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L’appli et le livre de recettes d’un chef font revivre l’héritage culinaire palestinien

Chef et restauratrice anglo-palestinienne, Joudie Kalla cuisine pour perpétuer la mémoire de la Palestine et de ses plats nationaux
Joudie Kalla est l’auteur d’une nouvelle appli et d’un livre de recettes qui s’efforcent de faire revivre l’héritage culinaire palestinien (avec l’aimable autorisation de Joudie Kalla)

LONDRES – Lanières de chou mariné, éclaboussures vermillon des graines de grenade, zébrures vertes du zaatar qui saupoudre un filet de poisson coloré de rose : on pardonnerait à un myope de confondre les photos des plats de Joudie Kalla avec un des premiers tableaux de Pollock.

Le flux Instagram  du chef anglo-palestinien donne un avant-goût somptueux du nouveau livre de recettes de Joudie Kalla’s, Palestine on a Plate, qui sera publié cet automne et qui se base sur la popularité grandissante de l’appli pour smartphone du même nom. 

Le livre de Joudie Kalla, Palestine on a Plate qui sera publié cet automne se base sur la popularité grandissante de l’appli pour smartphone du même nom

Après avoir ouvert un restaurant à Chelsea et avoir assisté à la nouvelle vague de cuisine israélienne déferlant sur Londres, Joudie Kalla s’est sentie investie d’une mission de préserver et promouvoir la cuisine palestinienne – un créneau important qui semble avoir été oublié (ou remplacé, selon l’avis de certains), par la récente explosion de la gastronomie du Moyen-Orient en Occident.

« La cuisine palestinienne est souvent qualifiée, de manière générique, de cuisine du Moyen-Orient, quand on ne la fait pas passer pour de la cuisine israélienne », explique Joudie Kalla à Middle East Eye en secouant la tête avec agacement. « J’ai vu la maklouba affichée comme “plat national du jour” dans un café israélien de Londres la semaine dernière – mon arrière-arrière-grand-mère la cuisinait dans une terre peuplée de Palestiniens, de Juifs et de chrétiens, bien avant la création de ce que nous appelons maintenant Israël. »

Un engouement pour la cuisine du Moyen-Orient

À cause de ce boom récent de la cuisine orientale, une recherche de livres de cuisine du Moyen-Orient sur Amazon révèle que trois des cinq premiers résultats sont des livres écrits par des chefs israéliens. Sur 543 résultats, seuls trois des livres les plus connus ont été publiés par des auteurs palestiniens – et l’un d’eux est décrit comme un livre de cuisine libanaise.

Joudie Kalla explique comment la cuisine palestinienne se distingue de celles de ses voisins arabes par des nuances subtiles : ainsi les Palestiniens utilisent des haricots verts plutôt que les haricots de Lima chers aux Libanais, et le zaatar n’est pas préparé de la même façon qu’en Syrie.

Fritha Saunders, l’éditrice de Joudie Kalla, raconte à propos du projet : « J’étais intriguée par la cuisine de Palestine, dont je ne savais pas grand-chose. Bien qu’elle ait des ressemblances avec d’autres cuisines de la région, j’ai vite réalisé qu’elle possède ses saveurs propres et ses façons de cuisiner qui la rendent vraiment intéressante. »

« La cuisine du Moyen-Orient est très à la mode au Royaume-Uni, mais il n’existait pas vraiment de livres de recettes spécialement consacrés à la cuisine palestinienne. »

Malgré le riche héritage gastronomique de la Palestine, Joudie Kalla évoque les difficultés que rencontrent actuellement beaucoup de chefs palestiniens pour être publiés.

« Palestine on a Plate est un titre assez audacieux », dit-elle en riant. « Mais si vous supprimez le mot “Palestine” du titre, cela le rend semblable à n’importe quel autre livre de recettes du Moyen-Orient. Mes éditeurs ont été vraiment formidables car ils ont compris que le but de ce projet est de rendre hommage à la Palestine, sa merveilleuse cuisine et sa culture. »

« D’autres livres de recettes ont de jolis noms poétiques et parlent de pétales de roses, de confiture et de chèvrefeuille, ce qui est très bien et qui correspond à leur objectif, mais Palestine on a Plate est direct, terre-à-terre et ne plaisante pas », ajoute-t-elle.

« Nous devons faire entendre notre voix »

D’après Joudie Kalla, la maklouba poulet rôti avec des épices, du riz et des légumes – et la sayadieh – poisson mariné au citron et au cumin, servi avec du riz au cumin et une sauce tarator (à ne pas confondre avec la sauce tartare) – comptent au nombre des plats palestiniens les plus populaires qui réapparaissent grâce à l’engouement pour le Moyen-Orient, mais qui ne sont jamais qualifiés de palestiniens.

« Pour donner un autre exemple, le « couscous israélien » a deux noms – en Palestine nous l’appelons maftoul – un mot arabe qui dérive de la racine "fa-ta-la" qui veut dire rouler ou tordre, puisqu’il s’agit de grains roulés à la main – et en Égypte on l’appelle moghrabieh. Cela signifie littéralement "du Maghreb", autrement dit l’Afrique du Nord – ce sont ces petits détails qui disparaissent », explique Jounie Kalla.

Les débats concernant le « droit de propriété » de la cuisine se déroulent dans le contexte de près d’un demi-siècle d’occupation militaire des terres palestiniennes par l’armée israélienne. Les agissements d’Israël, que la plus grande partie de la communauté internationale a critiqués comme étant en violation du droit international, signifient que leur appropriation présumée de la cuisine du Moyen-Orient contrarie les habitants de nombreux autres pays arabes, ainsi que les Palestiniens.

« Les Palestiniens ne sont pas les seuls à s’indigner des prétentions israéliennes. Les Libanais considèrent le houmous comme emblématique de leur cuisine, quant aux falafels, ils feraient partie du patrimoine ancestral de l’Égypte, où on les connait sous le nom de tamiya », commente Sami Zubaida, chargé de recherche au SOAS Food Studies Centre, spécialiste de l’histoire et de la culture culinaire ottomanes. 

Les falafels, connus en Égypte sous le nom de tamiya, feraient partie du patrimoine ancestral de ce pays (Photo : capture d’écran de @palestineonaplate sur Instagram)

Sami Zubaida a déclaré à MEE : « La cuisine est l’un des traits les plus durables des cultures diasporiques, et dans le cas d’Israël cette tendance a été renforcée par l’adoption généralisée des plats du Moyen-Orient par l’ensemble du pays. »

« Les Israéliens attribuent aux Juifs du Levant, tels ceux d’Alep, un rôle dans l’origine de ces recettes, et revendiquent en conséquence un "droit de propriété" commun ou cosmopolite », explique-t-il.

Toutefois, « les Palestiniens et autres Arabes considèrent l’appropriation de leur héritage culturel culinaire comme un affront de plus après l’occupation d’une grande partie de leurs terres et l’empiètement continuel sur ce qui en reste, ainsi que leur marginalisation légale et politique. »

« Un témoignage d’amour pour ma mère »

Cela fait longtemps que l’on reconnait que la couverture médiatique d’Israël et de la Palestine est biaisée. De nombreux reportages ignorent le contexte et les réalités de l’occupation militaire d’Israël, et décrivent en conséquence les Palestiniens comme des agresseurs arbitraires. Jounie Kalla espère que sa modeste contribution contribuera à rétablir progressivement l’équilibre et à modifier peu à peu les perceptions de la Palestine. Elle déclare qu’avec l’appli et le livre de recettes, son but premier est de rendre hommage à son héritage pour présenter ainsi au monde une autre image de son pays.

« Mon objectif est de recréer une facette romantique de la Palestine que les gens ont oublié », dit-elle. « Je veux nous dépeindre comme une culture et un pays qui existaient avant que ces frontières soient tracées. »

Anglo-palestinienne, le chef est née en Syrie et elle est la petite-fille de réfugiés palestiniens qui ont été contraints de fuir leurs foyers en 1948, un exode que les Palestiniens appellent la Nabka. Jounie Kalla raconte l’incroyable rencontre de ses deux grands-mères alors qu’elles se rendaient à pied de Palestine en Syrie. Toutes deux étaient veuves avec 20 enfants à elles deux, et elles s’apprêtaient à mettre au monde sa mère et son père.

Fadia, la mère de Jounie, agrémente de détails l’histoire de la famille. « Quand j’ai commencé ma vie en Syrie, ma mère – la grand-mère de Joudie – nous racontaient des histoires de la vie en Palestine, comme ils appréciaient leur communauté et leur mode de vie », dit-elle.

« C’était une forte femme palestinienne qui s’adaptait à aux besoins de la situation, mais le cœur de ma mère est toujours resté à Yaffa [Jaffa]. Allant au bord de la mer, pêchant, jouant avec ses amis sous les arbres de Yaffa [Jaffa]. Notre famille a toujours la clé de sa maison, où on lui avait dit qu’elle pourrait retourner quelques jours plus tard – cela fait presque 70 ans et nous attendons toujours. »

Quand on lui demande ses sentiments par rapport au pays dont ses parents furent chassés, Fadia répond immédiatement que tous les jours, elle pense à retourner en Palestine.

« Qu’est-ce qui rattache le plus une personne à ses racines ? La cuisine »

Avec plus de 20 bouches à nourrir, cuisiner était une affaire de famille pour la grand-mère de Kalla, et dans une situation de dépossession et d’exil la nourriture procurait une connexion permanente avec le pays que sa famille avait perdu, et la mémoire de ses origines.

« Les souvenirs que nous avions se retrouvaient essentiellement dans les plats que nos mères préparaient… Pour nous, nos mères incarnaient la Palestine. Elles étaient résolument déterminées à nous inculquer cela et à nous rattacher à notre histoire pour que nous n’oubliions jamais nos origines », explique Fadia. « Pour moi la cuisine occupe une place spéciale parce que les recettes de mes ancêtres palestiniens ont été transmises au fil des générations ; elles rendent hommage à notre histoire et à notre famille. »

Poivrons farcis d’un mélange odorant de frikeh (blé vert grillé et concassé), d’herbes, de piments et d’épices (Photo : capture d’écran de @palestineonaplate sur Instagram)

Quand sa mère parle de la cuisine palestinienne et décrit avec enthousiasme les délices de son plat palestinien préféré, on voit facilement de qui Joudie Kalla a hérité sa passion culinaire.

« Le musakhan est du poulet agrémenté de sumac et d’oignons servi sur du pain taboun aigrelet, dégoulinant d’huile d’olive et de pignons. Je trouve la texture extraordinaire et c’est vraiment un plat palestinien. »

« J’adore la cuisine palestinienne », dit Fadia. J’aime sa variété et j’aime les plats simples mais pleins de saveur préparés avec un petit nombre d’ingrédients. Cela me fait plaisir que toutes les personnes pour qui Joudie a cuisiné l’ont aimée aussi, parce que Joudie cuisine ce que je lui ai appris, donc c’est comme un prolongement de moi-même. »

« La Palestine se confond avec Joudie, et Joudie incarne la Palestine. »

L’appli The Palestine on a Plate peut se télécharger sur iTunes. Le livre de recettes « Palestine on a Plate: Memories from my Mother’s Kitchen » (La Palestine dans son assiette : souvenirs de la cuisine de ma mère), qui devrait compter une centaine de recettes différentes de celles figurant sur l’appli, sera publié en septembre 2016.

Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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