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L’aide ne parvient pas à Kobané, malgré l’indignation suscitée par la mort d’Alan Kurdi

Les habitants de Kobané pensent que l’aide ne parvient pas jusqu’à la ville dévastée car la communauté internationale refuse d’attaquer le blocus imposé par la Turquie
Deux hommes sur une mobylette dans les ruines de Kobané (MEE/Jonathan Steele)

KOBANÉ, Syrie – Alan Kurdi, l’enfant kurde syrien dont le corps (visage dans le sable sur une plage turque) a galvanisé une vague de sympathie pour les réfugiés syriens au début du mois, repose désormais sous une dalle de marbre gris à côté de trois bouteilles d’huile de cuisson usagées où de petits conifères ont été plantés.

Aucun nom n’a été gravé sur la tombe, rien n’indique que gisent ici les restes d’un enfant dont la mort a changé tellement de choses.

Partout en Europe, les rédacteurs en chef faisant preuve d’indifférence ou d’hostilité envers les personnes qui fuient la catastrophe syrienne depuis des mois ont été soudainement frappés par l’image d’un enfant pour lequel on ne pouvait plus rien.

Le frère et la mère d’Alan se sont également noyés lorsque leur bateau a coulé avant l’aube, le 2 septembre. Abdullah Kurdi, le père du garçon, a survécu et a ramené leurs corps dans leur ville natale de Kobané, leurs projets pour une nouvelle vie en Europe cruellement réduits à néant.

Les trois tombes anonymes de la famille forment une nouvelle rangée dans le cimetière en pleine expansion dédié aux victimes de la guerre civile syrienne, qui dure depuis quatre ans. Le cimetière des « martyrs » pour les centaines de soldats kurdes qui ont été tués dans la bataille contre le groupe État islamique est situé à proximité.

La tombe d’Alan Kurdi à Kobané (MEE/Jonathan Steele)

Bien que ce fait ait été passé sous silence dans la plupart des reportages occidentaux, Alan était kurde, et les Kurdes ont toujours eu des problèmes avec la Turquie, qu’ils vivent en Turquie ou en Syrie. Pour transporter les corps de son épouse et de ses deux fils à Kobané, Abdullah Kurdi a obtenu une autorisation spéciale ouvrant la frontière avec la Turquie. Kobané se situe à la frontière, du côté syrien.

Les dizaines de journalistes étrangers qui accompagnaient Kurdi depuis la plage de Bodrum ne se sont pas vus accorder le même privilège. Ceux-ci, ainsi que tous les autres ressortissants étrangers qui souhaitent visiter la ville, ont été refoulés. Pour accéder à Kobané, il faut passer par le Kurdistan syrien et faire un voyage de 400 kilomètres sur les mauvaises routes du nord de l’Irak.

L’obstruction de la Turquie a des répercussions négatives sur les efforts entrepris par Kobané pour reprendre une vie normale, après avoir fait l’objet d’une bataille acharnée entre les combattants kurdes et les militants du groupe EI qui a duré quatre mois entre septembre et janvier. Les Kurdes ont reçu l’appui des frappes aériennes américaines dans cette bataille, qui a finalement pris fin lorsque les Kurdes ont repoussé le groupe EI, après avoir laissé la ville pratiquement détruite.

La Turquie se réjouit de voir les réfugiés quitter leur territoire, les postes frontières sont donc ouverts deux fois par semaine pour laisser les milliers de personnes qui ont fui revenir à Kobané. Cependant, aucun travailleur humanitaire n’est autorisé à passer la frontière, il en va de même pour le matériel nécessaire à la reconstruction de la ville.

« Le plus urgent est de se procurer les machines nécessaires pour effacer les traces de destruction », a déclaré Abdul Rahman Hamo, coordinateur général pour la reconstruction de Kobané à MEE. « Nous avons acheminé 60 000 tonnes de gravats sur un site en périphérie de la ville. Toutefois seuls 40 % des gravats ont été déblayés. »

La mère d’Alan Kurdi avait emmené les enfants en Turquie lorsque les combattants du groupe EI avaient attaqué Kobané en septembre dernier. La bataille a fait rage jusqu’en janvier avec des tirs d’artillerie et des attaques au mortier de part et d’autre.

Pièges et bombes non explosées

Les frappes aériennes américaines ont rasé des centaines de bâtiments. Huit mois se sont écoulés depuis que les combattants du groupe EI ont été chassés de la ville, mais les bombes non explosées et les pièges cachés dans les maisons par des combattants de l’EI avant leur retrait constituent l’un des plus grands problèmes auxquels sont confrontés les réfugiés à leur retour.

Kobané s’est vue offrir l’aide d’ONG étrangères spécialisées dans les opérations de déminage. Handicap International organise des cours de sensibilisation aux mines dans la ville pour expliquer aux gens comment repérer les signes de danger. Elle forme également des démineurs kurdes syriens, mais la Turquie lui refuse l’autorisation d’importer leurs équipements spécialisés pour désamorcer les bombes non explosées.

Le gouvernement régional du Kurdistan (GRK), dans le nord de l’Irak, n’autorise pas non plus l’accès du matériel de déminage à Kobané. Le GRK est dirigé par des partis de centre-droit qui ont longtemps entretenu des relations froides avec le Parti de l’union démocratique (PYD), de gauche, qui dirige la région kurde syrienne. Les deux partis sont des rivaux politiques.

Quarante-six personnes ont été tuées par des pièges et des munitions non explosées ces deux derniers mois, selon Hamo, le coordonnateur pour la reconstruction de la ville. Quatre équipes de déminage de la ville ont trouvé la mort. Les rues de la ville ont été dégagées des bombes mais des pièges et des mines se cachent encore dans les 380 villages du canton.

« De nombreux villages sont encore vides. Il y a 150 000 réfugiés en Turquie, mais ils ne reviennent pas encore. La peur des mines en est le motif principal », a déclaré Hamo.

Embargo turc

La Turquie maintient un embargo général sur le commerce avec Rojava, le nom donné par les Kurdes aux régions à majorité kurde du nord de la Syrie. L’aide humanitaire, tels que les équipements de déminage et les fournitures médicales, est également interdite malgré la nécessité manifeste.

Certains habitants de Kobané ont recours à la contrebande à travers la frontière. Un enseignant a expliqué à MEE qu’il avait l’intention de passer par les trous dans la clôture frontalière afin de récupérer des manuels d’école primaire en langue kurde, apportés à la frontière par des amis kurdes basés en Turquie.

« J’espère ne pas me faire tirer dessus pour une pile de livres », a-t-il commenté.

Dans l’espoir d’obtenir la levée de l’embargo turc, Hamo et ses collègues du service de reconstruction de Kobané ont organisé une conférence pour les ONG et les organismes d’aide des gouvernements européens à Bruxelles en juin. Hamo y a présenté un rapport exposant les besoins de la ville, qui s’élèvent à 2,7 milliards d’euros.

La conférence a été financée par l’Union européenne, mais les résultats ont été décevants. « De nombreux orateurs ont promis d’aider Kobané mais nous n’avons eu aucun suivi des engagements écrits, et aucun d’eux n’a fourni d’aide », a indiqué d’un ton amer Hamo à MEE.

« Je me demande s’ils ont utilisé le nom de Kobané pour lever des fonds. Nous n’avons rien vu. »

Il comprend que les gouvernements et les ONG souhaitent envoyer leurs propres représentants pour évaluer les besoins de la ville. Toutefois, si ce sont des problèmes de sécurité qui les retiennent, il estime qu’ils ne sont pas fondés. Il n’y a pas eu d’incursions du groupe EI depuis trois mois.

Il pense que la vraie raison de l’échec international à aider Kobané tient au fait que les gouvernements européens et les ONG ne sont pas disposés à affronter la Turquie et à faire pression pour qu’elle mette fin à son embargo. La compassion suscitée par la mort d’Alan Kurdi à travers l’Europe ne semble donc pas s’étendre aux réfugiés survivants qui retournent dans leur ville natale. Au lieu de cela, la frilosité et le calcul politique restent le mot d’ordre.
 

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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