La Tunisie, une destination hors de prix pour… les Tunisiens de l’étranger
TUNIS – Un aller-retour Paris-Tunis au mois d’août ? Vous pouvez compter 1 000 euros avec Air France. Même chose avec Transavia, la compagnie low cost faisant partie du même groupe. Avec Tunisair, la compagnie nationale tunisienne, il vous en coûtera environ 800 euros.
Pour la plupart des Tunisiens basés en France, habitués à payer au prix fort les billets de l’été, l’augmentation des tarifs 2018 est « du jamais vu ».
« Quand tu vois que pour le même prix, tu peux partir en Thaïlande ou au Japon sur Qatar Airways, ça remet vraiment en question le voyage en Tunisie. Surtout que sur place, j’ai souvent la charge supplémentaire d’une location de voiture. Le voyage me revient donc extrêmement cher », confie à Middle East Eye Sarah, 35 ans qui a refusé de partir en Tunisie cette année et a choisi l’Italie.
« Je voulais vraiment aller en Tunisie mais à ce prix-là, ce n’est pas possible. Même ma famille n’était pas d’accord »
- Kmaira, 29 ans, étudiante en master à Strasbourg
Comme Kmaira, 29 ans, étudiante en master à Strasbourg. C’est la première année qu’elle passe en France et elle comptait rentrer pendant les vacances pour voir sa famille. Face aux billets à 600 euros, elle a préféré l’Italie, l’aller-retour lui revenant seulement 73 euros. « Je voulais vraiment aller en Tunisie mais à ce prix-là, ce n’est pas possible. Même ma famille n’était pas d’accord », témoigne-t-elle.
Pour les familles, le budget peut rapidement atteindre les 3 000 euros. Mohamed, 40 ans, consultant et père de deux enfants, en sait quelque chose. Il se souvient que dès la mi-mars, les billets atteignaient déjà les 400 euros par personne soit 1 600 euros pour toute la famille.
« On s’est dit qu’on n’avait plus trop envie d’y aller. Sachant que sur place, on dépense beaucoup pour les loisirs et qu’avec Tunisair, les voyages sont souvent synonymes de retards. On a finalement choisi de partir en juin une grosse semaine juste après le Ramadan », témoigne-t-il.
Dalel, mère de famille divorcée de 39 ans, a laissé sa fille partir avec son ex-mari car elle n’avait pas les moyens de partir avec eux. « On économise toute l’année pour partir en Tunisie en été. Mais en deux ans, les billets ont augmenté de 50 % ! Ce n’est pas possible. Et le pire, c’est qu’on a toujours voyagé sur Tunisair pour soutenir la compagnie qui est notre compagnie nationale. »
Ceux qui ont pu anticiper dès janvier-février disent avoir payé en moyenne 430 euros leurs billets pour l’été. Dans la famille de Souleymen Azouz, le voyage s’est fait en bateau, avec la voiture, depuis l’Italie, pour 500 euros. « Mais au prix du voyage, il faut ajouter le coût des péages et de l’essence. Donc ça revient assez cher aussi », témoigne-t-il.
Pour les cadres aux revenus plus élevés, ce n’est pas forcément plus facile. Ons Bennaceur, ingénieur de 32 ans, confie à MEE : « Ce sont mes amis qui m’ont offert le billet pour mon anniversaire. Mais je ne suis pas prêt à réduire le budget de mes autres petits voyages de l’année pour partir en Tunisie. Tout le monde en parle sur Facebook, c’est scandaleux ».
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Sur les réseaux sociaux, ils sont en effet nombreux à témoigner leur colère, même si chaque année, la hausse des prix entraîne de récurrentes remontrances de la part des Tunisiens de l’étranger habitués à payer entre 150 et 300 euros un billet aller-retour en basse saison.
À cela, s’ajoute les critiques envers la compagnie aérienne Tunisair pour ses nombreux retards ou annulations de vols qui font que depuis plusieurs années, les Tunisiens de l’étranger boycottent la compagnie.
Pour beaucoup, la colère témoigne aussi du fossé qui se creuse entre la diaspora et leur pays natal, la majorité estimant que ces prix dissuasifs participent aussi au traitement du Tunisien de l’étranger comme un « citoyen de seconde zone ». Plusieurs communiqués et pétitions ont d’ailleurs circulé depuis le mois de juin sur la question mais sans réaction de la part des autorités tunisiennes.
Décalage entre l’offre et la demande
Cette année, la hausse des prix n’est pourtant pas le seul fait de Tunisair. Comme l’explique à MEE, Karim Elloumi, commandant de bord de la compagnie et président de la Fédération tunisienne des pilotes de ligne, la cherté des prix correspond d’une part à un décalage entre l’offre et la demande, et répond d’autre part à un rééquilibrage des prix pour pouvoir faire un meilleur chiffre d’affaire par rapport au reste de l’année.
« L’été, pour toutes les compagnies aériennes, c’est le moment de rééquilibrer les périodes creuses de l’année et les déficits. À part en 2009 et en 2010, où nous avions fait une bonne année, les prix ont toujours été plus chers pour la Tunisie durant l’été », rappelle-t-il en admettant pourtant un problème de communication en 2018.
« L’été, pour toutes les compagnies aériennes, c’est le moment de rééquilibrer les périodes creuses de l’année et les déficits »
- Karim Elloumi, commandant de bord chez Tunisair et président de la Fédération tunisienne des pilotes de ligne
Alors que dans le métro parisien, les tour-opérateurs promeuvent via de grands panneaux d’affichage la destination Tunisie pour 399 euros la semaine en formule all inclusive à Djerba, les Tunisiens de France se retrouvent face à des prix de vols secs très élevés sans aucune explication.
« Nous n’étions pas bien préparés à cette saison où la demande a été exceptionnelle », reconnaît Elloumi. « Par ailleurs, il y a eu la Coupe du monde, pour laquelle nous avons dû augmenter notre capacité et louer des avions. Aujourd’hui, nous avons encore du mal à trouver assez de sièges pour répondre à la forte demande. C’est la raison pour laquelle les prix atteignent ces sommes-là. Après, Tunisair ne gère pas les vols charters achetés par les tour-opérateurs… »
Le gouvernement tunisien a mis en place depuis plusieurs années un tarif préférentiel avec une réduction de 30% pour les Tunisiens de l’étranger mais cette année, elle ne semble pas être en vigueur. « Il y a un gros problème de communication, nous l’admettons. Donc même quand nous faisons des promotions, c’est plus le tuniso-tunisien qui est au courant que la diaspora dans son ensemble, il faut y remédier » ajoute Karim Elloumi.
En cause aussi dans cette hausse des prix : la fermeture du ciel tunisien. Une situation dans laquelle Tunisair est accusée de faire blocage.
« Nous sommes dans une phase de transition. Tunisair est encore en restructuration, d’où la lenteur de la mise en place de l’open sky [ouverture du ciel à la concurrence]. Des accords ont été signés le 11 décembre 2017 et normalement, il devait y avoir d’autres signatures pour acter la mise en place de l’open sky en juin, mais avec la crise gouvernementale, tout a été ralenti », explique Karim Elloumi.
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Mais l’ouverture du ciel demandée depuis si longtemps ne résoudra pas tous les problèmes car elle ne s’appliquera pas à l’aéroport de Tunis Carthage, justement pour permettre à Tunisair de s’adapter à la future concurrence.
Pendant les cinq premières années, les compagnies européennes comme EasyJet ou Lufthansa pourront desservir d’autres aéroports mais pas celui de Tunis.
Selon l’accord, cette ouverture « offrira un choix plus large et des tarifs moins élevés, et devrait se traduire par 800 000 passagers supplémentaires sur une période de cinq ans » souligne un communiqué de la Commission européenne.
« On estime que l’accord pourrait générer 2,7 % de croissance du PIB liée aux voyages et au tourisme, et accroître le trafic annuel de près de 13 % par an. »
Un prix psychologique
La saison touristique en Tunisie s’annonce bonne. En 2017, 6,4 millions de touristes sont venus en Tunisie, marquant une évolution de 23 % par rapport à la saison 2016.
Cette croissance a permis d’engendrer des recettes de 2,5 milliards de dinars (700 millions d’euros), soit une hausse de 3 %. La croissance a également repris les cinq premiers mois de 2018 grâce aux marchés russes et chinois avec 2,3 millions d’entrées fin mai et une attente de 8 millions d’ici la fin de l’année selon la ministre du tourisme Selma Elloumi.
Mais les Tunisiens de l’étranger semblent désormais exclus de cette reprise. Selon Samir Bouzidi, expert en mobilisation des diasporas africaines et directeur général de la startup Allobledi, le décalage se creuse de plus en plus entre la diaspora et le pays à cause de cette différence de traitement et de priorité.
« L’année dernière par exemple, j’ai dépensé toute ma prime de fin d’année pour louer un bateau, cela aussi contribue à l’économie du pays ! »
- Mehdi Maghraoui, cadre
« Les Tunisiens basés à l’étranger représentent des rentrées en devises très importantes. Ces rentrées pourraient être plus importantes si on avait des possibilités d’épargne en euros comme en Égypte, mais cela ne semble pas être une priorité pour le gouvernement et on le voit d’année en année, il y a une dégradation de l’image de la Tunisie auprès des Tunisiens de l’étranger », note-t-il en évoquant en avoir parlé à plusieurs reprises avec le gouverneur de la Banque centrale. « Beaucoup nous promettent de faire quelque chose, mais finalement, rien ne se fait. »
Mehdi Maghraoui, un cadre qui s’est rendu en Tunisie avec le soutien financier de ses parents résume : « En gros, on déroule le tapis rouge pour les étrangers alors qu’ils dépensent très peu sur place, vu que tout est compris dans leur séjour, mais nous, qui dépensons souvent dans les loisirs et les lieux de détente, on ne nous considère pas. L’année dernière par exemple, j’ai dépensé toute ma prime de fin d’année pour louer un bateau, cela aussi contribue à l’économie du pays ! »
La plupart des Tunisiens sollicités par MEE affirment de pas avoir pensé à se plaindre auprès de leurs députés les représentant à l’étranger.
« Je n’ai plus confiance dans les politiques. Quand on voit le taux d’absentéisme à l’assemblée, ça décourage. On sait que les pouvoirs publics sont aussi responsables et que Tunisair n’est pas la seule fautive, mais c’est difficile de croire que ça va changer », se désole Mehdi Maghraoui.
Les Tunisiens ne sont pas les seuls dans ce cas de figure. D’autres diasporas africaines (Maliens, Sénégalais, Marocains ou Algériens) ont aussi des difficultés à rentrer au pays l’été venu.
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Pour Samir Bouzidi, l’impact de cette cherté des billets va détendre de plus en plus le lien entre les deuxièmes et troisièmes générations et leur pays d’origine. « Il y a un prix psychologique que les Tunisiens ne peuvent pas dépasser pour aller en Tunisie. C’est à deux heures d’avion de Paris, personne ne peut accepter de payer plus de 500 euros pour faire ce trajet, même si l’Aïd al-Adha tombe au mois d’août et que beaucoup aimeraient rentrer. L’attachement au pays, ce n’est pas que l’ancrage familial, c’est aussi le softpower, un socle social qui peut être dynamique. »
Khawla ben Aïcha, jeune députée pour la circonscription de France 1 a publié sur sa page Facebook un compte rendu de la dernière audition du ministre des Transports et des PDG de Tunisair et de la Compagnie tunisienne de navigation (CTV) le 7 juin, dans lequel elle dresse un état des lieux de la situation. La plupart des vols vers la Tunisie sont désormais réservés jusqu’à septembre d’où l’augmentation des prix.
À l’époque, Tunisair et la CNT avaient déclaré mettre en place des vols supplémentaires et des réductions. Les Tunisiens n’en ont pour l’instant pas vu la couleur.
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