La gauche somme Ennahdha de s’expliquer sur une « organisation secrète »
TUNIS – Le comité de défense des martyrs – Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, dirigeants de la gauche panarabe, assassinés respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013 – composé d’avocats et de partis de gauche, persiste et signe.
Mercredi, une manifestation s’est déroulée au centre de Tunis pour exiger qu’Ennahdha, parti issu de la mouvance islamiste, se justifie devant la justice de ses actions durant la Troïka (2011-2014), époque pendant laquelle le parti était la principale force au pouvoir.
C’est à cette période que se sont déroulés les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, et qu’aurait été mise sur pied par Ennahdha une « organisation secrète », décrite par le comité de défense comme une quasi police parallèle.
C’est aussi durant ces années que les groupes salafistes à commencer par Ansar al-Charia, ont eu pignon sur rue en Tunisie. Abou Iyadh, le dirigeant d’Ansar al-Charia, avait ainsi pu organiser un rassemblement à Kairouan en mai 2011.
« Ennahdha est toujours l’accusé par défaut dans ces dossiers. C’est malheureux à dire, mais c’est la campagne politique qui s’immisce dans les tribunaux »
- Samir Dilou, avocat et député d’Ennahdha
L’appel à la société civile – très peu suivi du fait de l’attentat qui s’est déroulé au même endroit 48 heures auparavant – est la troisième étape d’une stratégie entamée le 2 octobre avec une conférence de presse durant laquelle des documents ont été montrés pour étayer les accusations, et poursuivie le 22 octobre par le dépôt d’une plainte auprès du tribunal militaire de Tunis contre des dirigeants d’Ennahdha – leurs identités n’ont, pour l’heure, pas été révélées – et des cadres du ministère de l’intérieur, notamment au titre des articles 5 et 123 du code de la justice militaire.
Les plaignants décrivent cette « organisation secrète » comme une cellule qui aurait opéré – et opèrerait peut-être encore – telle une officine chargée de collecter des informations sur les dossiers politiques, économiques et sécuritaires sensibles pour le compte du parti.
« Ennahdha est toujours l’accusé par défaut dans ces dossiers », soupire Samir Dilou, avocat et député du parti, contacté par Middle East Eye au sujet de la plainte. « Mais il est important de ne pas inverser les rôles : la charge de la preuve leur incombe. C’est malheureux à dire, mais c’est la campagne politique qui s’immisce dans les tribunaux. » Une stratégie de guerre totale qu’Ennahdha n’exclut pas d’utiliser à son tour en portant plainte pour diffamation contre tous ceux qui accuseraient le parti sans preuve.
Qui est Moustapha Khedher ?
L’existence de cette « organisation secrète » est une affaire dans l’affaire des assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Les documents amassés désigneraient un certain Moustapha Khedher comme pivot de cette supposée conspiration.
Avant sa condamnation en 2016 à huit ans et un mois de prison pour possession illégale de documents d’État et importations non autorisées d’appareils électroniques, cet homme de l’ombre aurait été l’exécutant d’Ennahdha durant la Troïka, quand le gouvernement était aux mains du parti et que le salafisme se développait dans le pays.
Interrogé par MEE sur ce point, Ennahdha est formel : Moustapha Khedher n’a jamais appartenu au parti qui siège à Montplaisir, un quartier d’affaires de Tunis, et n’a jamais eu de liens directs avec l’organisation. L’ancien militaire a été condamné dans l’affaire « Barraket Essahel » : une supposée tentative de coup d’État en 1991, instrumentalisée par le gouvernement de l’époque pour purger une partie de l’armée.
Ridha Raddaoui affirme que l’ex-prisonnier, reconverti en gérant d’auto-école, a été entre 2011 et 2013 (date de son arrestation) en possession de papiers troublants qui prouveraient, entre autres, qu’Ennahdha était au centre d’un histoire d’espionnage mêlant Italie et Algérie sur fond de guerre syrienne.
Le 9 avril 2013, le journaliste italien Domenico Quirico, reporter de guerre pour le journal La Stampa, est pris en otage en Syrie. Il est libéré le 8 septembre grâce à Rome qui active ses contacts. Au centre de cesréseaux : Moustapha Khedher.
Selon maître Raddaoui, l’énigmatique personnage s’était rendu à la frontière turco-syrienne pour superviser cette libération ainsi que celle du journaliste enseignant belge Pierre Piccinin.
En échange, les services italiens auraient révélé des informations très sensibles sur des sites pétroliers algériens et sur le changement d’organigramme au sein du ministère de la Défense à Alger.
« Le mystère de la chambre noire »
« Nous sommes en possession de dizaines de milliers de documents qui prouvent l’implication de Moustapha Khedher. Ennahdha affirme qu’il n’est pas l’un des leurs : alors pourquoi signe-t-il des documents à en-tête du parti ? », s’interroge Ridha Raddaoui.
« Peut-être qu’il n’avait pas officiellement sa carte mais nous savons qu’il était très proche de Ridha Barouni [alors en charge de l’administration et des finances au sein de Ennahdha] et d’Ali Larayedh [ministre de l’Intérieur de décembre 2011 à mars 2013, puis Premier ministre de 2013 à 2014]. Rached Ghannouchi va peut-être nous dire qu’il ne connaît ni messieurs Barouni et Larayedh et que sa formation n’était au courant de rien ? »
Durant la conférence de presse du 2 octobre, le comité de défense accompagné de dirigeants du Front populaire a divulgué certains de ces documents, principalement des fichiers textes récupérés sur des disques durs externes remis au tribunal de Tunis
Durant la conférence de presse du 2 octobre, le comité de défense accompagné de dirigeants du Front populaire, dont étaient issus Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd, a divulgué certains de ces documents, principalement des fichiers textes récupérés sur des disques durs externes remis au tribunal de Tunis.
Une véritable prise de guerre pour les organisateurs qui assurent que le matériel informatique est en lieu sûr hors de Tunisie, mais à disposition de la justice. Ils expliquent qu’après l’arrestation de Moustapha Khedher en décembre 2013, dix boîtes de documents sur quatorze ont subitement disparu entre le commissariat de Mourouj, banlieue sud de Tunis où résidait ce dernier, et le tribunal.
Encore plus mystérieux, avant que la police n’arrive pour perquisitionner l’auto-école, quatre véhicules équipés de plaques de l’administration auraient déjà fait main basse sur plusieurs documents qui se trouveraient actuellement dans une « chambre noire » au ministère de l’Intérieur.
Le porte-parole du ministère a démenti l’existence de cette pièce secrète et assure que tous les documents se trouvant dans les bâtiments du ministère sont consultables sur demande par la justice.
« Cette histoire d’espionnage est ‘’abracadabrantesque’’. Je note que plutôt que d’aller rouvrir le dossier Khedher avec leurs ‘’nouveaux éléments’’ ou de les apporter aux juges en charge des deux procès en cours de Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd, le comité de défense a préféré créer une quatrième affaire, l’‘’affaire de l’Africa’’ [du nom de l’hôtel où s’est déroulée la conférence de presse] », déplore Samir Dilou auprès de MEE.
Il propose, en guise de bonne volonté, la création d’une commission conjointe entre les avocats du comité de défense et ceux d’Ennahdha pour discuter de ces pièces. L’ancien ministre des Droits de l’homme de 2011 à 2014 concède que le gouvernement d’alors a commis des erreurs « politiques et non pas juridiques », en faisant preuve de trop de laxisme envers les mouvements salafistes.
Bataille idéologique en vue des élections de 2019
Après la diffusion de ces documents, le procureur de la République s’est saisi pour ouvrir une enquête. « C’est un piège procédural. Il ne s’agira pas, dans ce cas, d’une vraie enquête mais seulement d’auditions où toutes les parties seront entendues sur un pied d’égalité comme témoins. Surtout, les documents que nous avons se trouvent au tribunal, consignés dans plusieurs autres affaires. La justice a depuis le début tous les éléments en main », critique Ridha Raddaoui.
« Il ne s’agit pas de faire la guerre à Ennahdha mais d’obliger la justice à se saisir de ces ocuments », assure celui qui est aussi responsable du Centre tunisien d’études et de recherche sur le terrorisme. Chacune des parties se renvoie la balle en exigeant de l’adversaire qu’il se justifie. La justice tranchera.
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De l’extérieur, les observateurs comptent les points, mais de loin. Habituellement, assez diserts sur les péripéties politiciennes, la plupart requièrent l’anonymat. La période évoquée, où régnait un climat de quasi guerre civile, est encore trop sombre pour être évoquée sereinement. Et, sur le fond, les experts interrogés ne pensent pas que la vérité puisse éclater prochainement : « C’est un travail pour les historiens, pas la justice, ni les politiques, ni les commentateurs », conclut l’un d’eux.
Reste que tous s’accordent à dire que cette histoire peut jouer un rôle dans les campagnes pour les élections législative et présidentielle prévues fin 2019.
« Béji Caïd Essebsi a lâché les chiens », s’amuse une de nos sources, rappelant que le 2 octobre était aussi le jour de la rentrée parlementaire qui a consacré la nouvelle alliance entre Ennahdha et la Coalition nationale du Premier ministre, Youssef Chahed, au détriment du parti présidentiel Nidaa Tounes, qui semble se rapprocher de la gauche. « Un jour, Ennahdha devra faire un vrai devoir d’inventaire », poursuit notre source. « S’autoproclamer parti musulman démocrate ne suffit pas pour solde de tout compte. »
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