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« Je me souviens du rasoir » : les Soudanaises se battent contre les mutilations génitales féminines

Le manque de volonté politique des autorités soudanaises concernant la criminalisation des mutilations génitales féminines entrave les efforts des survivantes, désespérées d’interdire la pratique
Le Soudan a l’un des taux les plus élevés de mutilations génitales féminines au monde (AFP)

KHARTOUM – S. A. se souvient que ce jour-là, sa grand-mère lui avait acheté une nouvelle robe et avait peint ses petites mains avec du henné. « J’étais heureuse, mais je ne comprenais pas pourquoi mes parents n’étaient pas là », se rappelle-t-elle. Elle n’avait alors que 7 ans.

Deux jours plus tard, S. A. a été emmenée par sa grand-mère dans une maison d’Omdurman, la ville jumelle de la capitale Khartoum, où elle a été allongée sur un lit tandis qu’on lui soulevait sa jupe et qu’un homme lui faisait une piqûre anesthésiante.

Aujourd’hui, vingt années ont passé, mais le souvenir est encore vif. S. A. se souvient en particulier du garçon de son âge qui se trouvait également dans la maison. Le sentiment de joie provoqué par le henné et la nouvelle robe avait été soudainement noyé par la peur provoquée par la vue de la circoncision sanglante du petit garçon. Avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, il était emmené. Et c’était son tour.

« Une minute plus tard, je ne sais pas ce que l’homme me faisait, mais c’était fini et ma grand-mère m’attachait les jambes l’une contre l’autre avec un ruban blanc afin d’arrêter le saignement »

- S. A., victime de MGF

« Une minute plus tard, je ne sais pas ce que l’homme me faisait, mais c’était fini et ma grand-mère m’attachait les jambes l’une contre l’autre avec un ruban blanc afin d’arrêter le saignement et protéger la blessure fraiche. Elle m’a ensuite raccompagnée à la voiture », raconte S. A., qui travaille maintenant en tant que défenseuse des droits des femmes et des minorités.

« Je voulais juste dormir, je me sentais très fatiguée, mais elle m’a conduite au Nil et m’a lavée à grande eau avant de nous ramener chez elle », a-t-elle ajouté.

S. A. est restée chez sa grand-mère pendant quelques jours pour se rétablir. Pendant son séjour, ses pansements étaient changés lorsque cela était nécessaire et elle recevait de l’aide quand elle devait utiliser les toilettes, parce que c’était très difficile et douloureux. Sa mère était avec elle à ce moment-là, mais elle se souvient qu’elle était distante et malheureuse.

Des Soudanaises font leurs achats dans un marché de Shendi, ville natale du président Omar el-Béchir située sur les rives du Nil, dans le cœur arabe du Soudan, à 190 kilomètres de Khartoum, le 1er avril 2015 (AFP)

Le Soudan a l’un des taux les plus élevés de mutilations génitales féminines (MGF) au monde. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la plupart des filles sont soumises à cette pratique entre 5 et 9 ans, avec une prévalence estimée à 87 % chez les femmes âgées de 15 à 49 ans. La plupart de ces femmes ont subi la forme la plus extrême de FGM – l’infibulation – où tout ou partie des organes génitaux externes sont excisés et l’ouverture vaginale est ensuite cousue pour être rétrécie, ne laissant qu’un minuscule passage pour l’urine et les fluides menstruels.

Selon l’UNICEF, les femmes pauvres des zones rurales sont excisées à la même fréquence que leurs homologues riches en milieu urbain. Le rapport de l’UNICEF précise que le Soudan a l’un des taux les plus élevés de médicalisation de la pratique, dans la mesure où des infirmières, sages-femmes et autres personnels de santé prennent part au processus dans 77 % des cas pour les filles.

Pas obligatoire en islam

Au Soudan, un pays à majorité musulmane, certains prétendent que l’excision est une pratique religieuse recommandée par le prophète Mohammed. D’autres le voient comme un moyen de protéger l’honneur des filles en limitant leurs désirs sexuels, et beaucoup pensent que l’excision est un rite de passage à l’âge adulte qui prépare les filles au mariage.

« Je me souviens du rasoir et des ciseaux, et de la sage-femme qui est venue le faire, car c’était notre voisine, et de l’argent et des bonbons qu’ils ont mis sous mon oreiller avant que je sois coupée »

- Une victime de MGF

En 1998, des spécialistes de plus de 35 pays se sont réunis à l’Université al-Azhar au Caire et ont conclu que les MGF n’étaient pas obligatoires en islam. Selon eux, la pratique n’est jamais mentionnée dans le Coran et aucune citation authentifiée parmi les hadith du prophète Mohammed ne contient des preuves susceptibles de la justifier.

La biographie du prophète ne comporte en outre aucune référence ou preuve selon lesquelles il aurait permis l’excision de ses filles, de ses épouses ou de toute autre femme de sa famille, ont-ils ajouté.

Quatre types de MGF ont été identifiés. Le type le moins sévère est connu sous le nom de circoncision sunna, qui implique l’enlèvement du prépuce chez le garçon ou de la pointe du clitoris chez la fille.

Mais au Soudan, la pratique de l’infibulation, le type le plus sévère de mutilation génitale féminine, est très ancrée et touche un grand nombre de femmes. Selon Maya Nour, activiste de Ana Lan (« je ne le ferai pas »), une initiative menée par des jeunes pour mettre fin aux MGF, l’excision de type sunna s’est toutefois répandue au Soudan ces dernières décennies.

« J’ai bloqué ce souvenir pendant des années »

Sumia Hassan (pseudonyme) ne s’est souvenue que récemment qu’elle a été soumise à une infibulation, il y a quinze ans. À l’âge de 5 ans, elle a été excisée chez sa grand-mère à El Obeid, à plus de 600 kilomètres de la capitale soudanaise.

« J’ai bloqué ce souvenir pendant des années. Je ne me suis souvenue de ce qui s’est passé que lorsque je suis allée voir un conseiller pour régler des problèmes familiaux. J’ai été choquée d’apprendre que j’avais été excisée. Je n’avais simplement pas remarqué que j’étais différente », a déclaré cette étudiante de 20 ans.

« Maintenant, je me souviens du rasoir et des ciseaux, et de la sage-femme qui est venue le faire, car c’était notre voisine, et de l’argent et des bonbons qu’ils ont mis sous mon oreiller avant que je sois coupée », a raconté Sumia Hassan, qui se bat maintenant pour arrêter l’excision de ses cousines, toutes âgées de moins de 10 ans.

Des Soudanaises à Um Bager, près de la réserve nationale de Dinder, une région protégée située à 480 kilomètres de la capitale Khartoum, dans l’État de Sannar, au sud du Soudan, le 15 avril 2017 (AFP)
Elle en a discuté avec ses tantes et les a même menacées d’intenter une action en justice à leur encontre, mais elle sait que ce serait inutile car l’excision n’a été criminalisée que dans certains États soudanais. Par ailleurs, ces lois ont peu fait pour freiner la pratique.

« Vous ne pouvez même pas les appeler des lois parce qu’elles ne prévoient pas de pénalités », a expliqué Samia al-Naggar, chercheuse et enseignante à l’Université Ahfad pour jeunes filles, à Omdurman. Pour cette spécialiste, la voie à suivre est l’adoption d’une loi nationale.

Un difficile processus législatif

Plus tôt cette année, un projet d’article de loi criminalisant les mutilations génitales féminines a été approuvé par le conseil des ministres en tant qu’amendement à la loi pénale du pays. Mais l’article doit encore être étudié par le Parlement.

Une source de l’Association scientifique Babiker Badri pour les études sur les femmes a suivi le parcours de cette proposition de loi. L’association a été créée en 1979 pour améliorer le statut des femmes dans la société soudanaise et travaille sur les mutilations génitales féminines depuis quatre décennies.

« Les gens ne célèbrent plus cette pratique. Il n’y a pas de grande cérémonie et c’est un bon indicateur du fait que la société est réceptive. Cependant, seule une loi contraignante contribuera vraiment à y mettre un terme »

- Association scientifique Babiker Badri pour les études sur les femmes

« La loi a été proposée par le Conseil national pour la protection de l’enfance et l’assemblée parlementaire des femmes, mais je crois que le retard est dû à un lobby au sein du Parlement, car ils ont la même mentalité que ceux qui ont abandonné la loi de 2010 censée criminaliser la pratique », a-t-elle expliqué lors d’une interview téléphonique.

« Il y a eu un débat au conseil des ministres et au Parlement sur l’infibulation et l’excision sunna. Beaucoup voulaient criminaliser l’infibulation tout en manœuvrant à travers une loi autorisant l’excision sunna, et cela a été vu comme voué à l’échec », a-t-elle ajouté.

La source a également déclaré qu’il semblait y avoir un manque de volonté politique de la part des autorités pour ce qui est de criminaliser la pratique.

« Le conseil des ministres pourrait mettre davantage la pression [sur le Parlement] et rester ferme sur sa position, mais deux ans plus tard, il ne semble pas disposé à le faire », a-t-elle déploré.

Selon l'OMS, la plupart des Soudanaises sont soumises à l'excision entre 5 et 9 ans (MEE/Laurent Perpigna Iban)

Pour sa part, Samia al-Naggar estime que la loi a été proposée à cette époque parce que le gouvernement tentait d’apaiser les États-Unis afin qu’ils mettent fin aux sanctions imposées au Soudan, lesquelles ont finalement été levées en 2017, après avoir été maintenues pendant vingt ans.

Elle explique que le gouvernement soudanais s’était engagé à améliorer trois points principaux lors de son dernier Examen périodique universel (EPU) en 2016 : le mariage des enfants, les mutilations génitales féminines et la signature de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Le Soudan est l’un des cinq États membres de l’ONU à ne pas l’avoir ratifiée.

« Il y a deux mois, j’ai finalement utilisé un miroir pour regarder mes parties intimes et voir ce qui m’était arrivé, ce qui me manquait »

- S. A., victime de MGF

Al-Naggar, qui travaille actuellement sur un livre consacré aux mutilations génitales féminines au Soudan, regrette que la loi sur les MGF ne soit pas actuellement une priorité pour le Parlement, la détérioration des conditions économiques étant toujours au sommet de ses préoccupations.

Le député Haid Hamid Sharif a pour sa part déclaré qu’il soutenait la loi : « Je pense que si cette loi est discutée au Parlement maintenant, elle sera adoptée à la majorité car nous connaissons tous personnellement l’impact des MGF sur la santé des femmes et des filles. Je soutiendrais la loi car elle affecte les filles de ma communauté au Darfour. »

Aider les autres

Dans un bureau du quartier d’Amarat, dans la capitale Khartoum, une campagne de sensibilisation lancée par l’initiative Ana Lan encourage les Soudanais à poster leurs photos sur Facebook avec un message expliquant leur rejet des MGF. Jusqu’à présent, des dizaines de jeunes y ont pris part, y compris des chefs d’entreprise et des leaders de jeunes populaires.

Nour, conseillère et activiste pour Ana Lan, travaille auprès de survivantes de MGF et organise des séances collectives de conseil à son domicile pendant son temps libre.

« Nous voulons faire du conseil organisé pour les survivantes des mutilations génitales féminines et les aider à trouver un espace sécurisé pour s’exprimer », a-t-elle indiqué.

Selon l’UNICEF, les femmes pauvres des zones rurales sont excisées à la même fréquence que leurs homologues riches en milieu urbain (MEE/Laurent Perpigna Iban)

Cela peut prendre des années avant que les survivantes parlent de ce qui leur est arrivé. Il a fallu vingt ans à S. A. pour le faire.

« Je n’ai jamais parlé de ce qui m’est arrivé, en fait, j’étais contrariée chaque fois que le mot khitan [MGF] était mentionné. Mais il y a deux mois, j’ai finalement utilisé un miroir pour regarder mes parties intimes et voir ce qui m’était arrivé, ce qui me manquait », a-t-elle confié.

Elle a ensuite commencé à se sentir mieux dans sa peau et à s’exprimer plus volontiers à ce sujet. Néanmoins, S. A. est également consciente que l’acceptation est un processus long et elle reconnaît l’impact de son expérience sur la relation qu’elle entretient avec son corps et sur tout rapport sexuel qu’elle pourrait avoir à l’avenir. Elle explique en outre que la manière dont elle s’assoit et s’habille en est toujours affectée.

« Je suis toujours assise les jambes étroitement serrées, car j’ai l’impression que c’est la seule façon que j’ai de protéger mon corps, et peu importe ce que je porte, je sens toujours que je ne suis pas assez bien, comme si quelque chose manquait », a-t-elle déclaré.

« Je suis toujours assise les jambes étroitement serrées, car j’ai l’impression que c’est la seule façon que j’ai de protéger mon corps, et peu importe ce que je porte, je sens toujours que je ne suis pas assez bien, comme si quelque chose manquait »

 - S. A., victime de MGF

S. A. a cependant trouvé la force de mettre à profit son expérience afin d’aider les autres en prônant l’arrêt contre les MGF et en faisant du bénévolat auprès d’Ana Lan.

« Récemment, j’ai rendu visite à ma voisine pour la convaincre de ne pas exciser ses filles, et j’ai aussi rendu visite à ma cousine pour faire de même », a-t-elle raconté.

Des années d’activisme ont permis de faciliter la prise de parole, tout en rendant également plus discrètes les familles qui s’adonnent à la pratique.

« Les gens ne célèbrent plus cette pratique. Il n’y a pas de grande cérémonie et c’est un bon indicateur du fait que la société est réceptive. Cependant, seule une loi contraignante contribuera vraiment à y mettre un terme », a déclaré la source associative.

S. A. et Sumia Hassan affirment qu’une loi donnerait à leur travail une plus grande légitimité au niveau local et protègerait également leurs campagnes contre les fondamentalistes religieux, qui considèrent la lutte contre les MGF comme une lutte occidentale.

« J’ai menacé mes cousines ​​de porter plainte contre elles au commissariat si elles procédaient à l’excision de leurs filles. Je dois avoir les moyens de le faire », a insisté Hassan.

Traduit de l’anglais (original).

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