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L’Égypte « appauvrie et au bord de l’explosion », Sissi est prévenu par les chefs des renseignements

La publication d’un rapport des services de renseignement faisant état d’une évidente fracture entre Sissi et ses concitoyens laisse penser que les manifestations, comme celles qui se sont tenues vendredi, pourraient se multiplier
Les foules se battent pour se procurer du sucre après la réduction des importations provoquée par la faiblesse de la livre égyptienne (AFP)

Par MEE

L’Égypte connaît des troubles sociaux provoqués par des difficultés économiques persistantes : c’est la teneur des mises en garde présentées par des responsables du renseignement au président Abdel Fattah al-Sissi, tandis qu’il se préparait à boucler Le Caire, vendredi, pour faire taire les protestations hostiles aux mesures d’austérité et à l’augmentation des prix.

Une source de haut niveau au sein d’al-Mukhabarat al-Amma (Conseil d’administration général des renseignements, le plus important service de sécurité du pays), a informé Middle East Eye que les rapports envoyés à la présidence vers la fin du mois dernier pointaient une forte baisse de popularité du leadership et du soutien populaire en faveur de l’État.

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Il n’est pas courant que le conseil soumette des rapports à la présidence : le plus souvent, il ne prend cette peine que s’il a des inquiétudes ou estime pertinent d’offrir des préconisations. Notre source, un général, membre du conseil, s’est exprimée à MEE sous couvert d’anonymat.

Les commentaires de ce haut fonctionnaire ont été formulés avant la dévaluation de la devise égyptienne le 3 novembre et avant les manifestations du vendredi 11 novembre pour dénoncer l’augmentation des prix, les sévères mesures d’austérité et les difficultés économiques croissantes.

Des « terroristes » pourraient capitaliser sur la misère

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette crise économique, a expliqué cet initié à MEE : investissements étrangers en berne, extension du terrorisme et insurrection dans le Sinaï, baisse des revenus escomptés sur les nouveaux grands projets nationaux – dont le canal de Suez – et anémie du secteur touristique.

Le rapport, a-t-il révélé, évoque la fracture entre l’action gouvernementale et l’opinion publique : entre autres, les projets d’infrastructure élaborés par l’administration à hauteur de plusieurs millions de dollars alors que la population est confrontée à des difficultés économiques quotidiennes.

Cette fracture, a indiqué le général, s’élargit de plus en plus avec l’envolée actuelle des prix et les pénuries de marchandises – tous problèmes risquant de se muer en facteurs potentiels de protestation. Le rapport s’inquiète de voir la situation exploitée par des « groupes terroristes, susceptibles d’instrumentaliser la misère populaire afin d’atteindre leurs objectifs ».

En octobre, des manifestants sont descendus dans la rue à Port Saïd

Pourtant, le général a écarté l’éventualité d’un soulèvement dans le Sinaï, précisant que « la région est déjà devenue le théâtre d’opérations militaires ». Il s’attendait plutôt à ce que des mouvements de protestation éclatent dans les régions où l’action du gouvernement est faible, voire nulle – dont les quartiers pauvres du Caire et certaines régions marginalisées au sud du pays.

« On craint des révoltes aux endroits où les gens ne se rendent pas compte des efforts déployés par le pays au plan économique et où les services publics les plus élémentaires sont inexistants », a expliqué le général. Et d’ajouter que, si les services promis par le gouvernement s’avéraient brusquement indisponibles, des rébellions sous la forme de rassemblements d’une poignée de citoyens en colère, pourraient aussi éclater subitement.

« Regardez, par exemple, ce qui est arrivé à Port Saïd le mois dernier, ou dans les agences de distribution de lait maternisé [en août] », a-t-il rappelé.

En octobre, des milliers d’habitants de Port Saïd sont descendus dans la rue pour protester contre l’envolée soudaine des prix du logement. Le mois précédent, des dizaines de familles se sont rassemblées devant les laboratoires pharmaceutiques nationalisés, pour protester contre les pénuries de lait maternisé subventionné. D’après ce responsable, ces manifestations ne sont pas politisées, mais provoquées par l’arrêt soudain des prestations dont ils avaient bénéficié.

Le rapport suggère de distribuer des rations alimentaires

Le rapport relève aussi que la crise actuelle résulte des politiques gouvernementales antérieures autant que de celles mises en œuvre par l’administration actuelle, a révélé le général.

La semaine dernière, les auteurs de la tentative manquée de destituer le gouvernement à la Chambre des représentants invoquaient l’indifférence des dirigeants face à l’agitation économique et les inondations à l’est du pays.

Selon le général, il est indispensable d’engager des réformes économiques. Il a déploré que ces problèmes aient fortement ébranlé les plus bas revenus.

L’armée égyptienne a joué un rôle essentiel dans la distribution des rations de nourriture (AFP)

Début novembre, l’armée égyptienne a annoncé que huit millions de rations, composées de plusieurs produits alimentaires, seraient distribuées au nécessiteux dans les villages les plus pauvres et les bidonvilles. Le général, qui s’est confié à MEE fin octobre, a indiqué que le rapport recommandait cette initiative afin de prévenir les manifestations redoutées, méthode communément utilisée en Égypte pour désamorcer les tensions et gagner le soutien des populations locales.

Le rapport expose aussi en détail comment les médias populaires et sociaux – dont les journaux privés et certaines pages populaires de Facebook – ont été surveillés. On y lit que des renseignements ont été collectés au sujet de certains médias susceptibles de faire appel aux étrangers, surtout les médias anglophones. Au cours du mois dernier, plusieurs arrestations et détentions temporaires ont ciblé des activistes et les administrateurs de certains sites de médias sociaux populaires.

Égypte : encore une semaine de déboires économiques

Les informations du rapport sont sorties à un moment où l’Égypte n’en finit plus d’être frappée par des épreuves économiques qui ne font que s’aggraver depuis la semaine dernière. Le gouvernement vient de lancer un programme d’austérité et sollicite plusieurs milliards d’investissements étrangers afin de se mettre en conformité avec les exigences requises pour obtenir un crédit de 12 milliards de dollars de la part du Fonds monétaire international (FMI).

Le 3 novembre, la banque centrale égyptienne a décidé de laisser flotter sa devise. Pendant des décennies, la livre égyptienne a été indexée sur le dollar américain : désormais sa valeur fluctuera librement au jour le jour.

La crise économique a vu s’envoler le prix de nombreux produits alimentaires de première nécessité (AFP)

Laisser la livre flottante fait depuis longtemps partie d’une liste de mesures exigées par investisseurs et créanciers internationaux. Mais il avait été décidé de sursoir à cette décision par crainte des troubles provoqués par l’envolée des prix.

Le premier signe de l’augmentation des prix a été relevé à peine quelques heures plus tard, avec l’augmentation du prix des produits pétroliers subventionnés. L’essence de qualité inférieure a augmenté de presque 50 % (jusqu’à 2,35 livres égyptiennes le litre soit 0,13 euro), pendant que le carburant à fort taux d’octane augmentait d’environ un tiers (3,5 livres égyptiennes le litre, soit 0,20 euro), a déclaré le ministre de l’Énergie pétrolière. Au Caire et en province, de longues files d’attentes se sont formées devant les stations-services, au fur et à mesure qu’affluaient les automobilistes, pressés de faire le plein avant la hausse.

Le gouvernement n’a pas réussi à réguler le prix des billets, provoquant dans tout le pays des disputes entre conducteurs de transport en commun et passagers, donnant lieu à de nombreuses bagarres et à des grèves d’importance mineure.

Deux rapports contradictoires ont été produits par le Premier ministre d’une part et l’autorité du Métropolitain d’autre part, au sujet d’une possible augmentation possible du ticket de métro, pouvant atteindre 3 livres égyptiennes (0,17 euro), ce qui pénaliserait tout spécialement les classes moyennes et ouvrières du Caire – la majorité des passagers.

Ces initiatives ont été prises au moment où le prix des denrées alimentaires de première nécessité fluctuaient sans cesse sur les marchés et centres commerciaux, accompagnés d’une pénurie croissante de médicaments.

La semaine dernière, certaines sociétés internationales de denrées alimentaires ont mis un terme à leurs activités en Égypte, après confiscation par le gouvernement de plusieurs semaines de réserves de sucre, du fait des graves pénuries de cette marchandise dans tout le pays.

Ces compagnies incluent Pepsi et Edita, l’un des plus grands fabricants de nourriture du pays, qui produit les célèbres en-cas américains Twinkies.

La pénurie de dollars a considérablement réduit la fourniture de denrées alimentaires par les négociants privés, et les Égyptiens se sont pendant des heures retrouvés dans des files d’attente formées à l’arrière de camions pour acheter du sucre subventionné.

Traduction de l’anglais (original) par [email protected].

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