Le combat d’une vie : Aïcha Ech-Chenna, protectrice des mères célibataires au Maroc
CASABLANCA, Maroc – Aïcha Ech-Chenna est toujours debout. À 77 ans, elle a connu la dépression, les menaces et le cancer. Mais pas de quoi entamer sa détermination. Quand elle était malade, elle s’est adressée à « Dieu ».
« Je lui ai promis que je consacrerai un quart du temps qui me reste à vivre à ma famille, et les trois-quarts restants à ma mission de défense des enfants nés hors mariage », confie-t-elle à Middle East Eye.
Après soixante ans à œuvrer dans le social, dont la moitié consacrée à l’aide aux mères célibataires, l’illustre militante marocaine continue de travailler et de donner des conférences avec la même opiniâtreté.
« Même si je me déplace avec une canne, je donne tout ce que je peux. Je parcours toujours les villes pour rencontrer des jeunes, parler des lois qui doivent changer. Car j’ai toujours peur du retour de bâton », dit-elle.
Cette femme imposante, à la voix puissante et aux lunettes ovales, nous reçoit dans le local de son association, Solidarité féminine, à Casablanca.
Elle est entourée d’une dizaine de « filles-mères » secourues par la structure, qui se sont réunies en arc de cercle pour témoigner de leurs parcours. Elles ont entre 20 et 35 ans, portent des tuniques, des jeans et des sweats, ont les cheveux noués en chignon ou rassemblés sous un foulard.
Il y a là des femmes reniées par leurs familles, des femmes abusées, abandonnées après de fausses promesses de mariage, certaines ayant connu la rue et les maltraitances.
« Même si je me déplace avec une canne, je donne tout ce que je peux. Je parcours toujours les villes pour rencontrer des jeunes, parler des lois qui doivent changer »
- Aïcha Ech-Chenna, militante des droits des femmes
Ouarda (son prénom a été changé à sa demande), 29 ans, était fiancée quand elle tombée enceinte de l’homme qui devait devenir son futur mari. Elle avait décidé de vivre avec lui contre l’avis de ses parents. À chaque fois qu’elle lui demandait de régulariser la situation en l’épousant, celui-ci trouvait un prétexte pour y échapper.
Durant son huitième mois de grossesse, il s’est volatilisé. La jeune femme a accouché seule dans une clinique, de jumelles, avant d’être accueillie par Solidarité féminine.
Ouarda vit désormais dans le mensonge. « Mes parents ne savent toujours pas ce qui m’est arrivé et mon ex-fiancé n’a pas cherché à voir ses filles, ni à les reconnaître », regrette-t-elle.
À ses côtés, Houria, de Rabat, a une trentaine d’années. À la naissance de son fils, dont elle a accouché seule à l’hôpital, sa famille a tenté de la persuader de l’abandonner.
Désespoir face au rejet de la famille
Mais à l’époque, la jeune femme refuse de s’en séparer. Plus tard, sans ressources et sans toit, son enfant malade, à court d’argent pour acheter du lait, elle décide de retourner chez ses parents pour leur demander de l’aide.
Ceux-ci refusent qu’elle revienne vivre chez eux. Sa mère lui ferme la porte au nez. De désespoir, elle laisse son bébé devant sa porte. Sa voix se brise. « Le soir, les policiers sont venus me trouver. Ma mère leur avait amené mon fils. Elle n’en voulait pas, alors qu’elle accueillait ma sœur [mariée] qui venait, elle aussi, d’accoucher. C’est à ce moment que j’ai décidé de reprendre ma vie en main. »
Quelques femmes pleurent en entendant son récit. Appuyée sur sa canne, Aïcha Ech-Chenna hoche la tête en silence. Une autre mère au vécu similaire dit son soulagement d’avoir réussi à élever son enfant malgré les difficultés. « Je suis si heureuse d’avoir gardé mon fils », témoigne-t-elle. « Cela me fait oublier le rejet de ma famille. »
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Au Maroc, où les relations sexuelles hors mariage sont illégales, accoucher d’un enfant sans être mariée expose à la stigmatisation et à la marginalisation.
Les difficultés rencontrées – trouver un travail ou un logement, être acceptée par ses pairs – poussent parfois les mères à se séparer de leur bébé.
L’Institut national de solidarité avec les femmes en détresse (INSAF) a estimé que 24 bébés ont été abandonnés chaque jour dans le royaume en 2010, dont certains retrouvés morts.
Selon une étude publiée en 2011 par l’INSAF et l’ONU, près de 30 000 accouchements de mères célibataires sont recensés chaque année.
Si le nouveau code de la famille de 2004 autorise la mère à déclarer l’enfant à l’état civil, en l’absence de reconnaissance du père, celle-ci doit choisir son identité parmi une liste de noms de famille et lui accoler la particule « abd ». Celle-ci indique que l’enfant est né de père inconnu et l’expose à son tour à l’exclusion sociale.
Faire reconnaître les droits de ces femmes et de leurs enfants est la priorité de Aïcha Ech-Chenna. « Je continue de tirer la sonnette d’alarme, parce qu’il y a encore trop de bébés placés dans les orphelinats », estime la militante.
Près de 30 000 accouchements de mères célibataires sont recensés chaque année
Née en 1941, orpheline de père, elle-même a été élevée par une veuve remariée à un homme qui l’a contrainte à abandonner l’école et à porter le voile contre son gré. Sa mère l’a aidée à quitter le domicile familial pour qu’elle puisse vivre chez une tante, loin de son beau-père.
À 17 ans, la jeune femme devient secrétaire médicale. Elle parvient à passer un diplôme d’infirmière tout en travaillant, avant de devenir animatrice en éducation sanitaire et sociale.
Au fil des années, elle apprend à travailler au contact des personnes en difficulté. Jusqu’à cette rencontre de 1981, déterminante pour son combat.
Le choc des drames des « filles-mères »
Ce jour-là, dans le bureau d’une assistante sociale, elle croise le chemin d’une femme venue abandonner son bébé, qu’elle est en train d’allaiter. La mère finit par arracher l’enfant de son sein. Le bébé pleure, puis est emporté par les services de l’orphelinat.
Aïcha Ech-Chenna, qui vient elle-même d’accoucher et de reprendre son activité professionnelle, est bouleversée. Elle prend conscience de la réalité de l’époque des « filles-mères ».
Celle aussi des gardiennes de bébés qui les élèvent dans des endroits insalubres, pendant que les femmes se prostituent, travaillent ou mendient.
« J’ai vu des bébés grandir dans des corbeilles à légumes », raconte-t-elle. Quatre ans plus tard, en 1985, elle fondera Solidarité féminine, association qui accueille désormais une cinquantaine de femmes par an et propose des cours d’alphabétisation, des formations professionnelles dans la restauration, la pâtisserie, la coiffure ou le hammam.
Des crèches permettent d’accueillir les enfants la journée, le temps qu’elles se forment et reprennent pied. L’association assure également un suivi juridique et social, tente de trouver des solutions, de convaincre des parents de renouer avec leurs filles ou de leur trouver un logement.
Au fil des années, Aïcha Ech-Chenna est devenue la porte-parole de leur cause. Une lanceuse d’alerte respectée. Son travail a été récompensé par de nombreux prix dont l’Opus Prize aux États-Unis. En 2013, elle est faite chevalier de la Légion d’honneur en France.
Des islamistes accusent Aïcha Ech-Chenna d’encourager la prostitution en venant en aide à ces mères dénigrées
« Elle est la première Marocaine à avoir osé se comporter un peu comme Sœur Teresa ou l’Abbé Pierre », estime le poète Jean-Pierre Koffel, dans la préface du livre de la travailleuse sociale Miseria, qui réunit les histoires des enfants abandonnés, petites bonnes battues et mères seules rencontrées dans son parcours.
Cela ne l’empêche pas d’avoir des détracteurs. Des islamistes l’accusent d’encourager la prostitution en venant en aide à ces mères dénigrées. Elle est critiquée, harcelée.
En 2000, une fatwa est même émise contre elle après une interview sur la chaîne Al Jazeera. « Aïcha Ech-Chenna dérange, énerve, elle trouble notre sérénité dans un Maroc de vérités insupportables que nous essayons soigneusement d’éluder, d’éviter », écrivait la sociologue féministe marocaine Fatima Mernissi, toujours dans l’essai Miseria.
« Mère courage »
D’autres, au contraire, trouvent ses revendications encore trop timorées. Soutenue par le roi Mohammed VI, qui a fait un don personnel à son association, la septuagénaire a été consultée pour modifier la loi sur l’avortement, dont elle a appelé à la légalisation, mais uniquement dans certaines situations (en cas de viol, d’inceste, de malformations du fœtus, en plus des cas de risques pour la santé de la mère).
Un projet de loi a été rédigé en ce sens, mais attend toujours d’être adopté. Celle qu’on surnomme « Mère courage » défend un féminisme de terrain, adapté aux réalités marocaines.
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« Je suis pour un travail assidu de tous les jours, fait par des associations sérieuses. Il n’y a pas d’autre issue que la sensibilisation de l’opinion publique sur le sort des femmes, mais il faut y aller doucement, sinon on risque de ‘‘casser l’ambiance’’ », préconise-t-elle.
Car le sujet des mères célibataires, quoique davantage médiatisé, reste tabou. Et pas que dans les milieux populaires.
« Pour vous donner un exemple, le mois dernier, quelqu’un de très haut placé à Casablanca m’a appelée au secours pour trouver une solution parce que sa fille est enceinte. Imaginez dans les campagnes... », témoigne Aïcha Ech-Chenna.
« Je plaide pour une éducation sexuelle dès le collège. Et je me base sur le Coran, qui contient plusieurs versets incitant à cette éducation et à la responsabilisation »
- Aïcha Ech-Chenna
Son association devrait bientôt accueillir des femmes enceintes isolées. En attendant, Aïcha Ech-Chenna se concentre sur la sensibilisation des jeunes.
« Je plaide pour une éducation sexuelle dès le collège », assume-t-elle. « Et je me base sur le Coran, qui contient plusieurs versets incitant à cette éducation et à la responsabilisation. Les jeunes ne demandent qu’à apprendre, ce sont les adultes qui bloquent. »
À l’heure de la sortie de la crèche, on retrouve Houria, avec sa poussette. Elle récupère son petit garçon, tout sautillant à la vue de sa mère.
L’époque où elle l’avait laissé devant la porte de sa mère lui paraît loin. « J’espère pouvoir apprendre un métier pour m’en sortir », glisse-t-elle. « Solidarité féminine m’a sauvée. »
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