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L’aide humanitaire étouffée par les frappes aériennes russes en Syrie

Les attaques contre les convois et les infrastructures humanitaires ont freiné les efforts humanitaires à un moment où les Syriens en sont plus tributaires que jamais
Des villageois fuient une zone à proximité d’Azaz, le 6 décembre (Abdullah Abu Yusuf/Centre des médias d’Azaz)

ISTANBUL, Turquie – Yakzan Shishakly apporte une aide cruciale à la Syrie depuis plusieurs années, surmontant les pénuries, les bombardements et la montée de l’État islamique. Mais depuis fin septembre, lorsque les avions russes ont commencé à bombarder quotidiennement la Syrie, Shishakly et son groupe d’aide humanitaire, la Fondation Maram, reconnaissent qu’ils se retrouvent face à l’un des obstacles les plus difficiles qu’ils aient jamais rencontrés.

Acheminer de l’aide en Syrie depuis la Turquie est désormais devenu presque impossible pour le groupe de Shishakly tout comme pour les organismes les plus importants de la région, qui ont affirmé que l’approvisionnement d’aide a été réduit de 80 % et que les tentes, les vêtements, la nourriture et les fournitures médicales qui font cruellement défaut s’entassent de l’autre côté de la frontière turque.

D’après Shishakly et ses équipes, la situation des groupes d’aide humanitaire est devenue de plus en plus périlleuse, les convois d’aide humanitaire subissant désormais les frappes aériennes russes devenues fréquentes.

La semaine dernière, Shishakly a reçu un appel d’un de ses travailleurs humanitaires en panique dans le nord-ouest de la Syrie, alors que ce dernier accompagnait deux camions chargés de tentes à destination de la province de Lattaquié.

« Ils ont dû s’arrêter sur la route et fuir en courant de leurs camions parce que des frappes aériennes russes avaient lieu à proximité immédiate, a-t-il expliqué. Ils ont attendu pendant une heure que les avions s’éloignent. »

Shishakly a indiqué que ce n’était pas la première fois que les travailleurs humanitaires avaient été obligés de se cacher à cause de frappes aériennes. En plus de s’occuper de plusieurs dizaines de milliers de personnes déplacées suite aux frappes russes, il doit maintenant se soucier de la sécurité de ses propres travailleurs humanitaires.

« Les Russes ont des avions plus récents [que l’armée de l’air syrienne] et sont capables de frapper des camions précis. Maintenant, quand nous circulons en Syrie, nous ne savons pas où les Russes nous frapperont », a-t-il indiqué à Middle East Eye.

« Nous disons aux chauffeurs de ne pas aller directement à nos entrepôts pour le moment, de laisser à peu près un ou deux kilomètres entre eux, mais cela ralentit la distribution. Maintenant, les chauffeurs commencent à regarder si les avions sont chargés [de bombes] ou non avant [de se mettre à couvert]. »

Une baisse de 80 %

Le groupe d’aide humanitaire de Shishakly n’est en aucun cas le seul à être dévasté par les frappes.

« Depuis les frappes aériennes russes, nous avons observé une augmentation énorme du nombre de victimes civiles, la violence est plus intense. Il est difficile d’imaginer que les conditions puissent empirer en Syrie, mais c’est le cas », a confié Christy Delafield, chargée de communication auprès de Mercy Corps, une organisation basée aux États-Unis qui fait partie des principaux groupes internationaux d’aide humanitaire opérant en Syrie.

« Les conditions sur le terrain changent de jour en jour et d’heure en heure : nous devons donc tenir compte de cela dans notre processus de prise de décisions. »

Comme beaucoup d’autres groupes internationaux d’aide humanitaire, Mercy Corps travaille avec des partenaires locaux pour faire entrer l’aide humanitaire en Syrie. Selon Delafield, le groupe approvisionne jusqu’à 500 000 Syriens par mois en nourriture ; toutefois, depuis les attaques contre les convois et infrastructures d’aide humanitaire au cours des dernières semaines, elle a expliqué que ces approvisionnements ont connu une baisse de 80 %, précisément à un moment où la chute des températures en hiver rend les populations Syriens plus tributaires que jamais de cette aide.

« Nous avons prépositionné des fournitures en Syrie et ajusté notre manière de procéder à nos activités, mais certains jours, nous n’envoyons aucun camion passer la frontière [turco-syrienne]. »

Selon les organisations humanitaires, les frappes aériennes ont étouffé l’approvisionnement à destination de ce qui était devenu la principale zone de desserte humanitaire en Syrie, une bande largement contrôlée par les rebelles située entre Idleb, Alep, Lattaquié et Hama.

Cette zone abrite environ un demi-million de personnes déplacées, blotties entre les zones contrôlées par le gouvernement et les zones contrôlées par l’État islamique à l’est.

Selon les estimations de l’OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU), plus de 100 000 personnes ont été récemment déplacées dans la région depuis le 30 septembre, date à laquelle les frappes aériennes russes ont commencé dans la région. Les frappes aériennes contre des marchés publics ont tué plusieurs dizaines de personnes au cours des dernières semaines ; l’OCHA rapporte également qu’au moins vingt hôpitaux de campagne ont été frappés depuis octobre dans la région.

La zone abrite également des bureaux et des entrepôts de groupes humanitaires, des plates-formes logistiques, des hôpitaux de campagne et d’autres infrastructures civiles destinées à faire face à l’afflux de populations en provenance des zones urbaines usées par la guerre.

Selon l’ONU, la situation dans le reste de la Syrie est tout aussi désastreuse. Depuis le début des frappes, deux boulangeries importantes qui approvisionnaient 100 000 personnes en pain chaque jour ont été détruites par des frappes russes.

Christy Delafield a ajouté que les bombardements des centres de distribution de Mercy Corps avaient forcé l’interruption des activités à plusieurs reprises et qu’en raison des frappes aériennes, les prix déjà élevés des denrées alimentaires en Syrie « grimpent en flèche ».

Les denrées comme le riz et la farine ont été le plus durement touchées, a indiqué Delafield. « Il y a des pénuries d’eau potable et de refuges, mais le besoin le plus urgent en ce moment est de savoir d’où viendra le prochain repas », a-t-elle expliqué.

« Même les familles avec lesquelles nous travaillons et qui ont de l’argent [pour acheter de la nourriture] ne peuvent pas se rendre au marché pour en acheter. »

Les plates-formes d’approvisionnement touchées        

Christy Delafield a expliqué que l’aide acheminée dans la région passe par les plates-formes de transport situées à proximité des postes frontaliers de Bab al-Hawa et Bab al-Salama, qui ont tous deux été touchés par des frappes aériennes russes au cours des dernières semaines.

Une frappe aérienne aurait tué sept personnes le 25 novembre (Abdullah Abu Yusuf/Centre des médias d’Azaz)

Sur l’extrémité nord d’une rocade autour d’Azaz, à 5 km du poste frontalier de Bab al-Salama, se trouve un garage en plein air où 30 à 40 camions sont garés à la fois. Une plate-forme similaire se trouve au poste frontalier de Bab al-Hawa.

Quiconque envisage de déplacer des marchandises commerciales ou humanitaires à travers la Syrie peut s’y rendre et louer un camion à l’heure ou à la journée, a expliqué Yakzan Shishakly.

Selon des rapports de l’OCHA, qui collecte des informations recueillies auprès des organisations humanitaires ainsi que par ses propres chercheurs, les deux plates-formes ont subi des frappes aériennes à au moins quatre reprises à la fin du mois de novembre.

Au moment de la première frappe contre les plates-formes, des responsables américains ont affirmé être au courant des rapports et ont souligné qu’aucun avion de la coalition n’avait survolé la zone au cours des dernières 24 heures. Le ministère russe de la Défense a nié avoir procédé à des frappes aériennes et a remis en question l’affirmation selon laquelle les camions touchés transportaient de l’aide, un responsable ayant déclaré : « nous recommandons que la prochaine fois qu’un convoi de camions de munitions destinées aux militants opérant dans le nord d’Alep prend feu, celui-ci ne passe pas comme de l’aide humanitaire ».

Un responsable de l’OCHA dans le sud de la Turquie, qui a tenu à garder l’anonymat dans la mesure où il n’est pas autorisé à s’exprimer face aux médias, a toutefois indiqué à MEE que les rapports de frappes aériennes contre des fournitures humanitaires étaient exacts et que celles-ci n’auraient pas pu être menées par un avion du gouvernement opérant seul.

« Ce ne sont pas des ouï-dire, mais une grave complication, a indiqué le responsable. Ce ne sont pas des convois militaires ou pétroliers qu’ils ont frappés [...] La proportion de trafic humanitaire est peut-être de 70 % à [Bab] al-Hawa et de 50 % à [Bab] al-Salama. »

« Nous voyons de nombreux avions [procéder à des frappes aériennes] et voler en formation, ce que nous n’avions jamais vu avant octobre, a expliqué le responsable de l’OCHA. Des vols regroupant jusqu’à trois ou quatre avions, des avions plus avancés, le lancement d’appareils plus avancés ou encore les types de munitions différents forment tout un tas de signes [de l’implication de la Russie]. »

« Au cours des deux à quatre dernières semaines, les ONG syriennes plus importantes et plus petites ont suspendu leurs opérations et déplacé ou caché du personnel en raison de l’intensité des frappes aériennes et du danger que celles-ci représentent pour le personnel opérant sur le terrain. Cette situation semble vouée à persister », a affirmé le responsable de l’OCHA.

Cette double attaque menée contre des infrastructures et des cibles civiles en Syrie ainsi que contre les groupes d’aide humanitaire qui tentent de faire entrer l’aide dans le pays n’a fait qu’intensifier davantage la dévastation généralisée causée par près de cinq années de guerre.

« Nous assistons à de nouvelles vagues de personnes déplacées et à une augmentation des victimes civiles, tandis que les civils sont pris entre deux feux, a déploré Christy Delafield. En moyenne, ces personnes [déplacées aujourd’hui] ont déjà été déplacées trois fois. Chaque fois qu’elles fuient, leur situation se dégrade et elles deviennent vulnérables parce qu’elles n’ont plus de ressources. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation

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