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Le rire, arme la plus inattendue de la Belgique contre les djihadistes

À travers sa pièce Djihad, un artiste belge lutte contre le radicalisme dans le pays européen qui a vu partir en Syrie le plus grand nombre de combattants par habitant
L’auteur de Djihad Ismaël Saïdi et ses partenaires d’affiche s’adressent à un public d’élèves en Belgique

Trois Belges entrent dans un aéroport.

- « Bien sûr que j’ai enlevé les lames de rasoir de mon sac », assure à ses deux amis Reda, un jeune candidat au djihad en Syrie. « Elles sont dans ma poche. »

- « Quoi !? Jette-ça à la poubelle tout de suite ! », crie Ismaël.

- « Et comment on va se raser ? », demande Reda.

- « Où on va, on n’aura pas besoin de se raser, crois-moi », répond Ben, le chef du groupe, fan d’Elvis Presley.

À cette dernière réplique, le public rit aux éclats.

Cela fait plus d’un an qu’Ismaël Saïdi a imaginé la tragi-comédie Djihad, une pièce qui raconte l’histoire de trois jeunes Belges désabusés en route vers la Syrie. « C’était difficile au départ. Personne ne comprenait pourquoi nous avions choisi de passer par la comédie », a expliqué Saïdi à Middle East Eye. Le défi était de taille, mais l’audace dont il a fait preuve pour se moquer d’une question aussi grave a finalement été récompensée.

Il a indiqué à Middle East Eye qu’il est déjà en train d’écrire la suite de Djihad et qu’il travaille également sur une adaptation cinématographique.

Avec un total de 124 représentations, la pièce a attiré près de 45 000 spectateurs, dont environ la moitié d’élèves. Face à ceux qui rejettent son recours à la comédie pour traiter d’un sujet aussi dramatique, Saïdi soutient que le rire peut être un outil approprié. « C’est la seule arme qu’ils [les djihadistes] n’ont pas. Ils ont la démagogie, l’idéologie, les armes physiques et Internet, mais ils n’ont pas la culture ou l’humour », a-t-il argumenté.

Le jour où Middle East Eye assiste à une représentation, dans un centre culturel dans le village belge de Presles, la salle est comble. Environ 200 lycéens âgés de 17 à 21 ans sont venus à bord de deux bus pour assister à la représentation.

Lorsque les rideaux noirs sont tirés pour révéler la scène, une vague de rires envahit spontanément le public. Pendant 75 minutes, Ismaël Saïdi et ses partenaires d’affiche Reda Chebchoubi, Shark Carrera, James Deano et Ben Hamidou font sourire leur jeune public, mais le rire n’est pas la seule émotion ni la seule réaction que cette pièce suscite.

« Ils rient, mais les aspects dramatiques et tragiques s’accentuent constamment à mesure que la pièce avance. Et je peux vous assurer qu’à la fin, personne ne rit. Certains spectateurs pleurent en réalité », a expliqué à MEE Cécile Vainsel, conseillère culture de l’ancienne ministre de la Culture Fadila Laanan. « Cela témoigne de l’intelligence de cette pièce. Elle est vraiment intelligente car je ne pense pas que nous aurions pu toucher autant de jeunes avec un ton plus sérieux. Elle est extrêmement efficace. »

Avec un total de 124 représentations, la pièce a attiré près de 45 000 spectateurs, dont environ la moitié d’élèves (MEE/Wilson Fache)

Saïdi a reconnu que l’une de ses inspirations pour Djihad a été la comédie sombre britannique Four Lions, mise en scène par Christopher Morris, qui raconte l’histoire d’un groupe d’aspirants kamikazes musulmans. « Les Britanniques ont été les premiers à avoir osé se moquer de cette question », a-t-il expliqué.

Lui-même musulman pratiquant et descendant d’immigrés marocains, le dramaturge soutient que pour certains, avoir une double identité ne signifie pas avoir deux maisons, mais plutôt ne pas en avoir.

Comme la satire de Chris Morris, Djihad raconte l’histoire de trois jeunes musulmans belges qui ont décidé de se rendre dans la ville syrienne de Homs pour tuer les « non-croyants ». Ils sont naïfs, enclins à s’apitoyer sur leur propre sort ou aveuglés par leur étroitesse d’esprit, et à mesure qu’il avance dans sa quête, le groupe d’amis ne trouve que le doute et la mort.

Si écrire au sujet de ce que l’on connaît est un conseil commun pour les écrivains, ce conseil est certainement valable pour l’auteur de Djihad, qui a lui-même tenté de rejoindre une précédente vague de militantisme armé dans sa jeunesse. Dans les années 1990, des recruteurs prêchaient déjà le militantisme dans les rues de Belgique, mais pour un voyage différent. « Quand j’avais 16 ans, ils essayaient de nous convaincre d’aller en Afghanistan. La destination a changé, mais l’histoire est la même. Ils ont juste Internet cette fois-ci », a affirmé Saïdi.

Le dramaturge a expliqué qu’il connaissait des gens partis pour l’Afghanistan et a avoué qu’il s’était senti tenté à un moment donné. « Ce sont des bons vendeurs. Vous vous sentez coupable parce qu’ils vous disent que pendant que vos frères sont en train de mourir là-bas, vous ne faites rien à part jouer aux jeux vidéo et fumer de l’herbe. Vous avez honte et à un moment, vous commencez à vous demander : a-t-il raison ? »

« À 16 ans ou même à 20 ou 25 ans, vous n’êtes pas sûrs de vous. Tant que vous n’avez pas trouvé un objectif dans votre vie, vous continuez d’en chercher un, a-t-il expliqué. C’était exactement la même situation il y a vingt ans, et c’est ce qui est si effrayant. »

Un terrain fertile pour les terroristes

Avec une population de 11 millions d’habitants, la Belgique a vu partir en Syrie et en Irak le plus grand nombre de combattants par habitant de toute l’Europe. Selon certaines estimations, entre 350 et 550 Belges ont quitté le pays pour rejoindre des groupes militants, avec un âge moyen avoisinant les 26 ans.

L’idée de Djihad est venue à Saïdi en voyant Marine Le Pen, la leader de l’extrême droite française, le Front national, dans une émission de télévision. « On lui a demandé son opinion sur les jeunes gens qui se rendent en Syrie, et elle a expliqué que cela ne la préoccupait pas tant qu’ils ne rentraient pas. J’ai été vraiment choqué : ce n’est pas une réponse appropriée pour un dirigeant politique, a confié Saïdi. Ainsi, comme c’est une question que je connais, je pensais qu’en tant qu’artiste, la seule façon pour moi d’y répondre était d’écrire cette pièce. »

Sa comédie sombre a ensuite reçu le soutien de trois différentes autorités gouvernementales (le ministère de la Culture, le ministère de l’Éducation et la Région de Bruxelles-Capitale) qui ont acheté des billets pour une trentaine de représentations auxquelles des écoles ont été invitées gratuitement. Djihad a également été reconnue « d’utilité publique » par le ministère de la Culture.

« L’idée est d’attribuer ce label à des spectacles ayant un intérêt pédagogique et une force évocatrice importante », a indiqué à MEE Cécile Vainsel, la conseillère culture du ministère.

« Il n’est pas toujours facile de faire venir les jeunes au théâtre. Ils peuvent avoir des préjugés et être découragés, et considérer le théâtre comme un média lié à la génération de leurs parents. L’humour est donc un moyen de les attirer et de retenir leur attention », a-t-elle précisé.

Cependant, tout le monde n’apprécie pas le ton léger employé dans la pièce et les questions que celle-ci soulève. Pour sa première en France, en juin dernier, le casting a été accueilli à Arras par des fourgons de police et des manifestants d’extrême-droite qui croyaient que la pièce « glorifiait le terrorisme », a rapporté le comédien Shark Carrera. « Nous avons donc décidé d’inviter les manifestants à venir la voir. »

Pendant la représentation, un partisan du Front national qui se décrit lui-même comme un « activiste identitaire » a partagé son mécontentement en ligne via Twitter. « Les gens à Arras rigolent d’une guerre qui a fait 250 000 morts, 6 millions de réfugiés et qui crée des monstres en puissance... », a-t-il tweeté.

Bien qu’écrite en 2014, la pièce s’est également avérée efficace pour répondre aux questions des élèves concernant les massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher des 7 et 9 janvier 2015 et les attentats de Paris survenus moins d’un an plus tard.

« Certains de nos élèves avaient beaucoup de questions sur les récents événements de Paris et Bruxelles. Nous avons donc pensé qu’il était approprié de venir en aide aux jeunes avec ce genre de pièce pour contribuer à répondre à leurs questions et préoccupations », a expliqué Marie-Carmen Caballero, professeur d’art.

(MEE/Wilson Fache)

Dans la foulée des attentats du 13 novembre, la Belgique, petite voisine de la France, et Molenbeek en particulier, ont fait la une des médias lorsqu’il a été révélé qu’au moins quatre des terroristes impliqués étaient des citoyens belges ayant vécu en Belgique.

Tous ont été soupçonnés de s’être rendus en Syrie au cours des dernières années.

Bien entendu, le radicalisme n’a pas attendu l’effusion de sang syrienne pour prendre racine à Bruxelles et ailleurs. Si la Belgique est qualifiée par les médias internationaux de « terrain fertile pour les terroristes internationaux », c’est parce que la montée du militantisme violent est un problème depuis des décennies.

En 2003, un tribunal belge a condamné un militant d’al-Qaïda à une peine de dix ans d’emprisonnement pour avoir comploté une attaque contre une base de l’OTAN en Belgique. Dix-sept autres personnes ont été condamnées, dont un Belge d’origine tunisienne accusé d’avoir porté assistance aux assassins d’Ahmed Chah Massoud. Le légendaire commandant afghan, qui dirigeait l’opposition contre les talibans, a été tué dans une explosion deux jours avant les attentats du 11 septembre 2001 par deux kamikazes portant des passeports belges volés.

« Il s’est battu comme un lion »

Lorsqu’elles sont organisées pour des écoles, les représentations sont toujours suivies d’un débat. De temps en temps, un érudit islamique, un journaliste et même un membre de la famille d’un militant rejoignent l’équipe sur scène pour répondre aux questions des élèves.

Géraldine était au travail lorsqu’elle a reçu un SMS qu’elle n’oubliera jamais. « Soyez fière de votre fils, il s’est battu comme un lion », indiquait le message. Anis, son fils de 18 ans, avait quitté la Belgique pour la Syrie plus d’un an auparavant. Il a été tué dans la ville de Deir ez-Zor, dans l’est du pays, le 23 février 2015.

Depuis la mort de son fils, Géraldine a pris publiquement position contre la radicalisation en Belgique et rencontre des proches d’autres combattants partis à l’étranger ainsi que des responsables gouvernementaux. Elle a également participé à plus d’une dizaine de débats suivant les représentations.

« Cette pièce est remarquable car elle nous permet de commencer le dialogue. Elle contribue à briser les tabous. Personne n’ose parler de ces questions, mais grâce à cette pièce, nous en parlons », a expliqué Géraldine, qui soutient que le rire est utile pour briser la glace avec les jeunes. « Il n’y aurait pas le même impact si c’était un expert qui leur parlait du djihad pendant deux heures », a-t-elle ajouté.

« La pièce est très drôle et très réaliste. Nos enfants n’étaient pas bêtes, mais c’est le même schéma : un groupe d’amis part ensemble, arrive là-bas [en Syrie], et au fur et à mesure, certains meurent tandis que les autres se rendent compte que ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient », a-t-elle déclaré à MEE.

Lorsqu’un élève a demandé à Saïdi son opinion sur les militants belges qui sont partis pour l’Irak et la Syrie, ce dernier s’est tourné vers son partenaire de scène, Reda Chebchoubi. « Tu veux bien répondre à cette question ? », lui a demandé Saïdi.

Chebchoubi avait une question à poser à son public : les « djihadistes » sont-ils des monstres, ont-ils commis des actes monstrueux ? « Mon cousin est mort en Syrie. Je ne cautionne pas ce qu’il a fait, mais je sais pertinemment qu’il n’était pas un monstre », a-t-il dit, avant d’ajouter qu’il ne savait pas si son cousin avait commis des crimes avant d’être tué.

Lorsqu’on a demandé à Saïdi s’il pensait que les militants sont également les victimes de leurs recruteurs, il a acquiescé, avant de prévenir toutefois qu’« ils cessent d’être des victimes quand ils deviennent des meurtriers ».

« On ne peut pas dire qu’un des tireurs du Bataclan est une victime. C’est un criminel. Les seules victimes sont ceux qui ont été tués ou blessés. Mais je veux comprendre les autres, ceux qui ne sont pas encore partis. Je veux anticiper les facteurs sociétaux qui sont les plus à même de les influencer, afin que cela puisse enfin cesser, a expliqué Saïdi. S’ils ne partent pas, ils ne reviendront pas pour tuer. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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