La lutte pour le maintien de la paix dans le plus grand camp de réfugiés du Liban
AIN AL-HILWEH, Liban – Dans la rue Fouqany, l’une des deux principales artères d’Ain al-Hilweh, les façades de nombreux bâtiments sont criblées d’impacts de balles.
Des affiches représentant Yasser Arafat sont suspendues aux auvents à côté de drapeaux salafistes noir et blanc, tandis qu’un enchevêtrement désordonné de fils électriques permet de fournir de l’énergie au plus important camp palestinien du Liban, où peu d’étrangers mettent les pieds et où les craintes grandissent vis-à-vis de l’ascension des groupes militants, et notamment de l’État islamique.
Non loin de là, dans un immeuble de quatre étages gardé par quatre hommes armés vêtus de treillis, le major général du Fatah Mounir Makdah a gardé son calme en décrivant l’état de la sécurité actuelle dans le camp, qui abrite entre 90 000 et 120 000 personnes subissant une pauvreté endémique dans une zone d’un kilomètre carré entourée de postes de contrôle de l’armée libanaise.
L’été dernier, ce camp de réfugiés palestiniens situé sur la commune de Sidon et perçu comme le plus instable du Liban a été le théâtre d’une série d’assassinats et de combats armés.
Ces derniers ont porté un coup au mouvement nationaliste palestinien du Fatah, qui est la principale autorité militaire dans le camp, ainsi qu’à ses alliés face aux groupes armés religieux qui suivent les ordres du mouvement Jund al-Sham lié à al-Qaïda.
Ces violences ont provoqué la mort d’au moins six personnes, tandis que 70 autres ont été blessées et que des milliers ont été contraintes de trouver un refuge temporaire à l’extérieur du camp.
Alors qu’un calme relatif est maintenant revenu dans le camp, les forces de l’ordre libanaises demeurent sur le qui-vive car Ain al-Hilweh pourrait représenter de nouvelles menaces pour la sécurité en 2016. Plus tôt ce mois-ci sont parus des rapports selon lesquels de jeunes habitants du camp feraient chemin vers Racca en Syrie afin d’y rejoindre Daech, suscitant la crainte de leur retour prochain avec l’objectif d’installer chez eux un pouvoir islamiste autoritaire.
« Les combats armés qui ont eu lieu l’an dernier étaient vraiment terribles, c’était les pires depuis bien longtemps », a rapporté à Middle East Eye Ibtisam Mosri, 39 ans, habitante d’Ain al-Hilweh.
« Maintenant, tout est plus calme en apparence, mais il y a des divisions dans le camp, et des quartiers dans lesquels personne ne va. Les gens ont peur que la violence ne revienne. »
Maintenir la paix
Depuis près de dix ans, des groupes religieux tentent des incursions dans les camps palestiniens du Liban. Conformément aux Accords du Caire de 1969, l’armée libanaise ne pose pas le pied à Ain al-Hilweh ni dans aucun des onze autres camps de réfugiés palestiniens situés au Liban. À la place, ces camps sont généralement autogouvernés par les organes politiques et les forces de sécurité issus de Palestine.
En 2007, l’armée libanaise a mené un combat d’un mois avec le Fatah al-Islam suite à son invasion du camp palestinien de Nahr el-Bared, au nord du Liban. Le camp fut totalement rasé et ses 30 000 habitants déplacés pendant plusieurs années. Des affrontements eurent également lieu à Ain al-Hilweh, puis s’éteignirent.
Plus récemment, en Syrie, Daech a pris le contrôle de secteurs importants de Yarmouk, un camp palestinien situé dans les environs de Damas.
Ces faits, mêlés à l’histoire délicate du Liban vis-à-vis de sa population palestinienne, ont été source de nervosité pour l’État libanais, appelant à l’action.
En avril dernier, les rencontres entre les factions palestiniennes d’Ain al-Hilweh et les responsables libanais de la sécurité ont conduit à la mise en place d’une Force conjointe de sécurité à Ain al-Hilweh dans le but d’éviter les conflits récurrents entre factions rivales et l’infiltration du camp par des individus en lien avec al-Qaïda.
Sous les ordres de Mounir Makdah, ancien de l’OLP connu pour ses liens privilégiés avec le Hezbollah, la Force conjointe de sécurité comprend 225 combattants issus de l’ensemble des 17 factions palestiniennes présentes à Ain al-Hilweh. On compte parmi elles des factions nationalistes palestiniennes laïques, marxistes et islamistes, et des groupes en lien avec al-Qaïda, à l’instar du Fatah al-Islam et d’Usbat al-Ansar.
« Les factions présentes dans le camp sont unies, a déclaré Mounir Makdah en référence à la Force conjointe de sécurité. Toute la région [du Moyen-Orient et du Maghreb] vit actuellement un séisme, et nous travaillons en partenariat avec l’État libanais pour mettre fin à l’infiltration des camps du Liban par des groupes extrémistes.
« Il y a des gens au camp qui soutiennent Daech et le Front al-Nosra, mais ils sont peu nombreux. Le camp est tout à fait sûr », a-t-il déclaré.
Cependant, certains résidents d’Ain al-Hilweh qui se sont entretenus avec MEE craignent un retour de la violence, sceptiques face à la capacité de la Force conjointe de sécurité de maintenir la paix, le fragile accord étant déjà mis à rude épreuve.
« Les gens continuent de vivre comme à leur habitude, a rapporté Souad Oweid, une femme d’une quarantaine d’années qui a grandi à Ain al-Hilweh et qui a fait ses études universitaires en Libye. Cependant, il y a une certaine tension sous-jacente. »
Les retombées de la situation syrienne
Depuis le début de la guerre civile en Syrie, des groupes religieux d’Ain al-Hilweh, encouragés par les efforts de Daech et du Front al-Nosra, ont cherché de plus en plus à s’opposer aux structures traditionnelles du pouvoir dans le camp.
Ces tentatives ont été principalement menées par Jund al-Sham. Cependant, d’autres groupes radicaux armés comme le Shabab al-Muslim, qui revendique des liens avec le Front al-Nosra, ont également émergé du creuset de factions préexistantes mais moins instables liées à al-Qaïda, à l’instar du Fatah al-Islam et d’Usbat al-Ansar, attirant ainsi les plus jeunes habitants du camp.
Jund al-Sham, petit groupe militant salafiste anti-Fatah, a été fondé en 2004 à Ain al-Hilweh. Ses alliés jouissent d’une présence particulièrement imposante dans certaines enclaves comme les quartiers de Tawary et de Tamir, au nord du camp.
Lors de son entretien avec MEE, Abu Wissam, membre du Front démocratique pour la libération de la Palestine qui fait également partie de la Force conjointe de sécurité d’Ain al-Hilweh, a déclaré que depuis les violences de l’été dernier, l’organisation s’était méfiée de tels quartiers lors de ses patrouilles.
En juillet 2015, des combats entre le Fatah et Jund al-Sham ont éclaté suite à l’assassinat de Talal al-Ourdani, haut responsable du Fatah, alors qu’il marchait accompagné de ses gardes du corps à proximité de l’entrée d’une école et d’un centre social tous deux gérés par l’ONG Nabaa.
« En entendant les coups de feu, je ne me suis pas vraiment posé de questions, c’est très courant ici », s’est souvenu Hashem Hachem, qui a grandi dans le camp et qui travaille pour Nabaa.
« Mais après, j’ai entendu des cris. Je me suis précipité vers le portail et, avec des collègues, j’ai essayé de faire rentrer rapidement les enfants à l’intérieur du bâtiment. Des mares de sang étaient en train d’apparaître sur le trottoir. »
Peu de temps après la mort de Talal al-Ourdani, des divisions sont apparues au sein de la Force conjointe de sécurité d’Ain al-Hilweh.
Beaucoup de ses membres se sont mis du côté de Jund al-Sham, qui a temporairement pris le contrôle de quatre des onze districts du camp.
Bien que la Force conjointe ait été en mesure de reconquérir une grande partie du territoire perdu, les différentes factions religieuses gardent une influence non négligeable.
En septembre, Ali Saleh, collègue d’Hashem Hachem et responsable du secteur de Sidon pour Nabaa, a eu une altercation avec un membre du Shabab al-Muslim au sujet des prestations de Nabaa dans le camp.
« Cette personne voulait que nous rénovions une boutique qui lui appartenait et qui se trouvait près du marché au légume. Mais nos fonds ne sont pas prévus pour ce genre de prestations, a déclaré Ali Saleh. J’ai reçu des menaces, j’ai craint pour ma vie. »
Suite à l’incident, Ali Saleh n’est pas retourné à Ain al-Hilweh pendant un mois, avant que sa sécurité ne soit garantie par un médiateur : Jamal Khattab, le dirigeant du mouvement politique du Jihad islamique. Bien qu’étant accusé d’avoir recruté des habitants du camp pour se battre aux côtés de groupes rebelles syriens, le chef du Jihad islamique entretient également des relations cordiales avec le Hezbollah, et il aurait bénéficié d’un soutien financier de l’Iran.
« Ici, il y a des personnes qui peuvent mener certains actes sans qu’il n’y ait de répercussions », a affirmé Ali Saleh.
Dans un petit bureau impeccable de la rue Tahtany, le dirigeant Jamal Khattab a déclaré que la Force conjointe de sécurité avait une efficacité limitée.
« Elle réunit toutes les factions, mais cette organisation manque d’une autorité verticale. Dans certaines affaires, des meurtres par exemple, il n’est pas simple de faire emprisonner un assassin qui a des relations. Il a une famille, des soutiens, qui pourraient essayer de déclencher des émeutes pour l’empêcher d’aller en prison », a affirmé Jamal Khattab, qui a servi de médiateur dans des conflits entre le Fatah et Jund al-Sham.
« Récemment, par exemple, deux membres d’un même parti se sont opposés lors d’une fusillade ; ils ont donc fini par régler le problème de manière interne et non par l’intermédiaire de la Force conjointe. »
Hashem Hachem a déclaré que la Force conjointe de sécurité n’était pas toujours au courant de certains événements se déroulant à Ain al-Hilweh, ce qui expliquerait la disparition soudaine d’un résident du quartier de Tamir il y a deux semaines.
« C’était un gars tranquille, il avait 24 ans et un diplôme dans la finance », a rapporté Hashem Hachem, avant d’avancer que cet homme était parti en Syrie pour rejoindre un groupe de militants.
« Ce n’est pas le premier. On a parlé à sa famille et à la Force de sécurité, et même à la Sûreté générale libanaise. Personne n’a la moindre information. »
Assise à côté d’Hashem Hachem dans un bureau au deuxième étage du bâtiment de Nabaa, Hanine, une femme de 47 ans qui n’a pas souhaité nous dévoiler sa véritable identité, se tenait les mains crispées et les sourcils froncés. Lors des affrontements de l’été dernier, Hanine a perdu son mari, un membre du Fatah, tué au cours d’un combat contre Jund al-Sham.
Trois mois durant, le Fatah a versé à Hanine l’équivalent du salaire de son mari, mais ces paiements se sont finalement arrêtés, et il est maintenant de plus en plus difficile pour Hanine de joindre les deux bouts.
Les Palestiniens vivant au Liban sont confrontés à des restrictions étatiques qui les empêchent d’accéder au marché du travail, ce qui entretient depuis longtemps la pauvreté et stimule le recrutement des milices dans des camps comme celui d’Ain al-Hilweh.
Tout comme Hachem Hashem et les autres personnes interrogées, Hanine a émis des doutes sur la capacité de la Force conjointe de sécurité, menée par le Fatah, de maintenir la paix.
« Je ne sais pas si mon mari est mort en se battant pour une cause juste, a déclaré Hanine stoïquement. Mais je sais que la violence va revenir. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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