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À jamais sans foyer ? Les Arabes oubliés du Sinjar

Déplacés de leurs villages et conduits à Mossoul, puis dans des camps de réfugiés, des centaines de personnes perdent l’espoir de rentrer chez eux
Un jeune garçon arabe, originaire de la région du Sinjar et blessé à Mossoul, regarde à travers la clôture d’un camp (Tom Westcott/MEE)

Des enfants s’accrochent à la clôture barbelée qui cerne l’un des camps installés dans l’ouest de Mossoul, tuant l’ennui en regardant passer les voitures et en suppliant un marchand au loin de leur offrir des glaces.

Derrière eux s’étalent les rangées de tentes blanches qui abritent des familles déplacées suite au conflit à Mossoul.

Parmi les 27 300 habitants de ce camp, on compte plusieurs centaines d’Arabes originaires du Sinjar, une région montagneuse d’Irak plus connue pour sa population majoritaire yézidie, à laquelle l’État islamique a infligé un génocide motivé par des raisons religieuses.

Ces Arabes du Sinjar disent avoir été forcés de fuir leurs villages, déjà sous le contrôle de l’État islamique, lorsque les forces kurdes ont pris les armes pour reconquérir la région montagneuse en décembre 2014.

Le camp pour déplacés internes de Hammam al-Alil 2, où vivent aujourd’hui de nombreuses familles arabes déplacées du Sinjar (Tom Westcott/MEE)

Mais l’État islamique leur a interdit de quitter le territoire du califat autoproclamé – ils ont donc été envoyés à Mossoul en tant que déplacés internes.

À Mossoul, ils ont loué des maisons ou se sont installés dans des propriétés vacantes, essayant de survivre jusqu’à l’offensive irakienne lancée pour reprendre la ville, qui les a de nouveau délogés.

Turfa Ahmed Hussein, 70 ans, vit depuis quatre mois dans le camp de Hammam al-Alil 2, à 35 km de Mossoul. Avant cela, il a vécu pendant trois ans à Mossoul, sous le joug de l’État islamique.

« Ce n’est pas juste de nous laisser comme ça, dans ce camp terrible. Nous avons perdu nos maisons et toutes nos affaires, deux fois, a-t-il déploré. Nous n’avons, pour ainsi dire, pas de foyer à nous depuis 2014. »

Un retour impossible

L’État islamique a atteint le mont Sinjar au début du mois d’août 2014 alors que les combattants du groupe se déployaient à travers l’Irak, prenant rapidement le contrôle de près d’un tiers du pays.

Bien que le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) ait promis de protéger les habitants du Sinjar, les forces peshmergas kurdes se sont retirées face à l’EI et les habitants de la région montagneuse ont été abandonnés à leur sort.

La principale cible des militants de l’État islamique était les Yézidis, qu’ils ont qualifiés d’adorateurs du diable en raison de leur foi ancienne. Mais les familles arabes provenant d’une vingtaine de villages périphériques dispersés le long de la frontière syrienne affirment avoir également souffert sous le contrôle brutal du groupe.

Une femme porte sa fille, handicapée à vie après une crise d’épilepsie provoquée selon sa mère par les températures à l’intérieur des tentes (Tom Westcott/MEE)

Amina Bashir, 35 ans, fait la queue à côté de la clôture pour recueillir la ration d’eau quotidienne de sa famille : « L’État islamique a brûlé ma maison et tué mon mari, me laissant seule avec quatre enfants, a-t-elle confié. Je n’ai plus rien, plus rien. »

Retourner sur la terre qu’ils désignent comme leur foyer est actuellement presque impossible pour ces personnes déplacées. En avril 2017, l’Organisation internationale pour les migrations a déclaré que plus de trois millions d’Irakiens étaient devenus des déplacés internes à cause des violences – soit près de 10 % de la population totale.

Entre eux et la montagne se dressent des postes de contrôle peshmergas notoirement hermétiques qu’ils ont l’interdiction de traverser, ont-ils expliqué.

« Nous sommes arabes et vivons dans le Sinjar depuis des siècles, mais nous n’avons pas été autorisés à revenir », a indiqué Ghanem Mohamed Ahmed, 38 ans. « Lorsque les forces peshmergas sont venues combattre l’État islamique, elles ont pris plus de terres et maintenant, elles ne veulent pas les rendre. »

Il a également affirmé que les forces kurdes avaient démoli des maisons et même des villages entiers pour empêcher les communautés arabes qui y vivaient de revenir.

« Nous sommes arabes et vivons dans le Sinjar depuis des siècles, mais nous n’avons pas été autorisés à revenir »

– Ghanem Mohamed Ahmed

« Ils ont détruit toutes nos maisons avec des pelleteuses et des bulldozers pour que nous ne revenions jamais. L’ONU le sait, la communauté internationale le sait, tout le monde le sait, mais personne ne fait quoi que ce soit pour nous aider », a-t-il déploré.

La démolition généralisée des maisons arabes a été soulignée dans un rapport publié en 2016 par Human Rights Watch (HRW), dont les recherches ont permis d’établir « un modèle de démolition manifestement illégale de bâtiments et d’habitations, mais aussi dans de nombreux cas de villages entiers ».

Le GRK a affirmé que la plupart des dommages matériels étaient causés par les frappes aériennes, les combats et les opérations de déminage. Des responsables ont toutefois précisé à HRW que la destruction d’habitations dans certains villages était « directement liée au fait que les propriétés appartenaient à des individus qui avaient rejoint les terroristes de l’État islamique ».

Selon les responsables du GRK, un autre village arabe a été ciblé parce qu’il s’agissait d’un « épicentre de la base de soutien du groupe État islamique dans le Sinjar en général, [ainsi que d’une] plate-forme de recrutement de combattants et de commandants de l’État islamique ».

Le GRK a également affirmé que ses forces n’avaient pas été en mesure d’empêcher les autres habitants de détruire les maisons arabes dont les propriétaires étaient soupçonnés d’avoir rejoint l’État islamique.

Des soupçons d’affiliation à l’État islamique subsistent pour les villageois arabes sunnites du Sinjar, ce que les habitants du camp de Hammam al-Alil 2 rejettent catégoriquement.

« L’État islamique nous a tous très mal traités dans le Sinjar », a expliqué Sia Ali, 49 ans. « Ils nous ont assiégés pendant deux mois et nous n’avions pas de nourriture, rien. Nous ne faisions que nous cacher chez nous. »

« Finalement, le Sinjar est devenu si dangereux, avec des tirs de mortier et des fusillades à n’en plus finir, que nous voulions juste partir, et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à Mossoul. »

Même s’il y reste peu de choses, la plupart des familles déplacées du Sinjar ont fait part à MEE de leur souhait de retourner sur leurs terres, bien que leurs espoirs s’amenuisent.

« Je ne sais pas vraiment comment nous pourrions revenir, a confié un homme d’une quarantaine d’années. Nous n’avons pas de maisons où rentrer, et pas d’argent ni de salaire pour reconstruire. Mais personne n’est venu nous parler de la possibilité de rentrer chez nous. Nous avons l’impression d’être oubliés. »

Un avenir incertain

Les chiffres officiels concernant les Arabes déplacés de Sinjar sont difficiles à trouver : les organisations internationales d’aide humanitaires enregistrent les déplacés internes uniquement par gouvernorat plutôt que par district d’origine, dans ce cas Ninive.

Mais les déplacés internes eux-mêmes affirment que les Arabes déplacés du Sinjar seraient plusieurs milliers.

La vie sous l’État islamique à Mossoul a été difficile, surtout pendant la dernière année où, durant près de dix mois de combats, il n’y avait pas de travail et les approvisionnements commençaient à manquer. Les maigres économies avec lesquelles la plupart des habitants étaient parvenus à survivre été épuisées.

Un habitant du camp vend des glaces sur la route à proximité du camp pour essayer de soutenir sa famille (Tom Westcott/MEE)

Ahmed a installé son petit chariot au bord de la route pour vendre des glaces aux automobilistes et tenter ainsi de grappiller quelques dinars. « Lorsque nous sommes arrivés à Mossoul, nous avions quelques économies, juste assez pour vivre pendant un certain temps », a-t-il expliqué. « Mais cela fait longtemps que nous n’en avons plus. »

Cet ancien policier de Rabia, l’un des plus grands villages arabes du Sinjar, rêve désormais de retourner au travail. « Je devais cacher que j’avais été policier parce que l’État islamique m’aurait tranché la tête s’il l’avait su. Il m’était plus facile de cacher la vérité en quittant Rabia. »

« Depuis la fin de la guerre à Mossoul, j’essaie de récupérer mon emploi et j’attends juste d’être rappelé au travail même si, pour être honnête, je pense que c’est peu probable à cause de tout ce qui s’est passé et de notre situation actuelle, mais j’essaie tout de même », a-t-il ajouté.

Ahmed affirme qu’il serait heureux de retourner au travail, même au milieu des ruines de son village, ajoutant que les agents de sécurité expérimentés comme lui peuvent jouer un rôle important dans la reconstruction et la réinstallation dans les villages en ruines.

« J’y retournerais dans la seconde si je le pouvais. Ma famille et moi serions heureux de vivre dans une tente là-bas. De toute façon, nous vivons ici dans une tente et sans rien, alors quelle est la différence ? »

– Ahmed, ancien policier

« J’y retournerais dans la seconde si je le pouvais. Ma famille et moi serions heureux de vivre dans une tente là-bas. De toute façon, nous vivons ici dans une tente et sans rien, alors quelle est la différence ? Et même si tout est détruit là-bas, au moins, j’ai ma terre. »

Il est toutefois certain que revoir sa terre restera un rêve tant que la région demeurera sous le contrôle du GRK et que les responsables au gouvernement et les peshmergas n’adouciront pas leur position vis-à-vis des familles arabes.

« C’est tellement vert et beau, avec une rivière », a-t-il décrit, les yeux emplis de larmes. « C’est ma patrie. »

« Comme une prison »

Face à l’impossibilité de retourner chez eux dans un avenir prévisible, les déplacés arabes du Sinjar ont développé une frustration et une position critique envers les camps, se plaignant des pénuries de nourriture et d’eau.

« Nous ne pouvons pas partir parce que nous n’avons nulle part où aller, donc c’est comme une prison », a expliqué Hussein. Ils nous ont donné des choses à notre arrivée, comme du matériel de cuisine, mais on nous a dit que nous ne pouvions rien emmener du camp si nous partions et que nous devions tout restituer. Donc si je pars d’ici, je pars sans rien du tout. »

Selon lui, les promesses faites aux déplacés internes, dont les besoins devaient être satisfaits par les organisations internationales qui dirigent les camps, n’ont pas été tenues.

Les Arabes sunnites, pense-t-il, sont punis par le personnel irakien du camp, qui les soupçonne d’avoir soutenu l’État islamique. Pendant ce temps, les approvisionnements en nourriture et en eau sont insuffisants et les soins médicaux ne vont pas au-delà de l’administration de paracétamol.

« Nous vivons dans ce camp depuis des mois et personne ne vient nous aider, a affirmé une autre résidente du camp, Nahla Mohamed. J’ai sept enfants, que des filles, je n’ai pas de mari et nous n’avons rien. »

Elle explique que cela fait plusieurs semaines que sa famille ne mange que des oignons frits au petit-déjeuner, parce que les aliments les plus nutritifs sont systématiquement retirés des cartons de nourriture. Toute la famille a été touchée par des maladies en raison des carences alimentaires et de la chaleur à l’intérieur des tentes, a-t-elle indiqué.

« Le problème avec les cartons de nourriture, c’est qu’ils sont livrés par les organisations d’aide humanitaire pendant la journée puis distribués tard dans la nuit », a expliqué Nahla Mohamed, 35 ans.

« À un certain moment, peut-être en début de soirée, certaines personnes qui y travaillent volent tous les meilleurs aliments, comme le lait en poudre, les haricots et l’huile, et nous recevons en réalité très peu de choses. »

« L’État islamique m’a tout pris. Ils sont venus chez moi à Mossoul, puis ils ont emmené mon mari et l’ont tué. Je n’ai pas d’enfants, pas de foyer, pas de mari, pas de papiers d’identité, tout simplement rien. Maintenant, il ne me reste que Dieu »

– Raffa Fellal

Elle a raconté qu’elle avait essayé de discuter avec le gérant du camp, mais que sa demande avait été expédiée sans ménagements et qu’elle craignait que sa famille ne soit « punie » si elle insistait à ce sujet.

« S’il vous plaît, dites aux organisations internationales de distribuer les cartons alimentaires directement aux gens, a demandé Nahla Mohamed. Elles ne savent pas ce qui se passe ici après leur départ. »

Le Programme alimentaire mondial, chargé de fournir l’aide alimentaire aux camps, n’a pas répondu à la demande de commentaires formulée par MEE.

Des membres du personnel du camp en patrouille dans le périmètre du camp ont signalé dans leur talkie-walkie que des habitants discutaient avec des journalistes et se sont mis à essayer de renvoyer vers leurs tentes ceux qui faisaient la queue pour recevoir de l’eau. Ils n’ont pas engagé de dialogue avec MEE.

« Vous voyez, ils essaient de nous empêcher de parler à la presse ou à quiconque de l’extérieur », a dénoncé Nahla Mohamed, en tenant son jeune fils par la main.

« S’il vous plaît, dites aux organisations internationales de nous aider à rentrer chez nous », a également demandé Raffa Fellal, 40 ans, tout en agrippant la clôture métallique.

« L’État islamique m’a tout pris. Ils sont venus chez moi à Mossoul, puis ils ont emmené mon mari et l’ont tué. Je n’ai pas d’enfants, pas de foyer, pas de mari, pas de papiers d’identité, tout simplement rien. Maintenant, il ne me reste que Dieu. »
 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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