour. L’armée Khalid ibn al-Walid a établi des fortifications et des plans qui ne sont pas faciles à percer » – Abu Nasser, un habitant
Pour l’instant, le bassin de Yarmouk est sous le contrôle absolu de l’armée Khalid ibn al-Walid. Il y a eu des tirs occasionnels et des bombardements depuis la zone située au-delà de la frontière avec la Jordanie voisine. Pendant l’été, les avions israéliens ont ciblé les lieux comme ils l’ont fait en octobre.
À Amman, le 6 novembre, Brett McGurk, envoyé spécial du président américain pour la coalition, a souligné que les États-Unis s’étaient engagés à protéger les frontières de la Jordanie contre l’EI, y compris la région de Yarmouk. Toutefois, aucune campagne ouverte contre le groupe n’a encore débuté.
Pour ceux qui se trouvent dans le bassin de Yarmouk et qui n’ont pas rejoint les rangs de l’armée Khalid ibn al-Walid, chaque jour se passe dans l’expectative : attendre de voir ce qui se passera ensuite, attendre un sauvetage, attendre que tout s’aggrave. Alors que le bassin de Yarmouk ne ressemble pas encore à Raqqa, certains de ses habitants redoutent l’avenir.
Quoi qu’il arrive ensuite, Abu Nasser a dit s’être résigné à ce que le chaos et l’incertitude d’aujourd’hui perdure dans l’avenir.
« L’armée Khalid ibn al-Walid est forte et s’agrandit chaque jour », a-t-il estimé. « Nous attendons que l’ASL reprenne sa bataille contre ces extrémistes ou que n’importe qui dans la région en mesure de changer le statu quo fasse pression. »
« L’armée Khalid ibn al-Walid a des fortifications et des plans en place qui ne sont pas faciles à pénétrer. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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