À la découverte de l’artiste saoudienne qui met les femmes en vedette
DJEDDAH, Arabie saoudite - Il faisait doux à Djeddah en cette nuit de février, et j’étais parvenue à convaincre mon père, fatigué par sa journée de travail, à repartir dans la circulation frénétique de la soirée. Pendant que notre Ford Explorer se forçait un passage sur les voies embouteillées au milieu d’un concert de klaxons, j’ai plissé les yeux pour relire sur mon portable le tweet énigmatique qui nous avait fait partir en chasse. Selon “@SaudiArtCouncil,” une nouvelle exposition d’art venait d’ouvrir dans le quartier nord de Djeddah, dans un endroit dont ni mon père, ni moi-même n’avions entendu parler – Gold Moor.
Je me préparais à aboutir à une impasse, ce qui était habituellement le cas pour ce genre d’initiative dans le royaume. Pourtant j’espérais que notre entreprise serait couronnée de succès. L’exposition, si nous parvenions à la trouver, nous permettrait de voir une installation de Manal al-Dowayan, une artiste saoudienne dont l'œuvre au coeur des questions de genre et de classes sociales forçait mon admiration.
Google Maps ne marchait pas, ce qui arrive souvent en Arabie saoudite, mais vers neuf heures du soir nous sommes parvenus à trouver un grand bâtiment surmonté d’un panneau faiblement éclairé indiquant « Gold Moor ». Le parking était presque vide et une lueur surnaturelle s’échappait des portes recouvertes de rideaux. À l’intérieur nous avons découvert un atrium étincelant encadré de boutiques silencieuses aux stores baissés. Derrière nous, une silhouette vêtue d’un manteau noir brodé s’est glissée par la porte d’entrée et a disparu dans ce qui avait l’air d’un placard de service sur le mur opposé. Je l’ai suivie, attrapant la poignée de métal froid au moment où la porte claquait derrière elle.
De l’autre côté, nous nous sommes retrouvés dans un hangar de béton caverneux éclairé par des bougies et des ampoules tamisées. De faux nuages démesurés pendaient du plafond, accrochés sous un dais aérien. Au-dessous, une jeune femme parlait doucement à deux jeunes gens en polos moulants. Sur notre droite, des portes de verre grandes ouvertes laissaient apercevoir des murs couverts d’œuvres d’art.
L’œuvre de Manal al-Dowayan occupait la place d’honneur dans la première pièce, une longue bande de tissage épais qui pendait en spirale du plafond jusqu’à frôler le parquet luisant. La tapisserie, tissée de façon serrée et précise au sommet, se relâchait au fur et à mesure jusqu’à se défaire complètement à la partie inférieure.
« Sidelines (Sur la touche), 2015. Sedu en fil de laine et de coton tissé à la main », précisait la légende. Mon père s’est reculé, légèrement interdit, tandis que je m’avançais dans le tunnel de laine tissée, suivant ses méandres jusqu’à la sortie. À l’intérieur, l’obscurité était chaude et intime, avec une vague odeur de troupeaux du désert. « Où es-tu allée ? », a plaisanté mon père. Quand je suis ressortie, il m’a prise en photo avec son portable.
Le jour suivant, Manal al-Dowayan m’a guidée une fois de plus dans les détours sombres de Sidelines, en m’expliquant les histoires poignantes qui ont inspiré son œuvre. Sa voix chaude et claire est à peine teintée d’un léger accent.
Elle a commencé par présenter ses collaboratrices : un groupe de femmes bédouines originaires de l’est de l’Arabie saoudite, qui ont créé les panneaux de Sidelines grâce à leur maîtrise du tissage traditionnel. Chez la plupart de ces femmes, leur première rencontre avec l’art contemporain a suscité autant d’enthousiasme que de perplexité. « Elles n’en croyaient pas leurs oreilles quand je leur ai dit que nous allions défaire la partie inférieure du tissage », a raconté Manal al-Dowayan, qui a profité du processus pour discuter avec les femmes de l’érosion de leur pouvoir au sein de la société.
Ce n’est pas un message particulièrement subtil, mais avec Sidelines, Manal al-Dowayan aborde un problème flagrant. « Les femmes sont toujours repoussées en marge de la société », a-t-elle expliqué, « et la situation de ces femmes bédouines en est un exemple extrême. » Leur travail procurait autrefois aux artisanes du royaume un revenu régulier, mais Manal al-Dowayan a constaté que la plupart d’entre elles sont maintenant sans ressources. « Leur place dans la société est en train de s’effriter et, comme toutes les femmes du pays, on les a fait devenir dépendantes des hommes. »
Ce mélange de perte d’autonomie et d’isolement rend les femmes prisonnières d’un cycle destructeur, et c’est ce phénomène qui a inspiré la forme de spirale de Sidelines. « En entrant, vous vous retrouvez dans un douama – un vortex », a-t-elle poursuivi. « Vous arrivez au centre, et là c’est une impasse. Vous ne pouvez que revenir en arrière. Je lui ai demandé si par « revenir en arrière », elle faisait référence à un retour au passé ou à une régression. « Une régression », a-t-elle immédiatement répondu. « Il s’agit d’une perte, d’une détérioration. Elle s’est mise à rire. « Oui, ce n’est pas vraiment gai. »
Ce n’est pas la première fois que Manal al-Dowayan s’est servie de son art pour porter un regard incisif sur des problèmes sociaux. Avec ses séries de photos intitulées The Choice (« le choix ») et I am (« je suis »), son message est clair : elle veut que les femmes soient à la fois vues et entendues. Avec I am, Manal a fait les portraits de femmes saoudiennes, en soulignant que pour chacune elle a utilisé « un bijou traditionnel arrangé d’une façon envahissante et peu naturelle », pour remettre question les « traditions culturelles qui empêchent les femmes saoudiennes de développer leurs rôles dans la société. »
Bien qu’elle critique les normes sociales contemporaines, Manal al-Dowayan a insisté sur le fait qu’elle appelle non pas à rompre avec la tradition, mais à un renouveau. « Dans la culture bédouine, les femmes gagnaient leur vie grâce au tissage et autres artisanats », a-t-elle expliqué – argumentant que les revenus du pétrole et l’urbanisation ont limité de façon dramatique l’indépendance des femmes, et que le progrès social se doit de relancer et de développer l’inclusion et l’éducation des femmes.
Ses projets collaboratifs et ses ateliers ont incité des centaines de femmes à défier ce qu’elle qualifie de « gommage intentionnel » de la présence féminine. En 2012, avec son œuvre Esmi (« mon nom »), Manal et ses compagnes se sont attaquées à la pratique culturelle qui interdit de prononcer le nom d’une femme en public.
« C’est un tabou social qui n’est fondé ni sur la religion, si sur la tradition », a-t-elle insisté, soutenant que cette pratique entraîne de dangereuses conséquences. « En supprimant le nom d’une femme, en cachant son visage, en la contraignant à baisser la voix… il devient facile de la déshumaniser. » Les femmes ont peint leurs noms sur d’énormes perles de prière, accrochées en lourds chapelets aux plafonds de la galerie
Manal al-Dowayan a constaté que le processus de création artistique transforme la timidité initiale des femmes en passion. « On sent toujours cette énergie incroyable – personne ne veut partir à la fin de l’atelier », a-t-elle remarqué en riant. J’imagine des salles pleines de femmes en pleine effervescence, s’exclamant autour de tables chargées d’outils.
Une réaction positive
La réaction du gouvernement saoudien par rapport à son œuvre est généralement positive. « Je n’ai jamais été censurée dans ce pays », m’a-t-elle confié en riant. « Il y a des Occidentaux que cela déçoit. »
Manal al-Dowayan continue cependant à s’indigner devant les obstacles sociaux auxquelles se heurtent les femmes, et elle s’oppose aux conservateurs qui affirment que l’émancipation des femmes menace l’identité saoudienne. Elle-même a passé son master au Royaume-Uni et elle a travaillé dans l’industrie pétrolière pendant 10 ans, mais elle reste une exception dans un pays où à peine 16 % des femmes travaillent.
Dans la pratique, la notion saoudienne de propriété complique aussi son travail, car il lui est difficile d’accéder aux usines où sont fabriquées certaines de ses œuvres.
Comme on pourrait s’y attendre, l’interdiction faite aux femmes de conduire en Arabie saoudite pose aussi un problème à Manal, car sa collaboration avec des communautés bédouines l’amène à se rendre dans des villes reculées. Elle a fini par déménager son atelier à Dubaï et partage maintenant son temps entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. « C’était une décision pratique », a-t-elle expliqué d’une voix un peu lasse.
Malgré ses critiques de la société saoudienne, Manal ne fait pas l’apologie de l’Occident. Bien que ses fans européens et américains aient parfois essayé de la présenter comme un porte-drapeau des idéaux démocratiques dans un pays rétrograde, elle soutient que son œuvre a pour but d’encourager sa propre société à définir la voie à suivre
Manal al-Dowayan refuse aussi d’être définie comme une « artiste féministe ». « Ce mot nous arrive d’Occident chargé de connotations trop lourdes. » Bien qu’elle m’ait confié qu’elle se considère elle-même féministe, elle préfère ne pas s’attarder sur le sujet. « Nous en sommes aux tout premiers stades de notre propre mouvement féministe – je voudrais que cela se développe naturellement. »
Par ailleurs, ses contemporains exercent sur elle une certaine pression pour qu’elle se joigne à eux afin de produire un art « plus abstrait ». Certains l’encouragent à « prendre du recul par rapport aux thèmes régionaux », mais Manal al-Dowayan n’est pas convaincue. « L’art honnête fait toujours réagir les gens », m’a-t-elle déclaré d’une voix pleine de conviction. « Si je commençais à me plier aux attentes d’autres personnes, mes œuvres mentiraient et en seraient affaiblies. »
Une soif d’art
Manal affirme que la clientèle grandissante des riches collectionneurs de la région stimule la production artistique, tandis que le nombre grandissant de galeries, d’expositions et de foires artistiques assure aux créateurs des débouchés pour leurs œuvres. « C’est en passe de devenir une carrière viable », a commenté l’artiste, qui a elle-même débuté comme photographe en récupérant une chambre noire abandonnée à Dhahran.
Manal al-Dowayan a inauguré trois expositions au cours des deux dernières semaines et elle regorge d’idées pour l’avenir. Hani Makki, l’un des coordinateurs du Conseil des arts saoudien, m’a affirmé qu’il ressent une soif d’art dans la société de son pays. « Cela nous rattache à notre expérience commune en tant qu’êtres humains, et cela nous fait réfléchir à nos responsabilités envers les autres », m’a-t-il dit alors que nous discutions d’une œuvre de Boutros al-Maari, un artiste syrien en exil.
De retour à la galerie, en face de Sidelines, j’ai observé des petits groupes de Saoudiens – hommes et femmes – qui évoluaient tranquillement entre les installations, les toiles et les sculptures. On sentait dans la pièce une atmosphère de contemplation et d’ouverture d’esprit que l’on rencontre rarement dans un pays où les lieux publics se cantonnent le plus souvent à des centres commerciaux tapageurs, et des chaînes de restaurants qui respectent la ségrégation des sexes. J’ai remarqué des couples qui s’étaient visiblement donné rendez-vous, et quelques femmes aux longs cheveux découverts arpentaient la salle.
Certains semblaient surtout occupés à prendre des selfies, mais quelques visiteurs solitaires s’arrêtaient longuement devant les œuvres. Près de la porte, trois hommes plus âgés vêtus de thobes blanches et de ghutras à carreaux commentaient un tableau en compagnie d’une femme mince enveloppée de noir. J’ai admiré la façon dont elle se tenait au milieu d’eux, bien droite et les épaules carrées.
Manal al-Dowayan a laissé entendre qu’elle n’avait pas besoin de chercher à plaire au public étranger – la scène artistique du Moyen-Orient se développe avec son dynamisme propre. Je me suis rappelé le plaisir surpris de mon père la nuit précédente – après avoir vécu plusieurs décennies en Arabie saoudite, il n’avait « auparavant jamais rien vu de pareil ».
L’art contemporain, selon Manal al-Dowayan, est un phénomène récent dans le royaume. « Depuis quatre ou cinq ans à peine, les choses ont vraiment commencé à s’accélérer », m’a-t-elle confié. C’est une scène artistique à l’état brut, très authentique. »
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].