Aller au contenu principal

« La Porsche du fils Ben Ali ! Adjugée, vendue ! »

Dans un contexte économique difficile, le gouvernement tunisien cherche à multiplier la vente des biens confisqués en 2011. Ces derniers jours, une dizaine de voitures de luxe ont ainsi été exposées dans le cadre d’une vente aux enchères
Cette Porsche Carrera 4S de 2010 appartenait à Mohamed, le fils de Ben Ali, le président tunisien renversé (capture d’écran/Cruise Tours)

TUNIS – C’est un parking souterrain discret des Berges du Lac, banlieue huppée de Tunis. Du 17 au 30 septembre, y étaient exposées une dizaine de voitures de luxe à vendre aux enchères, sous pli fermé. 

Particularité de ces Porsche, Bentley et autres : avoir appartenu aux proches de Zine el-Abidine Ben Ali et avoir été confisquées après la révolution de 2011.

Pas de queue ou de file d’attente pour examiner ces onze véhicules, mais un flux continu de petits groupes de trois à quatre personnes. Une personne à l’accueil donne les consignes : photos interdites, inscription obligatoire avec émargement et remise de fiche à remplir pour ceux qui envisagent une offre.

La Mercedes Maybach 57, un cadeau de Mouammar Kadhafi à son « frère » Ben Ali (capture d’écran/Cruise Tours)

Un guide n’hésite pas à délivrer quelques anecdotes sur les véhicules pour séduire les potentiels acquéreurs. La Porsche Carrera 4S de 2010 appartenait à Mohamed, le fils de Ben Ali. Né en 2005, le jeune garçon n’a guère eu l’occasion de rouler : le compteur indique vingt kilomètres. 

Sa grande sœur Nesrine n’a apparemment guère plus profité de sa Rolls Roys Silver Spur II de 1989, qui indique 1 300 kilomètres. 

La Mercedes Maybach 57 était quant à elle un cadeau de Kadhafi à son « frère » Ben Ali. 

Voitures de luxe, enfants pourris gâtés, petits cadeaux entre amis : cette visite est autant une plongée dans le monde d’avant 2011, où les dictateurs de la région pouvaient s’adonner à toutes les exubérances, qu’une découverte des modèles de luxe. Mais il ne faut pas se fier aux images chatoyantes et probablement retouchées du site de la société Cruise Tours, qui s’occupe de cette vente particulière.

Sous les lumières blafardes des néons du parking, ce sont les défauts qui sautent avant tout aux yeux. En polo Aston Martin, un homme âgé ne cache pas sa déception à Middle East Eye : « Il n’y a rien d’intéressant. Les véhicules sont trop abîmés ». 

« L’histoire du clan Ben Ali, de la révolution, je connais et cela ne m’intéresse pas si je peux avoir la Bentley à un bon prix »

- Un visiteur 

Effectivement, le pare-brise de la Bentley Continental GT est fendu alors que la Ferrari 599 GTB Fiorano jaune (qui appartenait à Sofiene Ben Ali, le neveu de l'ex-président) n’a plus de plancher au niveau du conducteur et du passager. 

Un visiteur interrompt la conversation. Il hésite à faire une offre : « Ce qui m’intéresse, c’est l’idée d’avoir une voiture pas chère. L’histoire du clan Ben Ali, de la révolution, je connais et cela ne m’intéresse pas si je peux avoir la Bentley à un bon prix ». 

Le véhicule, qui date de 2004, est certes âgé mais n’affiche que 32 000 kilomètres au compteur et paraît en bon état. 

« Difficile à vendre »

Un des gardiens du parking est sceptique : « Ce ne sont pas vraiment des bonnes affaires. Certaines voitures ont déjà plus de dix ans. Ce ne sont ni des voitures récentes, ni des voitures de collection. Les compteurs, cela peut se trafiquer, ce qui compte c’est l’année. Ce sera difficile à vendre ». 

Un doute partagé par un commercial d’une marque de véhicule de luxe à Tunis, contacté par MEE : « Sitôt qu’elles sont immobilisées, les voitures perdent de leur valeur. Et puis, est-on sûr qu’elles sont bien entretenues, qu’elles roulent régulièrement ? C’est très important, notamment pour les batteries. »

En plus des biens mobiliers et immobiliers, environ 300 sociétés ou parts sociales ont été confisquées suite à la révolution de 2011 (AFP)

Moustapha Bahloul, qui dirige Cruise Tours,assure que tous les modèles exposés sont en parfait état de marche et qu’un entretien régulier a bel et bien été effectué. 

Pour une vente correcte, l’entreprise affirme qu’il faut une moyenne de trois offres par véhicule. Auprès de MEE, l’homme se montrait encore confiant il y a quelques jours : « Dans ce genre d’opération, les soumissionnaires se réveillent généralement au dernier moment. Nous avons l’habitude, c’est la cinquième ou sixième opération de vente que nous faisons. Nous avons déjà vendu les engins motorisés, de type jet-ski et motocyclette, et des voitures de moyenne gamme. Il reste environ une centaine de véhicules, dont une quarantaine de luxe ».

Au total, 38 offres ont été faites sous forme d’enveloppes, certaines contenant des offres pour différentes voitures. Ce qui fait une moyenne de six offres par voiture. Les prix proposés seront connus vendredi. 

« Ce ne sont pas vraiment des bonnes affaires. Certaines voitures ont déjà plus de dix ans »

- Un des gardiens du parking

La plupart des véhicules exposés ont déjà été mis en vente auparavant, notamment lors de la « Foire aux biens confisqués », le 23 décembre 2012.

La journaliste Stéphanie Wenger y consacre d’ailleurs une chronique mordante dans son livre Jours tranquilles à Tunis, où l’on apprend que la Rolls Royce de Nesrine provenait d’un vol et que la vente de l’époque – qui comprenait d’autres biens que des véhicules – a rapporté moins d’un million de dinars (500 000 euros à l’époque) alors que les autorités en espéraient vingt fois plus... 

La leçon a été retenue. Cette fois-ci, Moustapha Bahloul refuse d’indiquer le montant attendu à MEE. Chaque véhicule a été estimé par des experts et ne sera pas vendu en dessous du prix fixé. Sur le site de Cruise Tours, on trouve cependant une fourchette de prix pour certains véhicules. Ainsi trois véhicules – la Mercedes SLR, l’Aston Martin et la Ferrari – portent la mention « 100 000 dollars »

À LIRE ► La maison-machine à tuer : le premier musée libanais consacré à la guerre

À l’origine, Cruise Tours est une agence de voyages. Comme les voitures, la société a été confisquée à la révolution. Elle appartenait en effet au golden boy et ancien député du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti au pouvoir sous l’ancien régime) Mohamed Sakhr El Materi, accessoirement gendre de Ben Ali.

En plus des biens mobiliers et immobiliers, environ 300 sociétés ou parts sociales ont été confisquées suite à la révolution de 2011. C’est Al Karama Holding qui est chargée des cessions lorsque la commission nationale des biens confisqués lui transfère les dossiers. 

L’hôtel Palace à Gammarth a été vendu 9,5 millions d’euros (capture d’écran)

Si les cessions ont été rares entre 2011 et 2017 (il y en a eu moins d’une dizaine), elles s’accélèrent depuis l’année dernière. 

« À son arrivée au gouvernement [en août 2016], le Premier ministre Youssef Chahed a mis en place de nouveaux axes stratégiques. Il y a une réelle volonté du gouvernement de liquider ces dossiers », estime Adel Grar, nommé manager d’Al Karama Holding à ce moment-là. 

Trois sociétés ont ainsi été vendues en 2017. L’année 2018 s’annonce encore meilleure. Ainsi, alors que l’an dernier, l’ensemble des biens confisqués vendus ont rapporté à l’État 193 millions de dinars (59,3 millions d’euros), Adel Grar va dépasser, en 2018, l’objectif de 500 millions de dinars (153,7 millions d’euros) fixé par la loi de finances. 

« Il y a une réelle volonté du gouvernement de liquider ces dossiers »

- Adel Grar, manager d’Al Karama Holding

Cette année, la vente de biens immobiliers a déjà rapporté 200 millions de dinars (61,5 millions d’euros). À cela viennent s’ajouter la société qui commercialise les automobiles Hyundai (32,6 millions d’euros), l’hôtel Palace à Gammarth (9,5 millions d’euros), quelques sociétés pour cinq à six millions de dinars, et la vente, annoncée ce mardi de la banque Zitouna et l’assurance Zitouna Takaful pour 370 millions de dinars (114 millions d’euros). Adel Grar s’attend en revanche à une baisse des gains l’année prochaine.

« Parmi les dossiers que nous traitons actuellement, il ne va nous rester que des coquilles vides – des sociétés qui ne possèdent qu’un terrain avec un projet jamais débuté – des situations bloquées dans lesquelles le pacte des actionnaires offre des droits de préemption aux partenaires alors que la loi sur les biens confisqués m’oblige à faire un appel d’offres, ou des cas compliqués avec des dettes, des possibles grèves de personnel... »

À LIRE ► Mounir ben Salha, l’avocat qui veut défendre Ben Ali

Pour autant, son travail est encore loin d’être fini. La commission nationale des biens confisqués devrait lui transférer au fur et à mesure la gestion de nouvelles cessions. 

De plus, d’autres biens ont été confisqués, notamment en 2017, dans le cadre de la guerre anticorruption lancée par Youssef Chahed. Il s’agit principalement de biens mobiliers et immobiliers. 

Il reste par ailleurs des dizaines de voitures du clan Ben Ali à mettre en vente, à raison de deux à trois ventes par an. De quoi occuper Al Karama Holding et Cruise Tours encore des années. Pour les Tunisiens amateurs de grosses cylindrés, de faire de bonnes affaires. Et pour le guide, d’affûter ses anecdotes.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].