L’aide humanitaire en Syrie gelée par la frilosité des banques
BEYROUTH - Et si, au nom de la lutte contre le terrorisme, la France était en train de se priver de la meilleure arme contre sa propagation en Syrie : le développement humanitaire ?
Dans le rapport « Défense d'aider : comment les institutions financières françaises entravent l'action humanitaire en Syrie », le Collectif de développement et secours syrien (CODSSY), l'Association de soutien aux médias libres (ASML/Syria), Women Now for Development et l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM) dénoncent les entraves bancaires subies par l’écrasante majorité des associations humanitaires qui soutiennent une société civile prise entre deux feux dans le conflit syrien.
« Les effets des obstacles, des retards voire des blocages que nous infligent les banques sont sans appel : on empêche des milliers de gens de se soigner en Syrie », assène Ammar Chaker, secrétaire général de l’ONG à Middle East Eye.
« L’UOSSM a pris en charge un projet prévoyant la création de neuf centres médicaux dans toute la Syrie. C’est la Commission européenne qui finance le budget de quelques neuf millions d’euros, à travers une agence française sous tutelle du ministère des Affaires Etrangères. Chaque centre inclut au moins quatre médecins spécialistes, un service de pédiatrie, une maternité, un cabinet dentaire. Nous avons ouvert le premier avec nos propres finances à Raqqa, l’ex-capitale du groupe État Islamique (EI), en attendant l’arrivée des fonds. Mais après quatre mois sans pouvoir payer les médecins sur place, ces derniers ont fini par quitter le centre », déplore-t-il.
Dans le rapport, 96 % des 25 associations interrogées témoignent d’entraves financières mettant en péril leur programme humanitaire en Syrie
Le projet médical, qui devait bénéficier à près de 2,5 millions de personnes en deux ans, est mis en péril pour un problème de transfert d’argent.
Dans le rapport, 96 % des 25 associations interrogées témoignent d’entraves financières mettant en péril leur programme humanitaire en Syrie. « Certaines ont eu des problèmes dès leur lancement au début de la crise en Syrie », retrace Laurence Bondard, chargée de communication de l’ASML/Syria.
« Mais le tournant a lieu début 2015, après les attentats sur le sol français et l’implantation de l’EI en Syrie. Plusieurs banques ont alors été condamnées à des amendes salées pour les contraindre à la vigilance sur le financement du terrorisme. À partir de là, il apparaît qu'elles ont préféré éviter les risques au maximum », résume-t-elle.
Des donateurs refroidis
Pour Nazra Syria, une association qui soutient des petits projets de développement en Syrie, cette frilosité a refroidi presque la moitié des donateurs : « Nous passions par HelloAsso, une plateforme de crowdsourcing qui ne prend pas d’intérêts pour les dons en ligne aux associations. Quand ils ont fermé notre compte, nous avons perdu cinq de nos onze donateurs réguliers. Ce qui est absurde, c’est que nous sommes désormais poussés à utiliser des moyens moins transparents pour parvenir à financer nos projets sur le terrain », témoigne Inès, sa présidente.
Les associations interrogées par MEE précisent : loin d’elles l’idée de s’opposer au contrôle des flux de financement qui transitent vers la Syrie.
Au contraire, elles se sont toutes pliées aux règles de transparence exigées par leurs banques, même quand elles impliquent de passer plus de temps dans la paperasse au détriment de l’action humanitaire sur le terrain.
Mais elles demandent que les effets d’annonce en faveur de la Syrie soient suivis d’actes. Le rapport rappelle que le 22 mars dernier, le gouvernement français a annoncé le triplement des moyens humanitaires engagés par la France dans les quatre années à venir.
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« L’action humanitaire est l’un des piliers de notre politique étrangère », a rappelé Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires européennes et étrangères.
« L’intransigeance de Bercy va à l’encontre des objectifs du Quai d’Orsay », résume Laurence Bondard. Dans une lettre ouverte rendue publique ce jeudi 3 mai, le collectif d’associations demande l’ouverture d’un dialogue avec les ministères des Finances et des Affaires étrangères, en présence des représentants des banques et des associations, afin de trouver une solution rapide à ces blocages.
« Les acteurs humanitaires sur place vivent dans des conditions qu’on peine à imaginer. Pourtant, ils sont encore là »
- Ammar Chaker, secrétaire de l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM)
Reste qu’en Syrie, certains dommages provoqués par ces freins bancaires sont déjà irréparables.
« Les acteurs humanitaires sur place vivent dans des conditions qu’on peine à imaginer. Pourtant, ils sont encore là, malgré les risques encourus, portés par leur mission auprès de la population civile. Quand nous n’avons pas pu payer les médecins, ils ont perdu confiance en nous et se sont sentis isolés. Notre crédibilité a été durablement engagée sur le terrain », regrette Ammar Chaker.
« Or nos services sur place ne servent pas à offrir du confort mais à sauver des vies : 70 % de nos bénéficiaires sont des femmes et des enfants de moins de 5 ans. »
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