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La fermeture de Mamie Lily, institution du patrimoine juif tunisien

Mamie Lily, un des seuls restaurants casher de Tunis, a annoncé la fermeture de ses portes le 18 octobre 2015. Pour beaucoup d’habitués, c’est une autre page de l’histoire des juifs de Tunisie qui se tourne
Gilles Jacob Lellouche dans son restaurant Mamie Lily avec une amie (MEE/Amine Boufaied)

TUNIS - La fermeture a été annoncée discrètement, le 18 octobre, par un statut Facebook du propriétaire du restaurant, Gilles Jacob Lellouche. Les motifs qui sont évoqués : une convocation par la brigade antiterroriste aurait signifié à Monsieur Lellouche que des menaces pèsent sur lui. Son son nom aurait été cité « lors de conversations entre gens mal intentionnés ».

« Ils m'ont averti d'un danger potentiel me concernant. Ils m'ont effectivement proposé une protection que j'ai refusée », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

Il rajoute que la convocation n’a fait qu’accélérer une décision prise depuis longtemps : « Pour ce qui est de fermer, c'est surement quelque chose de récurent chez les restaurateurs. Cette envie m'a pris il y a dix ans, il y a six ans, il y a deux ans…, ce sont des envies souvent liées à la fatigue, plus qu'à autre chose. »

Mais avec la fermeture du restaurant, c’est tout un pan du patrimoine juif tunisien qui risque de disparaître dans un pays où la communauté juive se délite depuis plusieurs décennies (50 000 juifs dans le années 60, 2 000 aujourd’hui).

Ouvert en 1996, Mamie Lily, du nom de la mère de Gilles Jacob Lellouche, est une institution pour la Goulette, la banlieue portuaire de Tunis. Une petite salle remplie de photos et d’objets d’un autre temps, et une cuisine qui perpétue une tradition culinaire vieille de plusieurs siècles. Son propriétaire le revendique : « Mamie Lily, c’est un voyage dans le temps, pour retrouver des plats oubliés. »

Un restaurant symbole d’une époque

Chaque client a une histoire particulière avec ce restaurant. « C’était un lieu où toutes les confessions se rassemblaient, aussi bien les juifs que les non-juifs », se souvient Amira Charfeddine, une habituée du restaurant depuis la révolution. « On venait y manger de la pkaila, un plat tunisois que les musulmans appellent la matfouna, à base d’épinards et d’haricots. Le couscous poulet de la mère de Jacob était aussi très populaire. »

Avec cette maman juive qui chantait parfois des airs d’Oum Kalthoum et deux cuisinières musulmanes aux fourneaux, le restaurant de Mamie Lily était un lieu à part en Tunisie. Sur les murs, des photos datant des années 60 et quelques peintures ; en guise de musique, les airs de Raoul Journo, un chanteur juif tunisien spécialiste de la musique arabo-andalouse.

Le restaurant a ouvert ses portes à une époque où les juifs de Tunisie commençaient à revenir au pays, selon l’historien Habib Kazdaghli. « C’était la génération qui redécouvrait un peu la Tunisie, soit qu’ils l’avaient quittée dans les années 50 et 60, soit qu’ils étaient les enfants de ces familles exilées qui avaient vécu en France et voulaient revenir au pays, explique-t-il à Middle East Eye. C’est un mouvement de la fin des années 90 dont Jacob et sa mère ont aussi été des acteurs, puisqu’ils ont vécu à Paris auparavant. Des familles juives sont revenues en Tunisie à cette époque, et le pèlerinage de la Ghriba à Djerba a connu un regain de fréquentation. »

La Goulette reprend alors pour un temps les couleurs de son passé, immortalisé dans le film Un été à la Goulette de Ferid Boughedir sorti en 1996, au même moment où Mamie Lily ouvre ses portes. Dans le film, la communauté de la Goulette vit dans les années 60 ses derniers instants d’insouciance, juste avant que la guerre des Six Jours ne commence et que l’entente entre les confessions ne vire au conflit. Une trentaine d’années plus tard, cette atmosphère de la Goulette d’antan renaissait grâce au retour des familles juives et italiennes le temps des vacances.

Un des seuls lieux de rassemblements pour la communauté juive

La Goulette avait retrouvé une certaine diversité à travers son restaurant casher et ses lieux de cultes actifs – une diversité laissée à l’abandon dans la capitale, puisque c’est pendant ces années-là que fermaient des restaurants casher du centre-ville, Le Robinson et le FanFan, ainsi qu’un vendeur de casse-croûte casher très populaire, Biznenou. « Mamie Lily avait finalement pris le relais et, depuis la révolution, la figure de Gilles Jacob Lellouche était allée au-delà du restaurateur puisqu’il s’était présenté aux élections législatives de 2011 sur une liste indépendante », précise Habib Kazdaghli à MEE.

Non loin de chez Mamie Lily, une synagogue est encore en activité, celle du Rabbin Daniel Cohen, qui avait l’habitude de fêter la fête juive de Hannukkah chez Mamie Lily. « Nous chantions ensemble là-bas et nous allumions des bougies. »

« Je me souviendrai toujours de Pessah [la Pâque juive], que j’ai fêtée un soir chez le rabbin et un soir chez Gilles ; j’ai mangé le même plat, le msoki [jardinière de légumes avec du pain azym en morceaux]. Entre cuisine djerbienne et cuisine tunisoise, les deux plats étaient totalement différents », se souvient Yohann, un Franco-Tunisien revenu en Tunisie en 2012 pour étudier l’arabe et l’hébreu. Le restaurant représentait donc un lieu de diversité même au sein de la communauté juive.

Un lieu de mémoire et de patrimoine

Pour Mikael Bentura, un jeune Tunisois, l’endroit était vraiment un lieu « familial ». « Ce n’était pas qu’un restaurant, les photos affichées sur les murs montraient l’histoire des juifs, c’était une école d’apprentissage de notre histoire. Au premier étage, il y a un espace dédié à des expositions, il y en a eu plusieurs, notamment une sur les synagogues de Tunisie, tout était fait dans ce restaurant pour préserver un patrimoine à l’abandon. »

Si beaucoup se souviennent du tajine au citron et d’autres mets de Mamie Lily, pour d’autres, le restaurant va aussi de pair avec l’association de son propriétaire, Dar Dekhra (la Maison de la mémoire). Créée en 2011 après la révolution, l’association œuvre pour préserver le patrimoine juif tunisien, et Mamie Lily était un endroit de rassemblement et d’échanges autour de ses activités. « Gilles avait par exemple organisé un atelier pour expliquer les rituels d’abattage casher, et des juifs tout comme des musulmans étaient venus y assister », témoigne Amira Charfeddine à MEE.

Rim Temimi, une autre cliente, se souvient être allée avec l’association sur les traces des plus anciennes synagogues de Tunisie. « Je ne suis pas juive mais pour moi, l’intérêt c’était de connaître l’histoire de mon pays, de cette Tunisie plurielle et riche de ses minorités. » Le mouvement de préservation de la mémoire s’accompagne aussi de la publication de plusieurs livres, dont celui de Gilles Jacob Lellouche, Tranches de vie et pain perdu, un recueil des recettes du restaurant Mamie Lily, et celui de Bernard Allali, président de l’Association des arts et des traditions populaires en Tunisie, Les Juifs de Tunisie, un autre regard (2014).

« Pour moi aussi, confie Bernard Allali à MEE, en tant que collectionneur passionné du patrimoine, le restaurant Mamie Lily représentait une sorte de repère, puisque nous-mêmes, entre juifs tunisiens, nous nous taquinions, nous nous disions que nous n’avions plus de racines. Mamie Lily était un point d’ancrage. »

Le prix de la visibilité

Si le travail de Dar Dekhra et de Mamie Lily ont contribué à rendre plus visible un patrimoine, cette visibilité ne s’est pas faite sans difficultés selon Gilles Jacob Lellouche : « Depuis la révolution et même un peu avant, je m'étais mis un peu sous les feux des projecteurs. C’est une visibilité dont je paye certainement le prix aujourd'hui ».

Avec sa moustache poivre et sel et sa marinière, Gilles Jacob Lellouche était devenu une figure très connue dans les médias et dans le quartier. Aujourd’hui, il insiste sur le fait que la fermeture ne signifie pas un départ de Tunisie ni une peur face aux terroristes. « Nous n'avons absolument pas l'intention de quitter la Tunisie. Il n'y a pas de bouleversement au sein de la communauté et pas de peur particulière. Les juifs de Tunisie sont dans le même bateau que l'ensemble des Tunisiens. »

Son opinion semble être partagée par ses compatriotes. Mehdi Dridi, un Tunisien installé dans la capitale, se rappelle d’une phrase que Gilles Jacob Lellouche ne cessait de répéter : « C’est un restaurant tunisien avant d’être un restaurant juif ».

Cependant, la menace terroriste reste bel et bien présente et certains préfèrent la discrétion, comme Avishai Hattab, frère de Yohav Hattab, un jeune étudiant tué dans l’attentat de l’Hypercasher à Paris en janvier 2015. Avishai a ouvert en septembre 2014 un petit restaurant casher à la Goulette, Le Cabanon, très discret. « Je n’ai jamais reçu de menaces, je pense qu’on arrive à travailler mais il faut faire attention », a-t-il déclaré à MEE.

La communauté continue d’être très protégée par les autorités. En mai, le pèlerinage annuel des juifs à la Ghriba, à Djerba, s’est fait sous étroite surveillance policière, et « dès qu’il y a une célébration, soit d’une fête religieuse, soit d’un mariage, nous nous devons d’avertir les autorités », indique un jeune juif habitant à Tunis.

Si la mort de Yohav Hattab et d’autres juifs franco-tunisiens dans la tuerie de l’Hypercasher et de Charlie Hebdo a suscité l’émoi et le soutien de la population, les menaces qui pèsent sur Mamie Lily témoignent bien d’un risque réel d’attentat. En attendant, Gilles et sa mère promettent qu’ils ont d’autres projets et qu’ils maintiendront en vie l’association.

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