Les jardins de Damas : les Syriens peuvent-ils renouer avec la nature ?
Fareed Notafji sirote le thé fort et sucré du travailleur agricole, assis devant la loge de l’Association syrienne pour l’environnement (SEA) à Damas.
« Quand les gens cueillent ces fleurs, c’est comme s’ils me cueillaient le cœur », énonce-t-il.
Le son de la rivière Barada qui coule à proximité accentue le caractère onirique des jardins, situés au pied des remparts de la vieille ville. L’emplacement permet d’oublier, l’espace d’un instant, le conflit en cours au-delà de la capitale syrienne.
Fareed Notafji est le superviseur des jardins depuis dix ans et y travaille bénévolement depuis 2014, après une longue carrière au ministère de l’Agriculture.
Les jardins, qui couvrent une superficie de plus de deux kilomètres carrés, ont été sa source de réconfort lors des violences et des bouleversements sociaux qu’a connus son pays ces dernières années.
« J’ai réussi à protéger ces jardins pendant la crise et, heureusement, rien ne s’est passé ici », poursuit-il.
Il est toutefois consterné par le mépris affiché par les visiteurs envers l’environnement. « Les gens, de nos jours, ne sont plus comme avant. Ils sont plus égoïstes et manquent de respect », regrette-t-il.
La Syrie lutte contre les ordures
Les jardins ont été créés par la SEA en 2001, dix ans avant la guerre, sur des terrains offerts par la municipalité de Damas et grâce au soutien financier du gouvernement suisse.
Jusqu’en 2011, la SEA – en collaboration avec la SEPS (Société syrienne de protection de l’environnement) – menait des projets qui sont, aujourd’hui encore, considérés comme pionniers pour la région, notamment la conversion de sacs plastique en œuvres d’art et en mobilier, le recyclage du papier et l’amélioration de la gestion des déchets municipaux.
D’autres programmes ont permis de mettre en place des systèmes de gestion des déchets médicaux. « Nous avons enseigné aux infirmières et aux médecins de neuf villes comment stériliser, trier et éliminer les déchets médicaux », se remémore Anissa Sidawa, présidente de la SEA.
La Syrie est confrontée à de graves problèmes environnementaux qui remontent à bien avant le début de la guerre en 2011, notamment la pollution de l’eau et les déchets industriels qui menacent la santé publique, selon un rapport de PAX, une ONG néerlandaise.
À cause de la guerre, toutefois, l’environnement est loin de représenter aujourd’hui une priorité, obligeant la SEA à se concentrer sur l’aide humanitaire essentielle plutôt que sur d’ambitieux projets environnementaux.
Désormais, l’association se maintient en vie grâce à des fonds limités provenant du café des jardins ainsi qu’aux petits bénéfices engendrés par des projets en cours, tels que la collecte et le recyclage du plastique.
Quand la terre s’assèche
En Syrie, une sécheresse extrême, une agriculture défaillante et l’exode rural ont été clairement pointés du doigt dans l’éclatement du conflit en 2011.
Les banlieues périphériques de Damas et d’Alep touchées par la pauvreté ont, par exemple, connu une expansion rapide et sauvage avant la guerre en raison de l’afflux de populations venues des campagnes.
En 2019, les conditions météorologiques ont été plus favorables. Les précipitations du début de l’année ont été importantes et, à Damas, la rivière Barada – menacée par la sécheresse, l’extraction excessive et la pollution – a retrouvé un débit soutenu.
De même, les zones agricoles des provinces de Damas, Homs, Palmyre et Alep ont connu une riche croissance printanière.
Fareed Notafji affirme que l’éducation aux questions environnementales est essentielle pour faire en sorte que les Syriens des villes maintiennent le contact avec la campagne. « Nous amenons souvent des écoliers ici pour leur faire découvrir la nature », ajoute-t-il.
« Beaucoup d’entre eux ne reçoivent aucune éducation en matière d’environnement et les banlieues dans lesquelles ils vivent n’ont aucune végétation. »
« Nous leur donnons des semences à cultiver et certains nous reviennent en larmes quand leur plante meurt »
- Anissa Sidawa, présidente de la SEA
Anissa Sidawa, la présidence de la SEA, est fière que son association ait pu poursuivre ses programmes d’éducation scolaire malgré la guerre. En 2018, les jardins ont accueilli près de 20 000 écoliers de la région de Damas.
Elle pense que les jeunes constituent le public sur lequel la SEA peut avoir le plus d’influence. « Nous leur donnons des semences à cultiver et certains nous reviennent en larmes quand leur plante meurt », raconte-t-elle.
Tarek al-Assad vient de Palmyre, à environ 160 km au nord-est de Damas. Sa famille produisait des olives, des pistaches, du raisin et des dattes, en plus d’élever des animaux, ce qui générait des revenus et permettait une plus grande autosuffisance alimentaire.
Mais lorsqu’en 2015, le groupe État islamique (EI) est arrivé dans la région, la plupart des habitants ont fui.
« À l’exception de quelques pistachiers robustes, les arbres sont tous morts », déplore-t-il. « Cela fait cinq ans qu’ils ne sont ni arrosés ni entretenus. J’ai perdu des oliviers qui donnaient des fruits depuis près de soixante ans. »
Pour rester en bonne santé et être productive, la terre a besoin d’hommes et de femmes ayant les connaissances et les savoir-faire agricoles nécessaires, insiste-t-il.
À Palmyre, les pluies de cette année ainsi que l’arrêt de l’extraction de l’eau des puits pendant l’occupation de l’EI ont assuré la réapparition de la source de la ville antique, l’Efqa, asséchée depuis plus de vingt ans.
La génération perdue
Si les champs de la Syrie regorgent de coquelicots, ils sont également jonchés de métal provenant de bâtiments et de véhicules détruits. Un travail d’incinération des débris de guerre, y compris les plastiques et les déchets, est actuellement en cours.
Le renforcement des sanctions imposées par les États-Unis ont entraîné une réduction de la consommation de carburant pour le transport et le chauffage, ce qui a causé à son tour une augmentation de la combustion de plastiques et de matériaux de construction. Les pénuries intermittentes d’électricité ont accru l’utilisation de groupes électrogènes privés fonctionnant au Diesel et détérioré la qualité de l’air dans les grandes villes syriennes.
À travers le pays, il est possible de voir des camions transporter de la ferraille tandis qu’au bord des routes, des enfants ramassent des débris. Beaucoup ne peuvent pas aller à l’école parce que leurs parents, appauvris par la guerre, les mettent au travail pour tirer un revenu des déchets ramassés.
Dans des banlieues pauvres comme Jaramana, à l’est de Damas, on peut apercevoir un flux constant d’enfants occupés à sortir des ordures des appartements puis à les transporter jusqu’à un terrain vague entourant une grande décharge. D’autres jeunes fouillent dans le tas d’ordures à la recherche de matériaux recyclables comme le carton et l’aluminium, qu’ils pourront ensuite vendre.
Shoghig Sarkissian, de l’agence d’aide GOPA-DERD, qui appartient à l’Église grecque orthodoxe et gère le centre social Baytouna à Jaramana, indique que le nombre d’enfants effectuant des tâches dangereuses, notamment la production de charbon de bois et la collecte des ordures, a fortement augmenté durant la guerre.
« Une adolescente de 14 ans est venue nous demander si nous pouvions la former à la coiffure », raconte-t-elle, « elle ne supportait pas les émanations du charbon, du bois qui brûle. D’autres enfants vont souvent travailler avec leur père dans la construction, transportant des choses très lourdes et dangereuses. Mais beaucoup de familles n’ont pas le choix. »
Le président de la SEPS, Ghassan Shahin, estime qu’il existe un besoin urgent de services de recyclage à grande échelle étant donné l’ampleur de la destruction et de la défaillance des services commerciaux et municipaux de gestion des déchets.
« Nous devons traiter des millions de tonnes de béton, de ciment et de métal provenant de toutes les zones détruites. Ne pas recycler ces matériaux de construction signifierait une autre crise environnementale qui viendrait s’ajouter aux nombreuses crises que le pays a connues. »
La perte de connaissances
Malgré les défis environnementaux extrêmes auxquels la Syrie est confrontée, l’espoir demeure en raison du fait que la culture syrienne est traditionnellement respectueuse de la terre. Les jardins botaniques de Damas, par exemple, préservent des espèces végétales essentielles qui sont utilisées comme remèdes traditionnels et parfums.
Les Syriens fréquentent les magasins d’herbes et d’épices fraîches – appelés attaar en arabe – qui proposent de tels remèdes aussi souvent que les pharmacies.
Avant de prendre sa retraite, Fareed Notafji mettait au point des pesticides et des herbicides naturels pour le compte du ministère syrien de l’Environnement en vue d’aider les agriculteurs à éviter l’utilisation de produits chimiques coûteux et nocifs.
Bien qu’il ait réussi à poursuivre ses travaux, les progrès ont ralenti, notamment parce que sa vaste bibliothèque personnelle de botanique, située dans la banlieue de la vielle de Doumeir, a été pillée avant que le bâtiment où elle se trouvait ne soit réduit à l’état de ruine. « J’y ai perdu une grande partie de ce que je savais et, maintenant, j’ai moins de temps et de ressources », commente-t-il.
Dans les jardins du musée national de Syrie à Damas, où d’anciens monuments de pierre se dressent parmi des eucalyptus et des vignes ombragées, le gardien, Ahmad al-Zara’i, montre comment il collecte des fleurs d’oranger destinées à des crèmes pour traiter les muscles endoloris.
L’ancien menuisier travaille dans les jardins depuis seize ans. Il explique que sa connaissance des plantes provient du fait qu’il a grandi dans les terres agricoles autrefois riches de la Ghouta, dans la banlieue orientale de Damas, endommagée par les combats et reprise par le gouvernement l’année dernière.
« Je préfère utiliser ce que les arbres me donnent. Je n’ai pas besoin de payer pour me soigner », affirme-t-il.
Anissa Sidawa souligne comment la dévastation du secteur agricole de la Ghouta n’a pas seulement entraîné la destruction de milliers d’arbres, d’emplois et de denrées alimentaires, mais également la perte de connaissances et de ressources.
« Toutes les machines et technologies agricoles de la Ghouta ont été pillées et nous avons même perdu un important centre de recherche sur les semences géré par le ministère de l’Agriculture », indique-t-elle. « Des décennies de recherche ont été détruites. »
Des organisations telles que PAX soutiennent que les préoccupations écologiques devraient bénéficier d’une priorité plus élevée dans le cadre de la réponse humanitaire à apporter au conflit en Syrie.
Fareed Notafji partage cet avis. Pour lui, un environnement sain peut constituer un terrain d’entente pour aider à surmonter les divisions sociales.
« J’aime les gens. Je me fiche de leur origine, de leur religion ou de leurs idées politiques, ces choses ne m’intéressent pas…. J’aime la musique et les plantes. Si quelqu’un qui aime la musique veut que nous l’écoutions ensemble, c’est ce que nous ferons. S’il aime les fleurs, parfait, asseyons-nous ensemble. À part ça, je n’ai pas besoin de prendre part à une quelconque discussion. »
Traduit de l’anglais (original).
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