La Tunisie, entre soutien et prudence envers les frères algériens
« Pouvoir assassin ! », « Libérez l’Algérie », « Dégage », « Vingt ans de dégâts, Bouteflika casse-toi » : nous sommes loin des grandes manifestations algériennes – une centaine de personnes ont participé à ce rassemblement samedi à Tunis – mais Tunisiens et Algériens résidant en Tunisie ont tenu à montrer, ce week-end, leur soutien à leurs « frères Algériens ».
Les autorités, très prudentes depuis le début du mouvement dans le pays voisin, ont laissé faire. La semaine dernière, elles avaient interdit une manifestation devant l’ambassade d’Algérie à Tunis.
Impossible pour Fatma Mekni de se trouver, ce samedi, ailleurs que devant le théâtre de l’avenue Bourguiba, lieu traditionnel des manifestations à Tunis : « J’ai beaucoup d’amis en Algérie. Ils vivent dans de mauvaises conditions. En vingt ans passés au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika n’a rien fait pour les jeunes », explique la poétesse à Middle East Eye.
Son amie Houria Terbah l’accompagne. Elle fait partie des 20 000 Algériens enregistrés au consulat de Tunisie. Elle reprend à pleine voix les slogans. « Je crois énormément en ce mouvement. On peut y arriver. Depuis le 22 février [début des protestations en Algérie], je suis en apnée. Je suis tout ce qu’il se passe. »
Elle partira la semaine prochaine en Algérie pour participer aux manifestations. En attendant, elle se dit « très reconnaissante » du soutien tunisien.
La jeune démocratie, qui a elle-même connu des sursauts (crise politique, attentats terroristes, crise économique...) depuis sa révolution de 2011, se montre pourtant très prudente. Autorités et partis politiques ne se sont quasiment pas exprimées sur le sujet.
« La politique extérieure tunisienne consiste à ne pas intervenir dans les affaires d’un autre pays »
- Khayam Turki, secrétaire général du think-thank Joussour
Le président Béji Caïd Essebsi a défendu « la liberté d’expression du peuple algérien », le 25 février après un discours devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève : « L’Algérie, c’est un peuple qui a beaucoup lutté pour gagner son indépendance après 130 ans de colonisation et c’est maintenant un peuple libre. Évidemment, il est libre de s’exprimer comme il l’entend sur sa gouvernance », a-t-il affirmé lors d’un point presse avant d’ajouter : « Nous parlons toujours de gouvernance et chaque pays a ses propres règles, et je n’ai pas le droit de donner des leçons à qui que ce soit. »
Des propos qui correspondent à la ligne de conduite habituelle de la Tunisie. « Depuis son indépendance en 1956, la politique extérieure tunisienne consiste à ne pas intervenir dans les affaires d’un autre pays. Il y a eu une exception, lors de l’invasion du Koweït dans les années 1990 [Tunis avait soutenu l’Irak], et la Tunisie l’a payé cher : ses relations avec les pays du Golfe ont été compliquées depuis », rappelle à MEE Khayam Turki, secrétaire général du think-thank Joussour qui s’intéresse aux politiques publiques.
La prudence des autorités tunisiennes est telle qu’elles ont interdit, vendredi 1er mars, une manifestation qui devait avoir lieu devant l’ambassade d’Algérie aux Berges du Lac (banlieue de Tunis).
« Une manifestation devant une représentation diplomatique pose des problèmes de sécurité », justifie une source sécuritaire auprès de MEE. Les Algériens résidant en Tunisie ont décidé, par défaut, de se réunir le même jour devant le théâtre de l’avenue Bourguiba, en plein centre de Tunis. « Quand nous sommes arrivés, il y avait un dispositif sécuritaire impressionnant », raconte Salim Zerrouki, dessinateur algérien basé en Tunisie depuis des années à MEE. « Nous n’avons rien pu faire. »
Quelques Tunisiens présents ont tenté de brandir des pancartes, mais elles ont été rapidement confisquées. Des journalistes ont noté que les relations avec des forces de l’ordre étaient plus tendues qu’à l’accoutumée. Certains ont constaté la présence du personnel de l’ambassade algérienne.
Ce samedi, le nouveau rassemblement s’est passé sans heurts. Mais cette fois, l’appel avait été lancé au nom de plusieurs organisations de la société civile tunisienne. « Nous avons servi de structure et d’appui dans les démarches », explique à MEE Alaa Talbi, directeur exécutif du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). « Notre avantage, c’est que nous connaissons parfaitement les lois et nos droits. »
Asrar ben Jouira, militante à l’Association des femmes démocrates renchérit : « En tant que société civile, nous avons un impact que les ressortissants algériens, qui s’étaient regroupés de façon informelle, n’avaient pas. »
Ces militants revendiquent avant tout la liberté de choix du peuple algérien. « La volonté d’un peuple est au-dessus de tout », affirme Asrar ben Jouira. Lorsque la jeune femme de 25 ans est interrogée sur une possible comparaison avec la révolution tunisienne de 2011, qui a fait beaucoup de déçus, elle n’a aucune hésitation : « Il y a des problèmes, mais, au moins, nous pouvons parler, nous pouvons nous exprimer. »
La peur de « l’instabilité »
« La population tunisienne, qui jouit de la liberté après des décennies, éprouve de la sympathie pour toute évolution vers plus de libertés en Algérie et ailleurs. Mais elle a aussi la crainte que cela bascule vers l’instabilité », tempère Chokri Bahria, directeur du département politique chez Joussour.
Une position qui est aussi probablement celle des autorités tunisiennes, inquiètes de protéger leurs intérêts en cette période de doutes. La susceptibilité algérienne, crainte par de nombreux acteurs politiques tunisiens – toujours sous couvert de l’anonymat –, pourrait prendre des formes concrètes, comme des blocages ou un assouplissement des mesures sécuritaires.
Car alors que Tunis s’inquiète de sa frontière avec la chaotique Libye, Alger, dont l’armée est plus conséquente, s’occupe de la frontière de 1 000 km entre la Tunisie et l’Algérie.
« Pas un lapin ne rentre en Tunisie quand l’Algérie protège la frontière. Mais si le militaire en charge de la zone décide de lever le pied, cela peut poser problème », signale un observateur . « La Tunisie n’a pas de profondeur stratégique. Elle fait quelques centaines de kilomètres de largeur. Cela veut dire qu’en quelques heures, des éléments infiltrés peuvent atteindre une ville. »
« Pas un lapin ne rentre en Tunisie quand l’Algérie protège la frontière »
- Un observateur tunisien
Régulièrement, la zone frontalière entre la Tunisie et l’Algérie fait l’objet d’attaques de la part de groupes islamistes armés ou d’opérations sécuritaires contre ces derniers. Le 21 février, un ouvrier a été retrouvé décapité au mont Mghila, à une centaine de kilomètres de la frontière algérienne. Des mines avaient été placées autour de son corps.
En juillet, la garde nationale tunisienne avait été attaquée à Ghardimaou, à seulement quelques dizaines de kilomètres de l’Algérie.
Autre dossier important : le gazoduc Transmed qui part de Hassi R’mel (Algérie) vers Bologne (Italie). La Tunisie perçoit un droit de passage à hauteur de 6 % sur ce gaz algérien. Le contrat d’acheminement doit justement être renégocié cette année. La rivière Medjerda qui dessert le nord-ouest tunisien, l’une des principales régions agricoles, et prend sa source en Algérie est également un point stratégique.
« Si Tunis déçoit Alger, il y en a pour dix ans ! » affirme Khayam Turki en évoquant la perspective de relations compliquées. « L’Algérie tient à sa souveraineté et Tunis en a conscience et la respecte », ajoute-t-il en rappelant la proximité des deux populations, les nombreux mariages binationaux et l’importance du tourisme algérien qui représente plus d’un million de voyageurs chaque année.
Un éventuel départ d’Abdelaziz Bouteflika pourrait-il être favorable à la Tunisie ? « Nous ne serions plus les seuls dans ce processus. Les démocrates tunisiens, qui souffrent du retour des non démocrates dans la sphère politique, se réjouiraient de voir l’Algérie faire plus de progrès sur le chemin de la liberté », estime Khayam Turki qui conclut : « Il y a un coup à jouer entre les deux pays en cas de développement favorable, pacifique et démocratique. Cela pourrait aider à former très vite un embryon de Maghreb, avec une union douanière et un marché commun. »
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