« La police grecque a tiré sur notre Coran » : les réfugiés tentant de quitter la Turquie dénoncent des tactiques brutales
Le voyage de Saed, de sa femme et de ses quatre enfants, ainsi que de son frère Khaled, de la femme de Khaled et de ses cinq enfants, a commencé vendredi matin dans le quartier de Fatih à Istanbul.
Dès qu’ils ont appris que le gouvernement turc avait renoncé aux contrôles sur ses frontières avec la Grèce et la Bulgarie, Saed et Khaled ont décidé d’emballer leurs biens essentiels et de partir pour Edirne, située à quelques kilomètres des États membres de l’Union européenne (UE).
Saed a appelé certains de ses proches, qui avaient tenté sans succès de franchir la frontière en 2015, lorsque des centaines de milliers de réfugiés avaient marché vers les frontières.
« D’un côté, c’était une décision difficile car nous avons des enfants et la plupart d’entre eux vont à l’école ici [en Turquie]. De l’autre, il n’y a pas d’avenir pour nous en Turquie, mais [il y en a] en Europe »
- Saed, réfugié syrien
Saed a obtenu le numéro d’un Syrien qui, avec son partenaire turc, mettait en place des bus d’Istanbul à Edirne pour les réfugiés.
« D’un côté, c’était une décision difficile car nous avons des enfants et la plupart d’entre eux vont à l’école ici [en Turquie] », a confié Saed à Middle East Eye. « De l’autre, il n’y a pas d’avenir pour nous en Turquie, mais [il y en a] en Europe. »
Ils ont pris un bus et payé 1 500 lires turques (220 euros) au total, soit presque les revenus mensuels de Saed.
Le gouvernement turc a pris la décision d’abandonner les contrôles à ses frontières occidentales et de laisser les réfugiés les franchir après la mort d’au moins 33 soldats turcs à Idleb, en Syrie, la semaine dernière.
Même si cela enfreint l’accord sur les réfugiés signé entre la Turquie et l’UE en 2016, Ankara a décidé de ne plus gérer la crise des réfugiés dans l’ouest du pays tandis que jusqu’à deux millions de personnes attendent maintenant à sa frontière orientale avec la Syrie d’être acceptées en Turquie.
L’UE a appelé à plusieurs reprises Ankara à respecter les exigences de l’accord de 2016, qui comprennent le contrôle strict des frontières contre les migrants illégaux et l’accueil de tous les migrants qui ont franchi illégalement la frontière.
Toutefois, lundi, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a réitéré les accusations selon lesquelles l’UE n’a jusqu’à présent pas partagé le fardeau de la crise des réfugiés.
Erdoğan a affirmé que la Turquie n’avait reçu qu’une fraction de l’aide de six milliards d’euros promise par l’UE, une allégation que démentent les dirigeants européens.
Selon Ankara, l’UE n’a pas non plus tenu sa promesse de permettre aux citoyens turcs de se rendre au sein de l’espace européen sans visa. Plus important encore, les dirigeants européens ne se sont pas engagés à soutenir la position de la Turquie dans la guerre en Syrie.
Des soldats tirent en l’air
Saed, Khaled et leurs deux familles sont arrivés à Edirne, une ville historique limitrophe de la Grèce et de la Bulgarie, vendredi après-midi.
Puisque les portes de la frontière étaient fermées et que des soldats grecs patrouillaient dans la zone pour empêcher les réfugiés d’entrer, le chauffeur de bus les a laissés dans un petit village nommé Doyran, à 25 km au sud du centre d’Edirne.
Le village, bordé à l’est par la Maritsa, qui marque la frontière avec la Grèce, n’a jamais été aussi bondé de son histoire. Avec sa faible profondeur et son débit lent, le fleuve est facilement traversable à pied pour pénétrer en Grèce.
Cependant, raconte Saed, deux soldats grecs étaient positionnés de l’autre côté et tiraient en l’air fréquemment.
Les deux frères ont commencé à discuter de ce qu’ils devaient faire.
« Nous devrions longer la rivière. Peut-être qu’il n’y a pas de soldats là-bas », a proposé Khaled d’un air déterminé.
Saed était réticent car ils avaient beaucoup de sacs lourds. De plus, sa femme est handicapée et ne peut pas marcher rapidement.
Vols et violences
Alors que Saed et Khaled essayaient de trouver une façon de traverser la frontière, une famille afghane est apparue en criant à l’aide.
Leurs vêtements étaient mouillés, et ils tremblaient. Ils avaient réussi à traverser la frontière, mais la police grecque les avait interceptés et dépouillés de tous leurs biens.
« Ils ont pris notre argent, nos téléphones portables, nos passeports et tout. Ils nous ont battus et nous ont poussés à l’eau », a raconté Ahmad, un réfugié afghan de 22 ans.
« Ils ont pris notre argent, nos téléphones portables, nos passeports et tout. Ils nous ont battus et nous ont poussés à l’eau »
- Ahmad, réfugié afghan
Son père a affirmé que la police grecque avait pris leur Coran et tiré dessus.
Cette famille afghane était désespérée et essayait de convaincre l’un des chauffeurs de bus, qui se rendait à Istanbul pour prendre en charge de nouveaux réfugiés, de les emmener avec lui.
La famille a insisté pour payer à son arrivée à Istanbul, et le chauffeur a finalement accepté de les prendre pour 75 lires turques (11 euros) chacun.
Ils ont très probablement été arrêtés par la police turque en chemin puisque le bus a été autorisé à aller à Edirne, mais pas à retourner à Istanbul.
La vie en Turquie de plus en plus chère
Saed et Khaled ont été effrayés par ce qu’ils ont vu à la frontière, d’autant plus que leurs enfants étaient avec eux. L’un d’eux est un bébé de sept mois tandis que les autres enfants sont âgés de quatre à huit ans.
« Il fait froid. Mais nous devons attendre et voir ce que nous pouvons faire », a proposé Khaled. Mais Saed s’y est opposé : « Il y a les enfants. Ils tomberont malades si on reste ici ce soir. Peut-être qu’il vaut mieux retourner à Istanbul. »
« Regarde Asma ! », a répondu Khaled, désignant l’une de ses filles. « Elle était bébé quand nous avons fui Idleb. Rien ne s’est passé cette fois-là et rien ne se passera cette fois-ci. »
Les deux frères estiment que l’Europe leur offrira un avenir meilleur.
« Nous n’avons pas d’emploi ici [en Turquie]. Oui, nos enfants vont à l’école. C’est gratuit. Mais la vie en Turquie devient de plus en plus chère tandis que nous ne pouvons pas gagner d’argent », a déclaré Saed.
D’accord avec son frère, Khaled a enchaîné : « Les services de santé sont très chers. Les prix des denrées alimentaires ne cessent d’augmenter. Nous pouvons à peine gagner notre vie. »
Soulignant un autre problème, il a ajouté : « J’étais ingénieur en Syrie avant la guerre. Mon diplôme n’est pas valide en Turquie. Je dois travailler comme journalier. Combien de temps pouvons-nous continuer comme ça ? »
« Invités temporaires »
La Turquie a signé la Convention des Nations unies sur les réfugiés de 1951 et son Protocole de 1967, selon lequel Ankara doit admettre toute personne qui se croit menacée en raison de son identité politique, religieuse ou ethnique.
Cependant, la Turquie impose une limite géographique à la convention de 1951, n’accordant le statut de réfugié qu’à ceux qui viennent d’Europe.
« J’étais ingénieur en Syrie avant la guerre. Mon diplôme n’est pas valide en Turquie. Je dois travailler comme journalier. Combien de temps pouvons-nous continuer comme ça ? »
- Khaled, réfugié syrien
Par conséquent, les Syriens ne se voient pas officiellement accorder le statut de réfugié. Au lieu de cela, la Turquie a développé un autre cadre juridique, appelé « protection temporaire ».
Cette « protection temporaire » s’applique aux Syriens qui ne peuvent pas retourner en Syrie en raison de l’actuelle guerre. Ce faisant, la présence des Syriens est légalisée.
Grâce à ce cadre juridique, les Syriens se sont vu offrir l’accès aux soins de santé et à l’éducation, une aide sociale et la permission de travailler.
Toutefois, dans la mesure où elle considère les Syriens comme des « invités temporaires », la Turquie n’a pas développé une politique globale permettant une pleine participation au marché du travail.
Par conséquent, il n’est pas rare que des ingénieurs, des médecins ou d’autres Syriens qualifiés travaillent dans certains emplois qui ne nécessitent que de la force physique.
« Je n’ai rien à perdre »
MEE a quitté les frères à Doyran et s’est dirigé vers le sud en direction de Çanakkale, en longeant la Maritsa.
Dans chaque village, il y avait des bus qui déposaient des dizaines de réfugiés.
Bien que la partie turque de la Maritsa soit sous le contrôle de l’armée turque, il n’y avait aucun soldat en uniforme en vue.
Un bus s’est arrêté dans le village de Saçlımüsellim, à 30 km du centre d’Edirne, et a laissé au moins 50 Afghans sur le bas-côté de la route.
Les Afghans vivaient dans différentes régions de Turquie, mais s’étaient rassemblés à Istanbul et avaient loué un bus.
Ils ne savaient pas où ils étaient, mais on leur a dit que de l’autre côté du fleuve, c’était la Grèce.
Azeez, 26 ans, vivait en Turquie depuis quatre ans.
« Je travaille comme journalier. Il est impossible de recevoir une éducation et d’avoir un avenir meilleur en Turquie », a-t-il déploré.
« De plus, il est presque impossible d’obtenir la nationalité turque. Je n’ai rien à perdre. Je vais sans aucun doute traverser la frontière. »
Faire pression sur la Grèce
La situation des non-Syriens en Turquie est plus compliquée puisqu’ils ne jouissent ni du statut de réfugié ni de la « protection temporaire ». Par conséquent, ils ne peuvent pas travailler légalement.
Vers le sud, d’autres réfugiés sont apparus : ils avaient traversé la frontière mais ont été interceptés par la police grecque et renvoyés du côté turc.
Ils avaient été dépouillés de leurs vestes, chaussures et sacs. Certains d’entre eux avaient été roués de coups. L’objectif principal était de les empêcher de pouvoir marcher.
Si la police turque était heureuse que les réfugiés tentent à nouveau de traverser la frontière, elle ne voulait pas les laisser retourner à Istanbul.
Des postes de contrôle policiers ont été mis en place le long des routes ; chaque véhicule, en particulier les bus, a été vérifié pour voir si des réfugiés étaient ramenés en ville.
Certains des réfugiés empêchés de retourner à Istanbul ont trouvé refuge à Yenikarpuzlu, l’un des villages frontaliers. Une salle de mariage avait été transformée en abri où les réfugiés – en particulier ceux qui avaient été battus et dépouillés – pouvaient recevoir une aide médicale, de la nourriture et de l’eau.
En gardant les réfugiés près de la frontière, il semble que la Turquie vise à accroître la pression sur la Grèce et forcer Athènes à parvenir à un accord.
« Vont-ils tous nous tuer ? »
Au poste-frontière de Pazarkule, à Edirne, l’une des principales portes d’entrée de la Grèce, la police et la gendarmerie turques étaient si strictes qu’elles ne laissaient même pas les citoyens turcs atteindre la barrière.
« Si vous partez comme réfugié, vous ne pouvez pas revenir. Et nous ne pouvons pas garantir votre sécurité là-bas », m’a dit un policier, tandis qu’on entendait le bruit des balles et des gaz lacrymogènes toutes les cinq minutes.
Malgré cela, le flux de réfugiés ne s’est pas tari. « Il faut que plus de gens viennent », a murmuré Kamuran, réfugié afghan de 28 ans qui vivait en Turquie depuis cinq ans.
« Ils essaient de traverser la frontière dans les villages du sud. Ils ont tort. Si nous sommes des dizaines de milliers de personnes, que peut faire l’armée grecque ? Vont-ils tous nous tuer ? »
Les réfugiés, moyen de pression
On ne sait toujours pas si l’UE prendra des mesures pour permettre l’entrée et la répartition des réfugiés.
La Turquie semble vouloir utiliser les réfugiés comme moyen de pression contre l’Union européenne, pour la motiver à se ranger du côté d’Ankara contre le gouvernement syrien.
À Kapıkule, la frontière avec la Bulgarie, tout était calme.
Les camions transportant des marchandises étaient alignés pendant que les touristes bulgares se dirigeaient vers le centre d’Edirne. En général le week-end, la ville est envahie par ces touristes, qui profitent de la différence de change entre l’euro et la lire turque pour leurs achats.
Une récente rencontre entre Erdoğan et le Premier ministre bulgare Boïko Borissov a révélé que la Turquie ne ferait pas pression sur Sofia.
Borissov, affirmant également que l’UE n’avait pas satisfait aux exigences de l’accord sur les réfugiés, a obtenu d’Ankara l’assurance que les postes-frontières avec la Bulgarie resteraient calmes.
Ankara semble jouer la carte des réfugiés contre la Grèce, avec laquelle il existe des tensions persistantes en Méditerranée orientale concernant les forages pétroliers et gaziers.
Borissov a déclaré que son gouvernement organiserait une réunion tripartite, mais Erdoğan est réticent à l’idée de s’asseoir avec les responsables grecs.
En fin de compte, la présence d’environ deux millions de réfugiés à la frontière sud de la Turquie, et le fait que la crise d’Idleb ne sera pas résolue de sitôt, a convaincu Ankara que rien ne pourrait être pire que la situation actuelle.
Cependant, compte tenu de la réaction des soldats et des policiers grecs à l’égard des réfugiés, le flux de personnes semble susceptible de créer une autre catastrophe humanitaire.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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