« Le Liban ressemble de plus en plus aux régimes répressifs de la région »
BEYROUTH – Wadih al-Asmar, président du Centre libanais des droits humains (CLDH) et de EuroMed Droits, est un habitué des convocations judiciaires. La plus récente date du 16 août dernier. « C’est le bureau de lutte contre la cybercriminalité qui m’a convoqué, à la demande de la procureure générale de la région du mont Liban, Ghada Aoun », raconte-t-il à MEE.
Les raisons invoquées par les officiers sont vagues. « Ils m’ont simplement dit que c’était pour mes écrits sur les réseaux sociaux. » Très actif en ligne, Wadih al-Asmar avait, le 19 juillet dernier, posté sur son mur Facebook une blague qui moquait les miracles de Saint Charbel, un saint libanais très respecté.
Le défenseur des droits de l'homme Wadih al-Asmar raconte sur Facebook sa convocation pour ses « écrits sur les réseaux sociaux »
« J’ai fait mon devoir de défenseur des droits de l’homme : j’ai reposté un texte dont l’auteur, celui qui l’avait posté la première fois, avait subi une campagne de menaces de viol et de mort ainsi que d’insultes, qui n’a rien à voir avec la religion. »
« Je refuse d’entrer dans un débat religieux, nous sommes dans un État civique, non pas théocratique, et surtout pas sous le joug de l’Église »
- Wadih al-Asmar, président du Centre libanais des droits humains
Wadih al-Asmar renchérit : « Ce sont les phrases et les insultes utilisées contre l’auteur de la blague qui devraient faire l’objet de poursuites pour atteinte à la communauté chrétienne du Liban. Je refuse d’entrer dans un débat religieux, nous sommes dans un État civique, non pas théocratique, et surtout pas sous le joug de l’Église ».
Widad Jarbouh, responsable du Liban et de la Palestine pour l’ONG SKeyes, qui recense les abus contre la liberté d’expression, rappelle que « l’auteur de la blague a été battu par ses propres collègues ».
Une cybercriminalité répréhensible ?
Dans un pays où la solidarité communautaire remplace parfois le rôle de l’État, rire de la religion est un risque que nombreux ne sont pas prêts à prendre. Il y a un autre terrain auquel on ne touche pas au Liban, c’est la politique ou, plutôt, les politiques.
Yara Chehayeb en a fait les frais. Cette militante du Parti socialiste progressiste (PSP), dirigé par le leader druze Walid Jumblatt, a critiqué sur Twitter le 5 août dernier Gebran Bassil, ministre des Affaires étrangères et gendre du président Michel Aoun.
Traduction : « Le complexe du Liban, c’est le complexe psychologique de Gebran Bassil »
« C’est Gebran Bassil qui a porté plainte contre moi, raconte la jeune femme à MEE, ce sont les bureaux de la lutte contre les crimes cybernétiques de Furn el-Chebbak [quartier limitrophe de Beyrouth] qui m’ont appelée pour me dire que je faisais l’objet d’une plainte. J’étais convoquée, mais je ne m’y suis pas rendue et je ne compte pas le faire. » Elle a également refusé de retirer son tweet.
« Si un ministre ou un député quelconque ne peut pas supporter la critique, c’est qu’il n’est pas apte à être au pouvoir »
- Yara Chehayeb, militante du Parti socialiste progressiste
Un risque que la militante peut se permettre de prendre au vu de ses soutiens ; elle reconnaît que « le PSP et le député Akram Chehayeb [l]’ont beaucoup soutenue, ce par tous les moyens ».
Si son discours reste volontairement vague sur cette question, pour éviter d’interférer dans les décisions prises à son sujet, la jeune femme martèle toutefois : « Je n’ai pas peur, c’est mon opinion qui effraie Gebran Bassil, sinon, il n’aurait pas porté plainte contre moi ».
« Si un ministre ou un député quelconque ne peut pas supporter la critique, c’est qu’il n’est pas apte à être au pouvoir », conclut-elle.
L’influence régionale
Les critiques contre les « sponsors politiques du Liban » sont aussi réprimées. Hicham Haddad, animateur de télévision très apprécié, en a fait l’expérience. Dans son émission, il commente l’actualité avec humour en n’épargnant personne.
En ce début de janvier 2018, Hicham Haddad décide de tourner en dérision les conseils que donne un voyant aux dirigeants sur une chaîne concurrente en lui faisant dire que le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane devrait manger moins de burgers.
« La liberté d’expression a été mise à mal mais le peuple soutient cette liberté. Nous sommes Libanais, nous ne pouvons pas être opprimés »
- Hicham Haddad, animateur de télévision
En réponse à ce conseil, l’animateur demande alors, tout en humour, au dirigeant saoudien de mettre plutôt un terme aux « arrestations, frappes militaires, etc. » qu’au fast-food.
Aussitôt après, comme pour Wadih al-Asmar, « la procureure générale du mont Liban, Ghada Aoun, a porté plainte contre moi », explique l’humoriste joint par MEE. Pour Hicham Haddad, « le système politique corrompu y est pour quelque chose. Pour qu’un procès soit aussi public, il doit y avoir une couverture politique ».
L’animateur a su s’adapter. « Au début, j’étais furieux, explique-t-il, mais maintenant que je me suis calmé, je suis l’affaire, je continue mon travail, mon émission. » Ainsi, le 30 janvier dernier, Hicham Haddad présente son émission en tenue de prisonnier, burger à la main.
« Mon but était de faire rire les gens, et ils ont ri. Mais j’ai reçu aussi beaucoup de compassion. La liberté d’expression a été mise à mal mais le peuple soutient cette liberté. Nous sommes Libanais, nous ne pouvons pas être opprimés. »
« Certains politiques proches du président Aoun n’ont visiblement pas le droit d’être critiqués, car la plupart des plaintes viennent de son parti. Quant à la religion, il semble qu’on ne puisse pas la critiquer car les Libanais prennent cette question très à cœur »
- Widad Jarbouh, ONG SKeyes
L’animateur, qui est « auditionné tous les deux mois environ », est regardé par la moitié des téléspectateurs libanais chaque mardi soir. Et malgré les pressions qu’il subit, il reste confiant quant à la liberté d’expression dans son pays. « Nous sommes bien mieux que nos voisins ! Nous sommes Libanais, nés avec la liberté d’expression et une voix forte. »
Il estime que les accusations portées contre lui par des personnalités libanaises sont « de la connerie, simplement pour protéger quelques sponsors ».
Une liberté sélective
Pour Widad Jarbouh, de l’ONG SKeyes, la situation est moins manichéenne. « Certains politiques proches du président Aoun n’ont visiblement pas le droit d’être critiqués, car la plupart des plaintes viennent de son parti. Quant à la religion, il semble qu’on ne puisse pas la critiquer car les Libanais prennent cette question très à cœur. »
Une tendance se dégage en tout cas très clairement. « Depuis l’élection du président Michel Aoun en octobre 2016, les persécutions ont augmenté de manière significative. Nous sommes passés d’environ cinq persécutions par an contre des activistes pour leurs écrits sur les réseaux sociaux à environ une quarantaine aujourd’hui », précise-t-elle.
« Depuis l’élection du président Michel Aoun en octobre 2016, les persécutions ont augmenté de manière significative. Nous sommes passés d’environ cinq persécutions par an contre des activistes pour leurs écrits sur les réseaux sociaux à environ une quarantaine aujourd’hui »
- Widad Jarbouh, ONG SKeyes
Le constat de Wadih al-Asmar est sans appel : « Le Liban va dans la mauvaise direction quant aux libertés, on ressemble de plus en plus aux régimes répressifs de la région ».
Récemment, un projet de loi a été déposé par un député des Forces libanaises, ancienne milice chrétienne dirigée par Samir Geagea, pour amender une loi interdisant la détention provisoire en cas de délit de presse (diffamation, injure, etc.) et l’élargir aux réseaux sociaux.
En contrepartie, ce texte propose des amendes plus élevées pour ceux qui terniraient la réputation d’une personne en lui attribuant des faits inexacts.
Cet amendement, qui doit encore être voté au Parlement, fermerait la voie à la convocation systématique des critiques du pouvoir en place.
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Wadih al-Asmar regarde toutefois cette proposition d’un œil inquiet. « Il faut revoir l’utilité des amendes, c’est un moyen, mais il ne faut pas qu’elles soient utilisées dans un simple but répressif. »
« Qui est le plus coupable ? », observe d’ailleurs le militant des droits de l’homme. « Celui qui fait la blague avec cent, deux cents personnes qui la voient, ou celui qui lance la plainte contre la blague, faisant qu’elle est vue par un million de personnes ? »
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