« Les gens n’en ont plus rien à faire » : Damas accepte la victoire d’Assad comme un fait accompli
DAMAS – Les premiers signes de l’accalmie en cours dans la guerre qui ravage la Syrie depuis six ans sautent aux yeux dans les minutes qui suivent l’entrée dans le pays depuis la frontière terrestre libanaise.
Il y a un an, sur le trajet de 50 kilomètres menant à Damas, il y avait huit postes de contrôle où les troupes de Bachar al-Assad scrutaient les documents des voyageurs et fouillaient les coffres des voitures. Aujourd’hui, il n’y en a que trois.
Dans la capitale, la situation est similaire. La moitié des postes de contrôle ont été enlevés, affirment les habitants de Damas, ce qui a contribué à réduire le stress des embouteillages et à créer un sentiment de retour progressif à la normale.
« Les gens veulent juste la paix, pour eux et pour leurs proches »
– une Damascène
Les habitants ont désormais douze heures d’électricité par jour, soit une augmentation considérable par rapport à l’an dernier. Le mazout, le pétrole lourd utilisé pour chauffer les foyers, est plus coûteux qu’en temps de paix mais ne vient plus à manquer comme il y a un an.
Les files d’attente pour les bouteilles de gaz, le combustible de cuisine de base, ont disparu. Quoi que les gens pensent de Bachar al-Assad et de son gouvernement, le sentiment qui prévaut dans la capitale syrienne est le soulagement, alors que les tirs de mortier rebelles et les attentats à la voiture piégée ont presque pris fin.
L’état d’esprit dans la capitale syrienne n’a jamais été binaire, ni divisé selon une simple équation entre soutien et opposition au gouvernement. De nombreux Damascènes étaient indécis, apolitiques et se souciaient principalement de se protéger et de protéger leur famille.
Dans les premiers jours du conflit, lorsqu’il est devenu évident qu’il s’agissait d’une guerre par procuration manipulée par des puissances extérieures, des groupes considérables de personnes se sont opposés à la militarisation, même s’ils souhaitaient réformer ou remplacer le gouvernement.
Outre le soulagement qui s’installe à l’approche de la fin de la guerre, on observe que les habitants s’éloignent de la politique, même les militants qui ont protesté dans les rues il y a six ans.
« Il y a deux ans, la politique m’intéressait encore. Maintenant, je n’en ai rien à faire », a déclaré une femme d’un peu plus de 30 ans qui est partie à l’étranger mais qui revient régulièrement pour rendre visite à ses parents. Elle a préféré rester anonyme.
« La politique, c’est une impasse. Ce que les gens voulaient il y a quelques années n’a pas fonctionné. La destruction a été tellement énorme. Les gens veulent juste la paix, pour eux et pour leurs proches. »
Plusieurs nouveaux bars et cafés ont ouvert dans les rues bondées de la vieille ville de Damas, a-t-elle indiqué.
« Les gens n’en ont plus rien à faire de l’avenir du pays. Ils fument de la chicha et vivent juste l’instant présent. C’est ce que je ressens aussi »
– une Damascène
« Les gens n’en ont plus rien à faire de l’avenir du pays. Ils fument de la chicha et vivent juste l’instant présent. C’est ce que je ressens aussi », a-t-elle ajouté.
Une jeune femme qui travaille en tant que traductrice indépendante s’est montrée plus désespérée pour l’avenir, tout en se disant également soulagée par l’accalmie de la guerre, du moins à Damas.
« Les combats sont peut-être finis, mais la haine perdurera pendant des années. Les gens sont en colère contre les deux camps », a-t-elle affirmé.
« Ils en veulent aux deux camps pour la violence. Pour ma part, la révolution a pris fin lorsque le premier coup de feu a été tiré. »
Elle a cité le cas d’un ami de 22 ans qui n’a pas été obligé de rejoindre l’armée car il est fils unique. « Malgré cela, il dit qu’il déteste tout le monde. Sa vie est détruite », a-t-elle expliqué.
Le peintre et le président
Youssef Abdelke, l’un des peintres les plus talentueux de Syrie, vit encore à Damas, même s’il était sur le point de se rendre à Paris pour exposer quelques-unes de ses dernières œuvres lorsque je lui ai rendu visite le mois dernier dans son vaste studio encombré datant de l’époque ottomane.
« Les révolutionnaires à l’origine du mouvement sont partis à l’étranger ou sont morts. C’est fini. Il faut être réaliste », a-t-il déclaré.
Convaincu que si des élections libres avaient lieu et que l’opposition se montrait un jour capable de s’unir, Assad serait vaincu, il est l’un des rares détracteurs du président à oser s’exprimer sans dissimuler son nom.
« Les révolutionnaires à l’origine du mouvement sont partis à l’étranger ou sont morts. C’est fini. Il faut être réaliste »
– Youssef Abdelke, peintre
Cet été, il a peint ce qui était pour lui un thème nouveau : une série de nus féminins qu’il a exposés dans une galerie de Damas.
Abdelke n’a pas de temps à accorder à l’opposition religieuse à Assad qui, dit-il, n’a aucun intérêt à promouvoir la démocratie, mais il a été surpris de découvrir que son exposition avait également provoqué une réaction furieuse de groupes d’opposition laïcs à l’étranger.
Ces groupes l’ont accusé de conforter le gouvernement. Il a réagi dans un article publié par un journal libanais, soulignant qu’il avait décliné une demande de parrainage de l’exposition formulée par le ministère syrien de la Culture et que celle-ci avait lieu dans une galerie privée.
Les médias d’État ont ignoré l’exposition, mais cela n’a pas mis fin aux attaques des exilés. Il y voit un signe de la faillite politique de l’opposition.
« Mes tableaux sont un hommage à la beauté. Ils forment un rejet de ces guerres confessionnelles. C’est une protestation contre toutes ces morts. Ne le voient-ils pas ? »
Alep, le tournant de la guerre
Pour les Damascènes, le grand tournant a été la reprise par le gouvernement d’Alep-Est aux rebelles, en décembre dernier.
Cela a créé un effet domino et permis à l’armée syrienne de commencer à déplacer des forces pour attaquer l’État islamique dans l’est de la Syrie et à forcer le groupe à battre en retraite.
Le mois dernier, l’armée syrienne a repris le contrôle de Deir ez-Zor, ville clé de l’Euphrate, alors que les Forces démocratiques syriennes, dirigées par les Kurdes et soutenues par les États-Unis, capturaient Raqqa, la capitale du califat autoproclamé.
Hayat Tahrir al-Cham, lié à al-Qaïda, ainsi que d’autres groupes rebelles ont également perdu du terrain ou se battent entre eux dans la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie.
Ce changement s’est produit suite à deux années de bombardements russes, en plus du déploiement de combattants du Hezbollah libanais et de milices iraniennes.
« Notre armée enchaîne les gains chaque jour pour éliminer les terroristes »
– Bachar al-Assad
Alexander Lapin, un lieutenant-général russe, a déclaré le mois dernier que les forces d’Assad contrôlaient désormais 85 % du territoire syrien.
Cette affirmation repose en partie sur ce que signifie le mot « contrôle » lorsque de vastes sections du pays sont des zones désertiques vides.
Plus modeste, le site pro-opposition de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) indique que le gouvernement contrôle 48 % du territoire syrien, contre 22 % il y a deux ans.
Assad ne jubile pas, du moins en public. Mais il a semblé confiant quant à sa victoire lors d’un discours télévisé le 20 août.
« Notre armée enchaîne les gains chaque jour pour éliminer les terroristes [...] Nous continuerons d’attaquer les terroristes jusqu’au dernier terroriste sur le territoire syrien », a-t-il déclaré, avant d’ajouter toutefois que la guerre n’était en aucun cas terminée.
« La bataille continue, ce n’est que plus tard qu’il deviendra possible de parler de victoire... C’est une autre affaire. »
De fait, septembre a été le mois le plus sanglant cette année, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, qui a annoncé un chiffre de 3 055 morts.
Les médias se focalisent traditionnellement sur les pertes civiles importantes, mais pas sur le nombre de morts sur les champs de bataille. Selon les statistiques de l’OSDH, les civils représentent environ un tiers des pertes – 955 civils, dont 207 enfants.
Parmi ces victimes, 395 personnes ont été tuées par des frappes aériennes syriennes et russes et 282 ont péri suite à des frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis.
Mais les chiffres montrent également que la majorité des victimes étaient des hommes armés – le nombre de morts au sein de l’opposition était de 1 288, dont 550 Syriens et 738 combattants étrangers.
790 soldats du gouvernement, miliciens et combattants du Hezbollah ont été tués au total.
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Même à Damas, la guerre n’est pas encore terminée. Elle a seulement perdu en intensité.
Si un certain nombre de quartiers sous contrôle rebelle dans la capitale, dont Barzeh, Daraya, Mouadamiya et Qudsaya, ont été pacifiés par des accords dits de réconciliation, Jobar et une partie de Yarmouk, le camp de réfugiés palestiniens, sont toujours entre les mains de l’opposition.
Presque chaque nuit, vers minuit, j’entendais depuis le quartier chrétien de la vieille ville un bruit semblable à celui d’énormes portes qui claquaient au loin.
Les chars et l’artillerie stationnés à l’intérieur du stade sur la place Abbassiyyin bombardaient Jobar, à moins de 2 kilomètres de là.
Des tirs de mortier sont parfois envoyés en retour – un de ces tirs a tué un étudiant en médecine dans la rue située juste à l’extérieur du mur de la ville, la veille de mon départ de Damas.
Mais les principaux fronts se limitent désormais à quatre zones : le front sud autour de Deraa, certaines sections de la province de Hama, où les rebelles contrôlent une partie de la route menant à Alep, certaines sections de la vallée de l’Euphrate, à l’est de Deir ez-Zor et de Raqqa et, enfin, la région d’Idleb, à la frontière turque.
La Russie et Astana
Le président russe Vladimir Poutine a fait une faveur à Assad non seulement en déployant l’armée de l’air russe et des centaines de membres des forces spéciales et de la police militaire russes en Syrie, mais également en créant un forum de négociation militaire, connu sous le nom de processus d’Astana, dans lequel la Russie, l’Iran et la Turquie négocient des zones de « désescalade » pour réduire les combats.
Initialement conçu pour conférer à l’Iran un rôle reconnu sur la scène internationale dans la recherche d’une solution au conflit syrien, le processus d’Astana a décollé.
Le forum de Genève destiné à l’organisation de pourparlers politiques se trouve en revanche dans une impasse, le gouvernement et l’opposition refusant toujours de s’asseoir autour d’une même table et de convenir d’un programme.
« Je ne pense pas qu’il ait produit des résultats jusqu’à présent car il n’y a pas de substance »
– Bouthaina Shaaban, conseillère d’Assad, au sujet du processus de paix de Genève
« Je ne pense pas qu’il ait produit des résultats jusqu’à présent car il n’y a pas de substance », a soutenu Bouthaina Shaaban, conseillère politique et médiatique d’Assad.
« Je ne sais pas s’il est conçu comme une plate-forme qui annoncera une solution une fois que celle-ci aura été trouvée, mais je ne constate aucun progrès dont il a pu être à l’origine. »
Astana se focalise sur la partie militaire. En se focalisant sur les cessez-le-feu surveillés par les trois États agissant en tant que garants, Astana contribue à protéger Assad des attaques, rendant ainsi inconcevable l’idée d’une chute de son régime.
Deux grandes questions planent encore. La première concerne ce qui arrivera à Raqqa maintenant que les Américains et leurs alliés kurdes en ont pris le contrôle.
La remettront-ils à l’armée syrienne par le biais d’un accord avec les Russes et qu’exigeront-ils en retour ? L’idée d’une confrontation militaire engagée par les Syriens et les Russes contre les Américains est inconcevable.
L’autre question porte sur l’avenir d’Idleb, alors que des centaines de rebelles venus d’autres champs de bataille syriens y ont été déplacés après leur reddition à Homs, à Alep et dans la banlieue de Damas.
Si les forces aériennes syriennes et russes ont bombardé Idleb par intermittence, une attaque totale semble toutefois peu probable compte tenu des pertes humaines énormes que cela infligerait aux forces terrestres syriennes.
Il est bien plus probable que la Turquie soit amenée à exercer son influence politique pour persuader les rebelles extérieurs à l’État islamique et à al-Qaïda d’abandonner et de partir.
Comme l’a déclaré Assad en août, « l’idée de ces zones de désescalade est de mettre fin au massacre [...] mais aussi d’évincer les groupes armés, de les contraindre à déposer les armes et d’opérer un retour à la normale. Il est dans notre intérêt d’assurer le succès de cette initiative. »
À Damas, de nombreux Syriens espèrent que les États-Unis et la Russie concluront un accord pour mettre fin à la guerre. Maintenant qu’Assad est en train de gagner, les Russes semblent pressés d’en finir, au contraire des Américains.
C’est cette position que les responsables syriens adoptent en public.
« Ce que veulent les Américains, c’est prolonger la guerre, a indiqué Shaaban à MEE.
« Ils ont parlé de cela comme d’une guerre d’usure. Ce que nous voulons, c’est mettre fin à cette guerre et employer tous les canaux et les moyens possibles pour mettre un terme à l’effusion de sang en Syrie. »
« Si les Américains voulaient arrêter cette guerre, ils coopéreraient convenablement avec la Russie à Astana et à Genève. »
« Nous essayons de faire de notre mieux pour mettre fin à cette guerre parce que c’est notre peuple qui en paie le prix. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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