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L’EI en Irak : bilan humain du conflit

Sur les douze derniers mois, plus de deux millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays ; certains Irakiens disent que la situation est pire que jamais
Bzeibez, 18 mai 2015 : une fillette irakienne se présente à l’entrée d’une tente dans un camp de familles déplacées (AFP)

DOHUK, Irak - Il y a un an, la deuxième ville d’Irak, Mossoul, est tombée aux mains des militants de l’Etat islamique (EI), et en quelques jours seulement ; de larges pans de l’Irak ont connu le même sort. Plus de deux millions de personnes ont dû fuir les combats. Certains ont perdu leurs maisons, d’autres des proches. Des communautés entières ont été irréversiblement bouleversées par les retombées du conflit, et pas seulement dans les endroits contrôlés par l’EI. La région autonome kurde irakienne a accueilli un grand nombre de ceux qui ont fui et a envoyé au Sud des combattants, avec  mission de repousser les militants.

Pour marquer l’anniversaire de la chute de Mossoul, Middle East Eye a demandé aux habitants des villes kurdes irakiennes d’Erbil et de Dohuk – dont des Kurdes, des Irakiens déplacés et des réfugiés syriens – en quoi l’émergence de l’EI a marqué leur vie, et comment va évoluer la situation dans les années, voire les décennies, à venir.

Mohammad Rashid, 31 ans, défense civile d’Erbil

Pendant trois jours après la chute de Mossoul aux mains de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), Muhammad Rashid et son équipe de défense civile, basée à Erbil, ont fait traverser le fleuve Grand Zab à des Irakiens qui fuyaient Mossoul en direction du Kurdistan irakien, relativement plus sûr.

Aujourd’hui, plus de deux millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (IDP) ainsi que des réfugiés syriens ont cherché refuge dans la région. Mohammad est convaincu que le gouvernement régional kurde a une obligation humanitaire d’aider ceux qui fuient le conflit. Mais l’afflux d’Irakiens, ennemis historiques des Kurdes, fait également planer une menace sur l’homogénéité et à la stabilité de la région.

Photo: Mohammad Rashid (MEE/Andres DiCenzo)

« Si le conflit avec l’EI ressemblait à une lutte fratricide,  ou entre deux familles, nous pourrions facilement trouver une solution. Mais notre opposition à l’EI est idéologique. Il est important que la défense civile kurde s’adapte aux nouvelles menaces que pose l’EI. Je pense qu’il est essentiel, par exemple, que tous les services de police kurdes – agent de police et défense civile inclus – soient formés tant aux premiers secours et à la neutralisation des bombes, qu’à coopérer avec les services d’ambulances municipaux. »

« Bagdad est-elle en passe de tomber ? Peut être. Ce n’est pas exclu ? L’EI a déjà montré qu’il est capable de prendre des capitales provinciales d’Irak, mais aussi des villes stratégiques comme Ramadi, Mossoul et Tikrit. Mais, avec l’aide de Dieu, si les Européens et les Américains acceptent de nous aider, alors il y a de l’espoir. Mais cette guerre est une guerre idéologique et j’ai bien peur qu’elle perdure pendant vingt ans, voire cinquante ans ».

Mohammad, 26 ans, sans emploi

Tikrit, la ville natale de Mohammad, au nord de l’Irak, est tombée aux mains de l’EI, le 11 juin dernier, un jour après Mossoul. Il a fui avec sa famille, de crainte que les frappes aériennes du gouvernement irakien contre l’EI frappent des civils autant que les soldats.

Depuis que l’armée irakienne – soutenue par les milices chiites et les frappes aériennes de la coalition sous commandement américain – a repris Tikrit à l’EI en avril, Mohammad, dont le nom complet n’a pas été divulgué pour ne pas mettre en danger les siens, attend de rentrer chez lui. Il espère que sa famille sera autorisée à revenir parce que son père est colonel dans la police irakienne.

Photo : Mohammad (MEE/Andrea DiCenzo)

« En 2010, j’ai obtenu mon diplôme de l’université de Tikrit, en économie et gestion. Mais même à Tikrit, je ne trouvais pas de travail. Le gouvernement n’embauchait plus et le secteur privé n’avait aucun emploi à offrir. Mes deux frères et moi étions au chômage. Et quelles sont mes chances de trouver un emploi ici ? »

« Il n’y a rien à faire pour moi ici. Absolument rien. Il y a trop de gens ici, [trop de personnes déplacées internes] issus de Mossoul et Tikrit, et c’est vraiment difficile de trouver un emploi. Les Syriens sont arrivés ici avant nous et ils ont occupé tous les emplois, bien avant notre arrivée. »

« Mon père était colonel dans la police irakienne à Tikrit, mais nous sommes partis dès que l’EI a investi Mossoul. Nous savions que l’EI tuerait tous les anciens fonctionnaires gouvernementaux. Il n’a reçu aucun salaire depuis le jour où nous sommes partis, il ya un an ».

« Jamais je n’aurais pensé vivre un jour au Kurdistan. Je n’aurais jamais imaginé devoir quitter notre maison, abandonner biens, amis et famille pour partir vivre ailleurs. Il est difficile de tout laisser tomber du jour au lendemain. Mon espoir c’est que, si Dieu le veut, après le Ramadan ou après l’Aïd, le gouvernement décidera enfin de nous laisser rentrer chez nous ».

Abdullah Ismael, 33 ans, vendeur de rue

Dans le magasin d’Abdullah, sur le marché installé au pied de la citadelle d’Erbil, se décolore un portrait de sa famille, photographiée en 1989. Abdullah nous dit que, sur les vingt-six ans écoulés depuis que cette photo a été prise, les douze derniers mois ont été les plus perturbés qu’il ait jamais connus. Ils ont bouleversé sa vie encore plus gravement que la première guerre du Golfe, et que la répression de l’insurrection kurde, ensuite, par l’ancien Président Saddam Hussein, se plaint-il.

Depuis l’arrivée de l’EI, Abdullah a été le témoin du ralentissement rapide du tourisme au Kurdistan irakien. Avant la guerre, la région était une destination touristique populaire chez les Iraniens et Irakiens de villes du sud ; ils venaient passer l’été dans la région nord, plus fraîche. Le marché était animé, alors que désormais ses revenus ont chuté de 75 %. Hôtellerie et restauration ont subi le même sort, déplore Abdullah.

Photo : Abdullah Ismael (MEE/Andrea DiCenzo)

« L’afflux de réfugiés a causé beaucoup de problèmes au gouvernement régional kurde et aggravé la situation économique du nord de l’Irak. »

« Les prix ont augmenté de façon spectaculaire l’an dernier. On trouvait facilement une maison à louer pour 400 dollars par mois, mais depuis le début de l’afflux des réfugiés, le loyer est passé à 700 dollars. Et ce n’est pas seulement les loyers qui ont augmenté, c’est tout le reste aussi. »

« Le gouvernement central a gelé le budget du Kurdistan : s’occuper de tous ces réfugiés dans la région représente une énorme charge financière pour le GRK [Gouvernement régional du Kurdistan] ».

« Pendant des décennies, le gouvernement central irakien s’est désintéressé des Kurdes. Le gouvernement de Bagdad promet toujours au GRK, « nous allons faire ceci, et encore cela ». Mais ils ne tiennent jamais leurs promesses. Nous ne pouvons plus faire confiance au gouvernement à Bagdad. A mon avis, les Kurdes doivent se déclarer totalement indépendants de l’Irak ; nous devrions être un Etat à part entière, d’autant plus que l’avenir de l’Irak n’a rien de réjouissant. La situation ne fait qu’empirer ».

Maha Sadi, professeure d'école primaire au chômage

Une foule se rassemble autour de Maha pendant qu’elle explique comment elle a fui Anbar avec ses parents et sa sœur l’été dernier. Mais l’atmosphère se tend quand elle dresse la liste des ONGs qui ont photocopié ses papiers, mais qui, dit-elle, n’ont rien fait pour elle et sa famille. Certaines des organisations sur cette liste sont kurdes et, en entendant son témoignage sur leur comportement, les habitants sentent monter leur colère. La Police intervient rapidement, et disperse la foule sous la menace de leurs tasers.

 

Photo : (MEE/Maha Sadi)

« Nous avons laissé tout ce que nous possédions à Anbar : notre maison, nos voitures, tout, et le loyer ici nous coûte une petite fortune. Il ne nous reste presque rien pour nos besoins de première nécessité. Il nous faut tous les mois emprunter de l’argent rien que pour le loyer ».

« Nous sommes venus à Erbil pour être en sécurité. Nous ne sommes venus que pour notre sécurité. Bien sûr, nous voulons rentrer chez nous, bien sûr, c’est évident, mais Anbar n’est pas sûr. Il nous est impossible d’y retourner. Au moins, à Erbil, nous ne craignons pas pour notre vie. »

De nombreux autres Irakiens déplacés peuvent raconter la même histoire que Maha.

Rashid et sa famille (pas de photo ici) vivait depuis vingt-quatre ans dans la même maison à Falloujah. Elle dit que les combattants de l’EI lui ont pris sa maison après leur fuite de cette ville. Rashid est venue à Erbil avec ses deux enfants mais a perdu tout contact avec son mari, qui est resté au sud de l’Irak. Avant la prise de Falloujah par l’EI, c’était un haut fonctionnaire et un responsable gouvernemental respecté.

« On ne compte plus les ONGs qui nous demandent nos papiers en disant qu’elles vont nous aider. On passe notre temps à copier nos passeports et nos coordonnées dans l’espoir qu’elles fassent quelque chose pour améliorer notre situation, mais on attend toujours. »

« Au début, on ne se sentait pas chez nous ici, mais Dieu merci, on commence à s’y faire. Les Kurdes locaux avaient peur de nous rencontrer et de nous parler, parce que nous sommes Arabes. »

« Le problème c’est que tout coûte très cher ici. Même en partageant cette maison avec cinq autres familles, on s’est mis à vendre nos bijoux et notre or, juste pour subvenir à nos besoins les plus basiques comme le loyer, l’eau et l’électricité. »

Nawzad, 54 ans, coiffeur

La capitale de la province de Kurdistan irakien avait été épargnée par la montée de l’agitation dans la région. Tout a changé quand une voiture piégée garée rue Police Station à Erbil a explosé dans le quartier d’Ankawa (à majorité chrétienne) en avril cette année. La bombe visait le consulat des Etats-Unis. Bilan : deux morts et des dizaines de blessés. La rue est désormais sous haute surveillance par les Peshmergas, et c’est maintenant une rue piétonne, où se succèdent de nombreux barrages de police.

Nawzed a vécu toute sa vie à Erbil et a remarqué que, depuis un an environ, les résidents de la capitale régionale kurde sont de plus en plus préoccupés par la menace d’une escalade de la violence. Lui et ses clients, cependant, sont convaincus que l’EI ne pourra jamais franchir les frontières du Kurdistan irakien.

 

Photo : Mohammad Rashid (MEE / Andrea DiCenzo)

« Les affaires étaient encore bonnes l’an dernier. Les gens auront toujours besoin de se faire raser le visage et couper les cheveux. Mais en général, la situation économique s’est détériorée ici – j’ai été obligé de doubler mes prix – et les gens de cette ville sont de plus en plus inquiets pour leur sécurité ».

« Moi, je me sens en sécurité à Erbil et je n’ai pas envie de fuir, parce que je ne pense pas que l’EI puisse battre les Peshmergas – ils ne reculeront pas, j’ai totalement confiance. Cela dit, l’atmosphère à Erbil a effectivement changé depuis l'attentat contre le consulat des Etats-Unis. »

«Vous comprenez, nous ne sommes pas à Bagdad. Nous ne sommes pas habitués à voir quotidiennement sauter des voitures piégées. Pour nous, ce n’est pas normal. Les gens sont vraiment ébranlés par ce qui s’est passé. »

« Pour l'instant, j’ai confiance en l’avenir de ma famille et de mes enfants. Mais comment savoir de quoi demain sera fait. Nous prions pour la stabilité. Mais on peine à garder espoir parce que chaque jour est pire que la veille. »

Nada seedo, 16 ans

La famille de Nada, des Yézidis de Sinjar, ont fui leur maison aux petites heures le matin du 3 août 2014, après la visite d’un voisin venu les avertir que l’EI se rapprochait de la région. Ils se sont enfuis à pied à Khanke, un village près de Dohuk, où des amis de leur famille les abritent depuis. Nada parle l’arabe et un peu d’anglais, mais elle ne peut pas suivre les cours de l’école à Dohuk, car elle ne parle pas le dialecte kurde local.

 

Photo : Nada seedo (MEE/Andrea DiCenzo)

« Nous ne vivons pas normalement ici. Nous avions nos habitudes, nos repères, un mode de vie qui nous convenait, à Sinjar. On a tout perdu en arrivant à Khanke. Nous vivions bien là-bas. Ici, ce n’est pas du tout pareil. Je regrette tellement d’avoir été contrainte au départ. »

« Je ne vais pas à l'école et je ne veux même pas y aller ici, parce que mes amis n’y sont pas. Je ne veux pas aller à l’école sans eux. Certains de mes anciens amis sont à Dohuk, d’autres en Turquie et à Erbil – eux aussi ont manqué l’école cette année. Je ne me suis pas fait de nouveaux amis depuis que je suis ici et je n’en ai même pas envie. »

« Je trouve que le Kurdistan n’a pas été très accueillant avec nous. Ils ne nous aiment pas. Ils n’aiment pas les Yézidis. »

Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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