Yassine Laabidi : la radicalisation d'un tireur tunisien
TUNIS - La mosquée al-Falah dans le quartier d'Omrane al-Alaa, où vivent des familles de classe moyenne inférieure, était bondée lors de la prière de vendredi midi. Le sermon qui a précédé la prière, diffusé depuis le minaret de la mosquée, reprenait de très nombreuses citations du prophète Mohammed condamnant les actes de violence à l'encontre de civils. Il s'agissait d'une réponse directe à l'attentat de mercredi au musée du Bardo, dans la capitale tunisienne, qui avait fait vingt-trois morts, dont les deux tireurs.
L'un d’eux, Yassine Laabidi, âgé de 27 ans, vivait à quelques pas de la mosquée et s'y rendait régulièrement pour la prière. Le trajet menant de la mosquée au domicile de Yassine passe le long d'un grand champ ouvert doté d’une vue panoramique sur la périphérie de la ville, avec pour arrière-plan un décor de montagnes sinueuses. Comme le veut la tradition tunisienne, une tente blanche a été érigée le temps du deuil devant le domicile familial, là où il vivait avec ses parents, son frère aîné et sa sœur cadette, afin de permettre aux amis et à la famille de présenter leurs condoléances.
Alors que la famille Laabidi a déclaré qu'elle n'était pas prête pour parler aux médias, de nombreux amis, voisins et connaissances interviewés ont dressé un portrait familier d'un jeune homme aux rêves brisés par la dure réalité économique de la Tunisie post-révolution. Yassine Laabidi s'était de plus en plus tourné vers la religion et renfermé sur lui-même, influencé par la propagande extrémiste sur internet.
En décembre dernier, il s'était rendu en Libye pendant cinq semaines, prétextant des raisons professionnelles. Le gouvernement a déclaré qu'il s'y était entraîné avec une cellule de militants. Pour ceux qui le connaissaient, toutefois, son comportement ne laissait pas présager sa radicalisation, jusqu'à l'attentat de mercredi.
Un habitant d'Omrane al-Alaa qui s'est entretenu avec le frère de Yassine, Khaled, a déclaré à Middle East Eye sous couvert d'anonymat que la famille était sous le choc. « Il [Khaled] n’aurait jamais imaginé que son frère ferait une chose pareille », a-t-il indiqué. « Il m'a dit que la veille de l'attaque, ils avaient passé la soirée ensemble à regarder la télé. »
Yassine était d'apparence ordinaire. Un jeune homme mince, de taille moyenne, aux cheveux clairsemés et portant une barbe fine et soignée, qui aimait nager. Il venait d'une famille de classe moyenne. Son père est retraité et sa mère dirige une entreprise de garde d'enfants à domicile. Yassine était coursier pour une agence de traduction et était en charge de la livraison de fichiers et de documents dans les environs de Tunis, selon ses connaissances.
C'était un homme ordinaire qui avait pendant un temps entretenu le rêve de partir vivre et travailler à l’étranger, a déclaré à MEE Nabil Ashori, un barbier de 37 ans qui avait l'habitude de couper les cheveux de Yassine. Mais en 2011, au moment de la révolution tunisienne, il a commencé à changer .
Ce n'est pas la révolution qui l'a changé, a observé Iqbal Hamdi, un ami de Yassine Laabidi âgé de trente-et-un ans. Il s’est senti de plus en plus désabusé par le contexte social, politique et économique des années incertaines qui ont suivi. Les jeunes Tunisiens ont notamment été confrontés à un taux de chômage élevé, au sous-emploi et à la marginalisation, ce qu’un récent rapport a qualifié de crise sociale.
Les ambitions de Yassine ont apparemment été étouffées par cette dure réalité. « Il [Yassine] avait des rêves, comme tous les adolescents. Mais un jour, il s'est rendu compte qu'il ne pourrait pas atteindre ses buts », a expliqué Hamdi.
Bien qu'il eût un travail, Yassine s'est rendu compte que son emploi ne lui offrirait pas le futur auquel il aspirait, selon Hamdi. « Il gagnait assez d'argent pour s'acheter des vêtements, de la nourriture et quelques cigarettes, mais pas assez pour fonder une famille ou se marier », a-t-il déclaré.
Autre élément de sa métamorphose, qui s'est produite alors qu'il avait 23 ou 24 ans : il s'est davantage intéressé à la religion et a arrêté d'écouter de la musique. Il est resté le même avec ses amis, mais ses opinions politiques et son avis sur la société sont devenus de plus en plus extrêmes, provoqués par la frustration économique et le sentiment que le gouvernement ne fait rien pour aider la classe moyenne, toujours selon Hamdi.
« Chacun d'entre nous peut être amené à penser la même chose », a observé Hamdi à propos de la frustration de Yassine à l’encontre du gouvernement et de la situation économique. « C'est la réaction qui est différente. »
La religiosité accrue de Yassine est passée plutôt inaperçue dans le quartier Omrane al-Alaa, où de nombreux résidents ont adopté un mode de vie plus religieux au cours de ces dernières années. Iqbal Hamdi raconte que durant les conversations de café sur les événements en Syrie et en Irak, Yassine exprimait son soutien aux actions entreprises par l’Etat islamique (EI), une opinion partagée par une minorité mais soutenue par plusieurs de ses pairs.
Rétrospectivement, le comportement de Yassine Laabidi a commencé à paraître suspect il y a un an. « Il avait complètement changé », a déclaré à MEE Omar Souli, un voisin de 19 ans qui s'est entretenu avec la famille. D'un naturel introverti, Yassine s'est encore plus renfermé sur lui-même et ne saluait plus ses voisins.
Un jour, alors que le cousin d'Omar Souli était en train de discuter avec sa petite amie appuyé contre le mur de la maison des Laabidi, Yassine l’a défié, lui disant que ce qu'il faisait allait à l'encontre de la religion. « Il lui a dit : ‘’elle n'est ni ta sœur, ni ta mère, ni ta tante. Alors pourquoi tu es avec elle, comme ça, dans la rue ?’’ », a relaté Omar Souli.
En outre, il y a environ un an, des voitures aux plaques d’immatriculation libyennes ont commencé à venir chercher Yassine Laabidi chez lui. Et en décembre, il a annoncé à sa famille qu'il partait travailler cinq semaines en Libye, aux dires d'Omar Souli. C'est à cette époque, selon le gouvernement, qu'il se serait entraîné avec une cellule de militants.
« Après les événements, nous y avons réfléchi et avons réalisé que c'était suspect », déclare Omar Souli, ajoutant qu'avant personne ne s'attendait à cela de sa part, bien que les autorités aient annoncé qu'il était dans leur collimateur avant que l'attentat ne se produise.
Souli explique que dans la matinée du mercredi précédant l'attaque, Yassine Laabidi était allé au marché, rapportant du pain et du lait. Il avait ensuite pris un sac et dit à sa mère qu'il allait aux bains turcs.
Au lieu de cela, il s'est rendu au complexe du Bardo qui abrite le parlement et le musée national tunisien et a perpétré l'attentat le plus meurtrier à l'encontre de civils de l'histoire de la Tunisie.
Les résidents d'Omrane al-Alaa essaient encore de comprendre comment l’un des membres de leur communauté, apparemment ordinaire, a pu se transformer en un tireur désormais tristement célèbre.
« Internet l'a changé », déclare le barbier Nabil Ashori, ajoutant que Yassine Laabidi était sous l'influence de sites extrémistes. « Ces gens profitent des jeunes qui ne connaissent rien à la religion. »
« Voilà ce qui arrive quand on n'a pas d'infrastructure sociale », déclare à MEE un autre résident d'Omrane al-Alaa, Mohamed Ouertani, 31 ans. « La seule chose que le citoyen tunisien peut faire c'est fumer des cigarettes, boire du café dans les bars, fumer de la marijuana et consommer de l'alcool... Une partie de la population est déprimée parce qu'elle n'a aucun espoir en l'avenir. »
« Ces idées viennent d'ailleurs. Elles ne viennent jamais de la mosquée », affirme Hamza Baouab, l'imam de la mosquée al-Falah où Yassine avait l'habitude de prier. « Ce sont des extrémistes, je ne peux rien dire de plus ».
Avec le recul, le chemin vers la radicalisation de Yassine Laabidi est semblable à celui des autres jeunes hommes responsables d'attentats de par le monde. Une question difficile demeure cependant sans réponse, à savoir pourquoi de jeunes hommes se tournent vers la violence, le meurtre et la mort alors que d'autres, vivant dans les mêmes conditions, ne le font pas.
Traduction de l'anglais (original).
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