Sabra et Chatila : nous n’oublierons jamais
J’étais encore au Royaume-Uni lorsque j’ai reçu un e-mail qui m’a honorée tout en me glaçant l’esprit. Invitée à prendre part aux commémorations annuelles des « martyrs du massacre de Sabra et Chatila », j’ai été conviée à me joindre à des chefs de communautés, à des familles et à des activistes à l’occasion du 33e anniversaire d’un des chapitres les plus violents de l’histoire de la région.
Quatre jours et 6 500 kilomètres plus tard, je me trouvais sur le site d’un charnier, dans le camp de réfugiés de Chatila, au sud de Beyrouth. Debout à côté de moi, des Palestiniennes âgées agrippaient des photos de leurs proches perdus au cours d’une atrocité pour laquelle personne n’a jamais été condamné.
L’impression de permanence et d’injustice historique ne manque jamais de nous submerger à l’entrée des camps de réfugiés palestiniens, que ce soit en Cisjordanie, en Jordanie ou au Liban, et Chatila ne fait pas exception. Les ruelles sombres et humides du camp, créé en 1949 pour accueillir 3 000 des réfugiés forcés de fuir les villages du nord de la Palestine, sont un cri d’amnésie politique.
La population du camp d’un kilomètre carré aurait grimpé à plus de 20 000 habitants. Ce dédale de structures en parpaings abrite désormais tout un mélange de cultures, dont des Kurdes, des Irakiens, des Égyptiens, des Sri-Lankais et des Syriens.
Nous n’oublierons jamais
Le 16 septembre 1982, une milice chrétienne libanaise est entrée à Sabra et à Chatila dans le but de se venger de la mort du président chrétien maronite Bachir Gemayel. Sous le commandement d’Ariel Sharon, l’armée israélienne a fermé les yeux tandis que les Phalangistes ont méthodiquement massacré des milliers de personnes âgées, de femmes et d’enfants. Des centaines de personnes ont été transportées dans des camions et n’ont plus jamais été revues.
À l’occasion des 33 ans du massacre, le Children and Youth Center (CYC) de Chatila a accueilli une exposition présentant des photographies de corps mutilés de civils assassinés. Le seul espace ouvert du camp grouillait de jeunes enfants palestiniens et syriens grimpant aux barrières et jouant au football sous une chaleur étouffante.
Abou Moujahed, fondateur du CYC et réfugié palestinien, a expliqué que la commémoration faisait partie d’un certain nombre de manifestations organisées à Chatila au cours de la semaine dernière et de la semaine précédente. Les gens étaient également descendus dans les rues pour protester contre les violences israéliennes à al-Aqsa et la crise des réfugiés dans le monde.
Âgé de 67 ans, Abou Moujahed avait tout juste un mois lorsque ses parents ont été contraints de fuir la Palestine en 1948 et ont trouvé refuge dans un village du sud du Liban. Il a décrit une époque où les gens allaient et venaient entre les deux pays pour collecter leurs affaires dans les villages dont ils avaient été expulsés.
En 1997, Abou Moujahed a créé avec un groupe d’amis le CYC de Chatila, destinée à devenir une bouée de sauvetage pour les personnes défavorisées. Depuis 19 ans, le centre apporte inlassablement un soutien psychosocial et éducatif à des milliers d’enfants à travers des ateliers, l’art, la culture et le sport. Le centre, qui aborde des thèmes cruciaux tels que les droits de l’homme, la drogue, l’intégration et la non-violence, coordonne et fournit également une aide humanitaire à destination des familles de réfugiés.
Il est rare de trouver des Palestiniens vivant à Chatila depuis sa création, étant donné que les gens se déplacent souvent d’un camp à l’autre, a expliqué Abou Moujahed. Lorsque je lui ai demandé si les chiffres de l’UNRWA attestant de la présence de 9 000 réfugiés palestiniens déclarés dans le camp étaient susceptibles d’être exacts, il s’est mis à rire.
« Il est absolument impossible de dire combien de personnes vivent dans un camp. Par exemple, je vis ici depuis 1962 et je ne suis pas déclaré », a-t-il répondu.
Je ne les croyais pas au départ
Organisateur des activités commémoratives, Abou Moujahed a pris quelques minutes pour évoquer les événements troublants qui ont eu lieu il y a 33 ans.
« Les gens avaient commencé à reconstruire leur foyer, les Palestiniens avaient à peine recommencé à respirer », s’est-il souvenu.
Affirmant que les Palestiniens ont été laissés sans protection après le retrait des forces, il a poursuivi : « Le 14 septembre 1982, les Israéliens sont entrés à Beyrouth, et le 15, les gens ont commencé à dire qu’il y avait un massacre. Je ne les croyais pas au départ. Je pensais qu’ils mentaient, parce que généralement, on entend les combats. Une femme pleurait, se frappait le visage et criait "Il y a un massacre, il y a un massacre". »
Il a ajouté que le nombre exact de victimes est inconnu. « Selon certaines estimations, entre 1 500 et 2 000 personnes ont été tuées à Chatila, mais cela ne comprend pas les personnes tuées en dehors de la zone. Par exemple, certaines personnes ont été tuées à l’hôpital de Gaza, d’autres à l’ambassade du Koweït et à la Cité sportive. »
D’un ton glaçant, il a ajouté : « Certains imaginent que ceux qui ont été kidnappés sont toujours en vie et vont revenir un jour. »
En toute franchise, il a décrit les criminels responsables des trois jours de viols, de combats et d’exécutions brutales. « Ce pays appartient toujours aux personnes de l’extérieur qui pensent que l’extérieur les aime. Avant et pendant la guerre civile, certains Libanais se considéraient comme étant occidentaux, et non arabes. Ils ont sollicité le soutien d’Israël contre les nationalistes libanais et les Palestiniens, et voulaient se venger de l’assassinat du président. Israël les a peut-être encouragés. »
Lors de la commémoration annuelle, des centaines de personnes ont parcouru les ruelles étroites de Chatila. Des drapeaux représentant divers groupes palestiniens étaient accrochés sur des enchevêtrements de câbles électriques étendus entre les bâtiments. Des scouts battaient avec enthousiasme des tambours presque aussi grands que leur petit corps, en traversant des rues inondées de flaques d’eaux usées.
Il m’a enseigné des choses sur la Nakba
Tandis que nous marchions sous l’étrange escorte des battements assourdissants des tambours, le long de murs ornés de derniers hommages effacés aux jeunes martyrs, j’ai rencontré Rayan Beshawi, une femme de 22 ans.
Rayan, qui participe régulièrement à la commémoration annuelle, est née d’un père palestinien et d’une mère libanaise. Après avoir été forcé de quitter Jaffa, son grand-père a d’abord trouvé refuge à Chatila.
Évitant de justesse d’être blessée par des cyclomoteurs se frayant bruyamment un chemin autour de nous, Rayan m’a demandé si j’étais déjà allée à Jaffa. Maladroitement, j’ai acquiescé, et elle a eu ce regard mélancolique que certains réfugiés palestiniens ont lorsqu’ils se rendent compte que votre identité géographique vous donne le droit de vous rendre dans la patrie qu’ils ne peuvent que voir en rêve.
« À quoi ça ressemble ? », a-t-elle murmuré.
Membre du CYC depuis l’âge de 12 ans et récemment diplômée, Rayan est aujourd’hui comptable à temps plein dans le centre. Elle a décrit la façon dont elle s’est impliquée.
« J’ai rencontré Abou Moujahed et j’ai apprécié ce qui était proposé ici, alors j’ai commencé à venir avec mes frères le vendredi. Nous chantions, jouions et dansions, et j’ai commencé à m’impliquer dans des ateliers. Après cela, ma mère a commencé à y travailler en tant qu’enseignante. »
Décrivant le CYC comme faisant partie intégrante de sa vie, elle a expliqué à quel point ce travail était essentiel dans la vie des jeunes des camps.
« Les armes, la drogue, l’alcool... Tout est présent ici, et personne ne vous dira que ce n’est pas le cas. Quand vous venez ici, ils vous apprennent ces choses », a-t-elle expliqué, avant d’ajouter que plus de 60 enfants fréquentent chaque jour les classes de soutien pédagogique.
« L’enfant voit le monde entier à travers ce qui se passe au centre », affirme-t-elle.
L’université que Rayan a fréquentée était composée à 99 % de Druzes libanais, et bien qu’elle y soit allée pendant quatre ans, personne ne savait qu’elle était palestinienne. Elle m’a expliqué pourquoi.
« Une fois, j’étais en pause et des personnes parlaient de la guerre. Je les ai entendues dire que toutes les mauvaises choses qui arrivent au Liban sont dues aux Palestiniens. »
Elle a expliqué que le CYC l’avait reconnectée à son identité palestinienne. « À l’école, je ne connaissais pas la différence entre un Libanais et un Palestinien. Je savais juste qu’il existe un pays appelé Palestine », a-t-elle dit en riant.
« Je sais que ce que je sais aujourd’hui, je le dois à Abou Moujahed », a-t-elle poursuivi.
Ce combat n’est pas uniquement le nôtre
Après que la marche commémorative a traversé les ruelles chaotiques, passant devant le cimetière des martyrs avant d’être conclue par des discours émouvants de dirigeants de la communauté, j’ai recueilli une dernière fois les propos d’Abou Moujahed. Je lui ai demandé ce que les personnes extérieures peuvent faire pour soutenir les réfugiés palestiniens.
Il a secoué la tête et esquissé un sourire. « Je veux dire, après 67 ans, que pouvez-vous demander aux gens de faire ? Nous voulons que les gens soutiennent les Palestiniens pour qu’ils reviennent chez eux. Nous voulons qu’ils boycottent Israël, tout comme ce qui s’est passé avec l’apartheid en Afrique du Sud. »
Affirmant qu’il ne peut y avoir de paix sans le respect du droit au retour des Palestiniens, il a ajouté que tant que la question palestinienne restera en suspens, le terrorisme augmentera. Il a soutenu que l’Occident soutenait des régimes faibles et des dictatures au Moyen-Orient et a exprimé sa volonté de voir la communauté internationale faire plus pour soutenir la paix, et pas seulement voler du pétrole et des minéraux.
Lorsque je lui ai demandé si la crise régionale détournait l’attention du calvaire que vivent actuellement des millions de Palestiniens toujours dans l’attente d’une solution politique, il s’est montré catégorique :
« Non, nous avons plus de partisans que jamais auparavant. Le mouvement BDS grandit, vous n’auriez pas vu cela il y a vingt ans. Les Britanniques, qui sont les principaux criminels et ont la plus grande part de responsabilité, font maintenant partie des principaux partisans du mouvement BDS », a-t-il affirmé.
« Nous ne sommes pas pressés et nous devons être patients, a-t-il tempéré en souriant. Cela fait 67 ans : c’est mon âge ! Ce combat n’est pas uniquement le nôtre. Il appartient à tout le monde. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].