La montée des activistes solitaires en Égypte
Nada El Shanawany, 25 ans, explique que, pendant de nombreuses années, elle n’a pas prêté grande attention à la politique. Cela s’est arrêté le jour où, comme des millions d’autres jeunes Égyptiens, elle s’est retrouvée au cœur d’une révolution. Elle fut alors rapidement confrontée à une nouvelle réalité, tout en prenant conscience des changements positifs qui peuvent s’opérer grâce à la mobilisation des individus.
« Tellement de choses devaient changer en Égypte, et l’espace d’un instant, nous avons eu l’impression d’être proches du but et que nos actions allaient faire une réelle différence », explique Nada, qui a rejoint les rangs des manifestants de la place Tahrir afin d’exiger la démission de l’ancien Président Hosni Moubarak en janvier 2011.
Alors que les manifestations ont été couronnées de succès et que le Président Moubarak fut contraint de quitter ses fonctions, près de cinq années se sont écoulées depuis le soulèvement du peuple en Égypte pour s’opposer au gouvernement et les objectifs de la révolution n’ont pas été atteints. La plupart des activistes et des opposants politiques ont été capturés puis emprisonnés, de nombreuses ONG ont été prises pour cible et des partis politiques ont été bannis. Abdel Fattah al-Sissi, ancien militaire, est au pouvoir et sa manière de diriger l’Égypte est discutable, dans la mesure où son approche est plus radicale que celle de son prédécesseur.
« La révolution est un échec », explique Nada. « Le gouvernement ne prend pas en compte nos revendications, celles du peuple. Nous devons agir pour nous même. »
Nada Shanawany, comme un nombre croissant d’Égyptiens, a, de ce fait, décidé de prendre les choses en main.
Quelques mois après l’obtention de son diplôme en Biologie marine en 2014, Nada et son ami Mahmoud Elsharkawy ont créé Baware, une petite organisation dont le but est de sensibiliser la population à la préservation de la vie marine.
« Il n’existe aucune loi gouvernementale protégeant la vie marine », explique Nada à Middle East Eye. « Le gouvernement ne prend pas en compte l’importance d’informer et de sensibiliser les citoyens sur ce point, alors je pense sincèrement être en mesure d’agir pour faire évoluer les choses. »
« De nombreux projets ont été développés, comme, par exemple, l’exposition d’œuvres d’art sous la mer dans le but de promouvoir le tourisme, mais ces projets sont souvent dangereux pour la vie sous-marine », a-t-elle ajouté.
Son objectif est différent, car elle souhaite informer les dirigeants égyptiens de l’importance de la protection de l’environnement dans l’espoir de créer un secteur touristique respectueux des critères de développement durable. Elle a déjà commencé à organiser des sessions de plongée avec plusieurs groupes afin de nettoyer de la mer.
Un nouveau héros
Nada Shanawany n’est pas la seule personne à tenter de se faire une place au sein de la nouvelle Égypte afin d’atteindre les objectifs fixés par la révolution, et de nombreuses personnes souhaitent agir sans subir de représailles de la part de l’État.
Amira Khalil a 27 ans et vit au Caire. Elle explique que la révolution lui a appris à combattre l’injustice, une lutte qu’elle entend bien mener encore pendant de nombreuses années.
« J’avais oublié qui j’étais et les causes pour lesquelles je me battais », explique Amira. « Pendant la révolution, et même un peu après, j’ai pris part à une lutte collective pour le changement, mettant de côté ma propre personnalité. »
Cependant, tandis que les révolutionnaires ont commencé à prendre conscience des réalités liées au pouvoir et que l’unité des débuts a commencé à s’estomper, Amira s’est retirée du mouvement.
« Toutes les choses que nous défendions étaient compromises et je suis incapable de me souvenir de mes premières motivations », dit-elle. « Lorsque des actions collectives, pour renverser le régime du président en place, n’ont plus été nécessaires, j’ai dû réfléchir à nouveau à mes propres motivations. »
Peu de temps après, Amira Khalil, analyste de données, a décidé de tirer profit de ses compétences pour analyser les budgets gouvernementaux et ainsi, signaler les anomalies aux ONG.
Elle pense que ce type d’approche peut aider à fragiliser l’État et les dispositifs de sécurité qui, selon elle, tentent d’ébranler la révolution depuis le premier jour.
« Les programmes des services de sécurité ont été conçus bien avant qu’on ne s’en rende compte », explique Amira, tout en insistant sur le fait que les équipes dirigeantes actuelles sont uniquement une nouvelle facette de l’ancien gouvernement du Président Moubarak.
« Nous sommes descendus dans la rue pour évincer un dictateur. Mais juste après son départ, un nouveau dictateur a pris sa place. »
« Le fait que notre premier président élu démocratiquement appartienne aux Frères musulmans était un avantage certain pour l’armée. Ils savaient que le peuple égyptien ne tolérerait pas les abus et, de ce fait, n’hésiterait pas à descendre à nouveau dans la rue. Le moment parfait pour présenter un nouveau héros. »
À l’instar de nombreux anciens révolutionnaires venus manifester sur la place Tahrir en pleine révolution, Amira a désormais quitté le centre-ville du Caire pour s’installer en banlieue, loin de Tahrir et du cœur de la révolution. Ils disent être heureux de vivre loin des souvenirs et dans un lieu où ils peuvent entrevoir diverses possibilités pour le changement.
Selon l’organisation Human Rights Watch, au moins 41 000 personnes se sont retrouvées derrière les barreaux et des centaines de condamnations à mort ont été prononcées, ce qui est un rappel constant de ce que risquent ceux qui osent se dresser contre les dirigeants politiques.
« Nous avons, malheureusement, appris que le fait de s’unir aggrave les choses et nous met en danger », a dit Amira.
Un essor des actions individuelles
Kirolos Nathan, directeur adjoint du Cairo Liberal Forum, explique avoir constaté l’essor des actions individuelles, une tendance qui a remplacé les actions collectives observées aux premiers jours de la révolution avant la phase de répression ayant suivi le renversement de Morsi.
« Les actions collectives sont fermement réprimées. Nous ne pouvons rien faire, à part espérer une nouvelle dynamique politique contre ceux au pouvoir », dit-il. « Entre-temps, nous œuvrons tous à un niveau individuel afin d’être prêts à se mobiliser à nouveau dans le cas où un autre événement similaire à celui du 25 janvier 2011 viendrait à se produire. »
De ce fait, l’opposition est devenue plus subtile, mais ceux qui continuent de se battre pour leurs droits insistent sur le fait que la révolution n’est pas complètement terminée.
En aidant la société égyptienne à prendre conscience de la situation – en dénonçant les abus comme Amira Khalil l’a fait ou en informant la population de l’abondance des ressources naturelles que l’Égypte possède comme l’a fait Kirolos Nathan – les révolutionnaires se plaisent à penser qu’ils maintiennent l’État à flot.
Nada montre à quel point l’eau est une ressource précieuse, essayant d’informer et de faire comprendre aux Égyptiens qu’ils doivent en prendre soin. Amira analyse l’utilisation des fonds publics en Égypte, et plus particulièrement les sommes destinées au logement social, afin de démontrer, qu’année après année, le budget promis n’est jamais atteint. Elle explique, qu’au contraire, les chiffres montrent que, pour les personnes fortunées d’Égypte, le financement pour un logement est aisé car l’argent est disponible – plusieurs fois les montants réservés au logement social. Le fait de révéler une disparité aussi flagrante permet de montrer la voie vers le changement selon elle.
La liste recensant ces petites initiatives est interminable : Aynbicyle, qui assure la promotion de l’utilisation des vélos sur les autoroutes publiques ; Nawaya, qui soutient les petits agriculteurs indépendants ; Alashanek Ya Baladi dont les activités sont axées sur le développement socio-économique ; et Basma qui lutte contre les agressions sexuelles.
Il s’agit d’un réseau qui s’est transformé en une puissance presque invincible au sein d’une société où les individus sont privés de leurs valeurs personnelles, de leur créativité, de leur liberté et de leur espace public. Pour la génération de 2011, l’espoir repose sur le fait que tous les régimes totalitaires, comme ceux d’al-Sissi, Moubarak et même Morsi, sont voués à l’échec.
« Au cours des horribles années de la présidence de Morsi, la popularité d’al-Sissi était à son apogée », explique Hicham Ezzat, l’un des révolutionnaires. « Mais après le massacre de Rabaa, sa popularité a diminué de moitié. De nos jours, sa popularité baisse chaque jour un peu plus… » Avec de nombreux autres, Hicham attend le jour où la popularité d’al-Sissi tombera à zéro. Les révolutions ne peuvent être prévues, de ce fait, personne ne sait si al-Sissi devra un jour faire face à un soulèvement de la population comme ses prédécesseurs, mais une chose est sûre : l’opposition existe et la révolution est toujours présente.
« Nous sommes privés de tout espace public. Nous n’avons pas le droit de manifester ou de nous rassembler dans la rue, explique Hicham. « La seule manière de montrer au gouvernement que nous nous opposons aux idées et que nous ne nous tairons pas, consiste à mener à bien nos propres petites initiatives. Progressivement, petit à petit, nous gagnons en nombre et en puissance. Ils seront finalement contraints de nous écouter à nouveau, sans que cela se fasse par le biais de manifestations. »
Traduction de l’anglais (original) par STiiL.
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