Les chômeurs tunisiens en grève de la faim
TUNIS – « Rapprochez-vous, je ne peux pas parler très fort », murmure Omar el-Touati, 33 ans. Il se trouve allongé sur un matelas, recouvert sous plusieurs couvertures, à côté de ses camarades grévistes – treize hommes et trois femmes – au dernier étage d’un bâtiment situé sur l’avenue Bourguiba, dans le centre de la capitale. Autour de ces lits de fortune, sont étalés des petits sacs-à-dos et des chaussons.
Ils n’ont rien avalé depuis le 16 mars, si ce n’est des morceaux de sucre, de l’eau et du thé. Tous les grévistes possèdent une formation académique supérieure mais sont sans emploi depuis plusieurs années. « Nous avons tout essayé pour trouver du travail », affirme Omar el Touati. « Nous avons également organisé un nombre incalculable de manifestations, mais personne ne semble nous écouter. »
Dans la chambre il fait froid, et plusieurs grévistes portent des vestes, des bonnets ou des écharpes. Leurs noms sont écrits sur des morceaux de papier scotchés sur le mur, juste au-dessus de leur tête, à côté des différents slogans écrits en français et en arabe. Sur l’une des banderoles, on peut lire : « La grève de la faim est le seul moyen d’obtenir nos droits ». On trouve également des drapeaux tunisiens et des posters d’hommes politiques de gauche, Mohamed Brahmi ou encore Chokri Belaïd, tous deux assassinés par des militants en 2013.
Le chômage n’a cessé de grimper depuis la « révolution du jasmin » de 2011 et il constitue désormais l’un des plus grands défis du nouveau gouvernement tunisien, formé en début d’année. Il s’agit d’un problème touchant fortement la jeunesse tunisienne ; selon l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), 37,6% des jeunes seraient au chômage.
Omar el Touati est diplômé en informatique et pourtant, il n’a décroché qu’un emploi non qualifié, comme serveur. « Aucun membre du gouvernement n’est venu nous voir jusqu’à présent », a-t-il poursuivi. « Ils agissent comme si de rien était. Je ne m’y attendais pas. » Parmi les hommes politiques, seuls quelques membres de l’opposition nous ont rendu visite afin de montrer leur soutien.
Selon une étude publiée par l’OCDE le mois dernier, le chômage auprès des jeunes est une « vraie tragédie sociale qui doit être traitée de manière urgente ». En Tunisie, 62.3 % des jeunes hautement qualifiés se trouvent actuellement au chômage.
Liste noire
La majorité des grévistes de la faim sont d’anciens activistes du syndicat Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) et ont été des opposants farouches au Président Zine el-Abidine Ben Ali, démis de ses fonctions en 2011. Nombre d’entre eux ont été incarcérés et se sont vu interdire l’accès aux universités et aux emplois du secteur public. Après la révolution, le gouvernement a donné un emploi à quelques centaines de personnes qui entrent dans cette catégorie.
Selon le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, Zied Ladhari, les grévistes de la faim ne sont pas inclus dans cette catégorie. « Je comprends qu’ils aient besoin d’être entendus », a-t-il dit à Middle East Eye. « Mais je ne peux rien faire. Si nous faisons une exception pour eux, nous devrons la faire également pour dix mille autres personnes qui cherchent un emploi. » Le ministre n’a pas l’intention de leur rendre visite.
« Comment vous sentez-vous ? » demande un docteur, tout en prenant la tension artérielle de l’un des grévistes. « Avez-vous mal au niveau de la poitrine ? ». L’homme acquiesce d’un hochement de tête, le regard distant, puis s’évanouit. Il sera transporté à l’hôpital trente minutes plus tard. Ces derniers jours, quatre autres personnes ont été conduites à l’hôpital, puis ramenées ici, selon leur souhait.
« J’avais déjà vu des grèves de la faim, mais jamais dans le but de trouver un emploi », raconte l’un des docteurs présents, Mohamed Hédi Souissi, secrétaire général du service médical de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Il nous explique que rester sans manger pendant plus de trois semaines s’avère extrêmement dangereux. « Personne ne peut être forcé à manger. Depuis la révolution, ce type de choses n’est plus possible », ajoute-t-il.
L’UGTT soutient les grévistes de la faim. « Leurs demandes ont été complètement ignorées », explique par téléphone Sami Tahri, le vice-secrétaire général de l’organisation. « La grève de la faim est la seule manière qu’ils ont pour s’exprimer. Cette une manière de se suicider, lentement ».
L’Europe ou le califat
Ibtisam Akrouti, 41 ans, est assise sur son matelas dans une autre chambre, le dos contre le mur. Une paire de chaussons bleus, usés, se trouve par terre, à ses pieds. Elle est diplômée en langue arabe depuis 2003 et a essayé, en vain, de trouver un emploi dans un établissement d’enseignement secondaire. Il y a plusieurs années, elle a essayé de mettre sur pied une garderie mais attend toujours l’autorisation administrative.
Elle gagne moins de 100 euros par mois en travaillant comme assistante dans une garderie. « J’ai toujours rêvé de me marier et d’avoir des enfants, mais disposer de son propre appartement est très couteux », explique Ibtisam Akrouti, qui habite chez ses parents. « J’ai l’impression qu’on m’a enlevé une partie de ma vie. » Elle s’enfonce un peu plus sous sa couverture rose, avant de poursuivre d’une voix douce : « Si la grève ne porte pas ses fruits, j’irai en Europe en tant que réfugiée ».
Le rêve d’une vie meilleure demeurant largement inassouvi après la révolution, beaucoup de Tunisiens se sentent désabusés et pensent partir pour l’étranger. Certains d’entre eux sont entrés en Italie sans papiers, en espérant avoir plus de chance en Europe. D’autres ont choisi de combattre en Syrie ou en Irak.
Plusieurs personnes entrent dans le bâtiment. Ils font partie d’un groupe de 127 chômeurs qui soutiennent les grévistes de la faim et qui, comme eux, souhaitent que le gouvernement leur fournisse du travail. Après avoir bloqué la circulation du tramway devant le bâtiment pour attirer l’attention sur leur cause, la police a violemment mis un terme à leur manifestation. Un homme, la face enflée et contusionnée, explique qu’il a été roué de coups par la police, après avoir été arrêté. Il a été libéré une heure et demie plus tard. « C’était humiliant, mais je me sens humilié tous les jours de toute façon », a-t-il confié.
A Gabes, dans le sud du pays, un autre groupe de grévistes de la faim exige du travail. Six hommes et deux femmes n’ont rien mangé depuis le 27 février. « Evidemment, ils se trouvent désormais mal en point », explique par téléphone Souhail Idoudi, de l’Union des diplômés chômeurs (UDC). L’été dernier, six autres personnes ont reçu une offre d’emploi du ministère de la Justice, après une grève de la faim organisée par l’UDC.
Le ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi a tenté de mettre un frein au chômage en offrant des prêts aux jeunes souhaitant s’établir à leur compte. Les entreprises qui emploient des jeunes peuvent également bénéficier d’un programme unique : le ministère a offert de payer la moitié de leur salaire pendant la première année, à condition que 70% d’entre eux conservent leur emploi après cette période.
Vaines promesses
Sur une terrasse en front de mer, dans le quartier de La Goulette à Tunis, Skander Bahri, un chômeur de 30 ans, boit un verre de thé à la menthe accompagné de pignons. « J’ai essayé deux fois d’obtenir un emploi de cette manière » dit-il, « mais aucun contrat ne m’a été proposé ».
Depuis que Skander Bahri a obtenu son diplôme en agronomie il y a sept ans, il a décroché plusieurs contrats à durée déterminée. Chacun de ces emplois était accompagné de vaines promesses : un bon salaire, un contrat, une voiture. « Mais c’était trop beau pour être vrai », résume-t-il. « Dans mon dernier poste, mon chef ne cessait de me dire à quel point les choses allaient mal, avec la crise internationale, mais me promettait que cela s’améliorerait. Je travaillais soixante-six heures par semaine pour 250 € par mois – soit la moitié du salaire convenu. »
Selon le rapport de la Banque mondiale intitulé « La Tunisie : surmonter les obstacles à l'intégration des jeunes », très peu de Tunisiens estiment qu’il est possible de trouver un emploi sans de bonnes relations, de l’expérience préalable dans la région, ou sans avoir recours aux dessous-de-table.
Skander Bahri est rejoint sur la terrasse par un ami ayant obtenu son diplôme universitaire en génie hydraulique dans une université française il y trois ans. Lui aussi a enchaîné plusieurs emplois et gagne désormais 15 € par nuit en nettoyant un restaurant. Il préfère maintenir l’anonymat car il a raconté à ses parents qu’il avait un poste de cadre. « Ils n’accepteraient pas que je fasse ce type de travail », nous explique-t-il. « C’est humiliant pour quelqu’un de notre statut social et ruinerait notre réputation. Cela dit, je veux économiser de l’argent pour créer ma propre entreprise et je ne veux plus dépendre de mes parents. »
Aucun de ces deux jeunes hommes ne songe à entamer une grève de la faim. « C’est trop drastique », dit Skander Bahri. « Je les comprends », ajoute son ami, « mais je préfère résoudre mon problème sans aide. Le chômage est un problème international et l’Etat a déjà assez d’ennuis, comme l’insécurité par exemple ».
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a rencontré le Premier ministre Habib Essid lundi dernier afin de négocier les exigences des grévistes de la faim. Le gouvernement leur a offert de l’aide pour qu’ils puissent s’établir à leur compte et d’autres ont reçu des offres d’emploi de la part de différentes entreprises mais dans des domaines qui ne sont pas les leurs et à un niveau bien en-deçà de leur diplôme universitaire.
Sami Tahi, de l’UGTT, a indiqué à MEE que leur proposition était « peu réaliste » et que les grévistes l’avaient par conséquent rejetée. « Cela veut dire qu’il n’y a malheureusement pas encore de solution », a-t-il conclu.
Omar el Touati a maintenant décidé d’arrêter également de boire de l’eau. « Je demande de la dignité », dit-il d’un air abattu. « Ce sera un emploi ou la mort. »
Traduction de l'anglais (original).
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