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La Kobané connection : une cellule de l’EI responsable de la frénésie d’attentats en Turquie

La racine commune des récents attentats à Istanbul et Ankara est le débordement de la guerre de Syrie en Turquie depuis la bataille entre l’EI et les forces kurdes en 2014
Un démineur sur le site de la double explosion à la gare d’Ankara en octobre dernier (AFP)

ISTANBUL, Turquie – Lorsque Mehmet Öztürk (23 ans) a tourné au coin de Balo Sokak le 19 mars et s’est engagé sur İstiklal Caddesi, la rue la plus animée de la capitale, il était inconnu de tous – hormis des quelques spécialistes qui étudient les groupes militants en Turquie.

Après avoir fait exploser la veste d’explosifs qu’il dissimulait sous ses vêtements, se tuant et tuant quatre touristes étrangers, son nom était dans tous les journaux. Par rapport aux autres attentats récents à Ankara, son acte n’était peut-être pas le plus important, mais il s’agissait d’une attaque dans l’avenue İstiklal, l’un des symboles les plus importants de la vie moderne turque.

Le pays était sous le choc. Ou l’aurait été, sans la parfaite régularité avec laquelle la Turquie a connu des attaques meurtrières de ce genre au cours de l’année écoulée. Huit attaques en douze mois, quatre depuis janvier, ont fait 220 morts.

Öztürk était à bien des égards l’exemple parfait du kamikaze moderne. C’était un jeune homme introverti, solitaire, qui avait toujours dédaigné la culture populaire et particulièrement la musique populaire et la télévision.

Pendant la majeure partie de sa vie, il n’avait montré aucun signe de ferveur religieuse. Il avait évité les mosquées. Puis, après son retour du service militaire, quelque chose avait changé en lui, a indiqué sa famille. Tout à coup, il expliquait à tout le monde quand et comment prier.

Le ministère de l’Intérieur turc a insisté sur le fait qu’il ne figurait sur aucune liste de personnes recherchées, mais en vérité Öztürk faisait partie d’une petite cellule militante ayant des liens avec le groupe État islamique (EI) qui aurait été selon les enquêteurs au cœur de cinq attentats meurtriers distincts en Turquie au cours l’année passée.

La cellule de l’EI

La cellule d’Adiyaman s’est fait connaître après avoir lancé des attaques contre les bureaux du Parti démocratique du peuple (HDP) pro-kurde à Mersin et Adana en mai 2015.

Cette « cellule » est petite. Basée à l’origine dans un salon de thé d’une petite ville de l’est de la Turquie, sur les rives du lac du barrage Atatürk, elle est néanmoins devenue très dangereuse. Un certain nombre de religieux radicaux y sont associés, mais le groupe serait dirigé par Mustafa Dokumacı, qui opèrerait depuis la Syrie, peut-être même Raqqa, selon la plupart des analystes.

« Il est important de noter que ce ne sont pas seulement 30 gars assis dans un salon de thé à Adiyaman », a déclaré Aaron Stein, chercheur résident au centre consacré au Moyen-Orient de l’Atlantic Council.

« Ils sont liés à un réseau beaucoup plus large qui a ses racines non seulement en Syrie, mais dans le mouvement djihadiste international remontant jusqu’à l’Afghanistan », a-t-il déclaré à MEE.

Les principaux membres de la cellule d’Adiyaman ont passé du temps dans le nord de la Syrie, en particulier en 2013 et 2014, mais ils viennent d’une ligne de militantisme violent qu’on peut retracer à partir des moudjahidin en Afghanistan dans les années 1980 jusqu’à al-Qaïda puis à l’EI. Les analystes disent que leur portée s’est étendue grâce au flux de candidats à la guerre sainte qui voyagent à travers la Turquie en chemin vers la Syrie.

La cellule elle-même semble avoir suivi la tendance internationale passant d’une théologie et politique dans le style d’al-Qaïda à l’idéologie promue par l’EI.

Ses membres croient en la restauration d’un califat supranational sous la forme de l’État islamique lui-même, dans la pratique générale de l’islam salafiste selon une école étriquée de la jurisprudence religieuse inspirée de l’érudit religieux du XIIIe siècle Ibn Taymiyya, et en ayant recours à la violence pour éliminer d’autres formes de l’islam qu’il considère comme hérétique.

Au début, le groupe ciblait explicitement et exclusivement le mouvement de libération kurde en Turquie : tout d’abord en mai 2015, les bureaux de HDP, puis un rassemblement du HDP à Diyarbakir le 5 juin. Ensuite, un membre du groupe nommé Şeyh Abdurrahman Alagöz a tué 32 militants pour la paix liés au mouvement kurde dans la ville de Suruç le 20 juillet. Les militants organisaient l’envoi d’aide à la ville de Kobané, alors assiégée par les forces de l’EI.

Le 10 octobre, le groupe a de nouveau frappé. Cette fois, Yunus Emre Alagöz, propriétaire du salon de thé d’Adiyaman et frère du kamikaze de Suruç, ainsi qu’un autre assaillant non identifié ont fait exploser des engins explosifs lors d’un rassemblement pour la paix pro-kurde à Ankara, causant la mort de 103 personnes et en blessant 400 autres. Ce fut, de loin, l’attaque la plus meurtrière du groupe.

La clé de cette explosion de militantisme violent issu du mouvement semblait être la bataille pour Kobané, au cours de laquelle le groupe EI affrontait les forces kurdes, ainsi que les émeutes HDP/PKK ultérieures en Turquie qui ont vu la mort de 50 membres du groupe islamiste Hüda Par, un groupe de Kurdes fondamentalistes autrefois passé sous la bannière du Hezbollah, selon Stein.

« Ce fut alors qu’une décision a été prise d’attaquer des cibles kurdes faciles et de fomenter des tensions entre Turcs et Kurdes en Turquie », a-t-il expliqué à MEE.

Le gouvernement turc a alors commencé à rafler les sympathisants présumés de l’EI à un rythme plus soutenu. Cependant, les attaques n’ont pas cessé ; après Ankara, ils ont néanmoins semblé changer de tactique. Lorsque des adeptes du groupe ont frappé à nouveau sur la place Sultanahmet d’Istanbul le 10 janvier, les cibles étaient des touristes ordinaires, tout comme ce fut le cas plus tard dans l’attentat à la bombe de Mehmet Öztürk sur l’avenue İstiklal.

L’attentat à la bombe de la place Sultanahmet fait figure d’exception dans l’historique du groupe, non seulement parce que les cibles étaient des touristes, mais aussi parce que l’attaquant présumé était Nabil Fadli, un ressortissant saoudien de Syrie, plutôt qu’un Turc. Le groupe attaquait désormais la Turquie dans son ensemble, plutôt que le mouvement kurde.

Aujourd’hui, le gouvernement turc semble adopter une ligne plus dure encore avec les sympathisants présumés de l’EI. Le 27 mars, la police turque a annoncé l’arrestation de quatre individus liés à l’EI à Gaziantep, où Mehmet Öztürk est né. Cependant, le 24 mars, Halis Bayancuk, également connu sous le nom d’Ebu Hanzala, peut-être le prédicateur militant le plus important du pays et lié à la cellule d’Adiyaman, a été libéré de prison.

« Il semblerait que l’EI se soit tourné vers la Turquie à cette époque », selon Stein, notant que la politique du gouvernement turc à l’égard des sympathisants de l’EI en Turquie a également basculé. La communication de l’EI a aussi commencé à dénoncer clairement Erdoğan. « Ils ont visé la Turquie parce que la Turquie les a visés », a estimé Stein.

Cette semaine, la police turque a mené des raids sur Adiyaman, arrêtant seize personnes soupçonnées d’être liées au Front al-Nosra, affilié à al-Qaïda, qui combat actuellement en Syrie.

Militants kurdes

Bien que l’activité de la cellule d’Adiyaman représente la plupart des attentats que la Turquie a endurés au cours de l’année écoulée et la plupart des victimes, le groupe n’a pas eu le monopole de la violence politique de masse.

Deux fois cette année, des militants kurdes d’un groupe nommé les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK) ont commis des attaques meurtrières dans la capitale turque Ankara.

Le 17 février, un jeune homme nommé Abdülbaki Sömer, originaire de la ville majoritairement kurde de Van dans le sud-est, a fait exploser une voiture piégée devant un bâtiment d’Ankara qui appartenait à l’armée de l’air turque, tuant 30 personnes, des militaires comme des civils.

Cette attaque a été rapidement revendiquée par le TAK, qui, dans son communiqué officiel, indique que celle-ci a été menée en « représailles » de l’imposition par l’armée turque de l’état d’urgence jour et nuit dans la ville majoritairement kurde de Cizre, dans la province de Sirnak.

Ensuite, le 13 mars, le TAK a frappé Ankara à nouveau. Cette fois-ci, l’une des membres du groupe, Seher Çağla Demir (24 ans), a fait exploser un engin explosif sur la place Kizilay à Ankara, une plaque tournante majeure du transport civil, tuant 37 personnes.

Le gouvernement turc n’a pas tardé à accuser de ces deux attaques le Parti interdit des travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement de guérilla kurde armé avec lequel l’État turc est en conflit presque constant depuis 1984.

Le TAK a recours aux tactiques de guérilla traditionnelles qui ont été élaborées à l’origine pour le PKK par l’un des principaux membres de l’organisation, Duran Kalkan, sur le « Manuel du guérillero urbain » de 1969 écrit par le guérillero brésilien Carlos Marighella.

Cependant, la relation de l’organisation avec le PKK reste trouble. Le TAK s’est symboliquement écarté du PKK en 2005, affirmant que ce dernier était devenu trop conciliant et « humaniste » dans son approche de la libération kurde.

Selon Ramazan Tunç, un analyste kurde et conseiller du Parti démocratique des régions (DBP) pro-kurde, les récentes attaques violentes du TAK doivent être envisagées dans le contexte du conflit dans le sud de la Turquie et des opérations de l’armée turque dans les villes kurdes.

« Il y a une énorme guerre au Kurdistan turc depuis des mois et ça continue maintenant avec l’attaque par l’État turc du mouvement politique kurde et des groupes armés kurdes », a déclaré Tunç à MEE. « Lorsque cela se produit, il y a toujours des gens qui pensent que la seule réponse est la violence. »

Selon lui, le TAK et le PKK doivent être traités comme des groupes distincts. « Ils sont tout à fait différents, avec des structures organisationnelles et des membres différents », a-t-il expliqué.

« Le gouvernement turc a tendance à confondre tous les groupes kurdes, mais ils ne sont pas tous les mêmes. Il est vrai qu’il existe des similitudes idéologiques entre le TAK et le PKK, mais cela ne signifie pas qu’ils forment un même groupe : leurs dirigeants sont totalement différents. »

Toutefois, selon Mehmet Alkis, un doctorant de l’Université de Marmara (Turquie) qui se spécialise dans la politique kurde au Moyen-Orient, la relation entre le TAK et le PKK est sujette à controverse.

« Les membres du TAK prétendent être une organisation distincte et pas sous contrôle du PKK », a déclaré Alkis à MEE. « Le TAK a bel et bien un modus operandi et un style distincts, mais à mon avis, ils ne sont pas complètement différents. »

À l’origine de la recrudescence de la violence politique que connaît la Turquie, à la fois de la part de la cellule d’Adiyaman et du TAK, il y a un point de départ commun : le siège de Kobané par l’EI en 2014.

Pour la population kurde de Turquie, le siège a créé une perception que le gouvernement turc voulait voir la ville kurde syrienne tombe aux mains de l’EI, ce qui a entraîné un plus grand activisme pro-kurde dans le pays, puis une réaction contre cet activisme de l’État turc.

Finalement, la défaite de l’EI à Kobané semble aussi entraîner une augmentation du militantisme national turc contre le mouvement kurde.

Dans les deux cas, l’horrible violence de la guerre civile syrienne s’est infiltrée à travers la frontière avec la Turquie. Dans un premier temps, elle a été contenue dans le sud-est, loin des centres du pouvoir politiques et commerciaux. Aujourd’hui, elle a atteint les plus grandes villes.

Les citoyens d’Istanbul et Ankara apprennent à vivre avec une petite partie de la violence qui fait rage dans le sud-est du pays depuis plus d’un an. Certains sont déjà devenus stoïques.

« Ces attaques sont terribles et doivent cesser, mais je ne pense pas que ce sera le cas », a déclaré Ahmet, propriétaire d’une petite librairie dans le quartier Taksim d’Istanbul. « On continue simplement à vivre. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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