Les jeunes Saoudiens rejettent les longues heures de travail – quelles en seront les conséquences ?
RIYAD – L’Arabie saoudite est le premier exportateur mondial de pétrole brut – mais le Royaume dépend trop de l’or noir. Aujourd’hui, le pays veut rapidement réformer et diversifier son économie dans le cadre du plan Vision 2030, la plus grande et la plus radicale transformation économique du pays depuis des décennies.
Cette stratégie a été lancée en avril 2016 par le prince Mohammed ben Salmane, vice-prince héritier et l’homme le plus puissant du royaume.
L’un de ses objectifs fondamentaux est de mettre fin à la dépendance traditionnelle de l’Arabie saoudite à l’égard de la main-d’œuvre étrangère dans le secteur privé, employant plutôt des ressortissants saoudiens, mais cela se révèle difficile pour les gens du pays.
En Arabie saoudite, les fonctionnaires ne travaillent que 35 heures par semaine, ont deux jours de congé par semaine et bénéficient d’un régime généreux de santé et de retraite. Cela contraste avec la semaine de 48 heures dans le secteur privé, avec seulement un jour de congé par semaine et aucun jour férié national et religieux systématique.
Ahmed Sultan, ingénieur civil de 25 ans qui travaille dans un ministère, est l’un des jeunes Saoudiens qui soutiennent largement Vision 2030.
Dans un café bondé du quartier Rimal à Riyad, Ahmed et ses amis discutent des réformes. Ils font partie de la génération que prince Salmane – lui-même âgé de 31 ans seulement – tente d’inspirer. Autour d’eux s’affairent des serveurs servant des boissons et du narguilé, conversant dans des dialectes philippin, égyptien et syrien. C’est le type de travail manuel, que ce soit dans les restaurants, les magasins ou les usines, que peu de Saoudiens effectuent.
Mais tandis que ces jeunes hommes sont optimistes quant aux projets économiques généraux du royaume, ils ne montrent aucun intérêt pour les éléments clés de Vision 2030. Ahmed a déclaré qu’il n’avait jamais envisagé de travailler pour le secteur privé depuis qu’il a obtenu son diplôme de l’Université King Saud – et ne le voudrait pas.
« Je ne supporte pas l’épuisement physique », a-t-il affirmé. « Les températures élevées en été sont absolument insupportables. »
Ce n’est pas seulement son bureau climatisé qu’Ahmed ne saurait abandonner : il refuse de prendre un emploi dans le secteur privé, même en tant qu’ingénieur – malgré le besoin urgent de ces professionnels selon Vision 2030.
« Il est peu probable que je quitte un jour mon bureau confortable pour un autre travail difficile », a-t-il expliqué. « Nous servons aussi la société. Chaque secteur a son propre personnel. »
Le problème avec le secteur public
Cependant, l’Arabie saoudite doit réduire la masse salariale de son secteur public : les fonctionnaires représentent environ la moitié du budget annuel du royaume, ce qui en fait une cible évidente pour Vision 2030.
Le nombre de travailleurs étrangers est estimé à plus de 10 millions de personnes, la plupart dans le secteur privé. Selon les statistiques officielles, 88 % des étrangers employés dans le secteur privé saoudien en 2016 occupent des emplois faiblement rémunérés, recevant moins de 3 000 riyals saoudiens – soit environ 750 euros – par mois.
Remplacer ces travailleurs par des Saoudiens a du sens, allégeant le poids de la masse salariale publique et réduisant le chômage. Le Conseil de la choura fait de son mieux, par exemple en essayant de réduire les heures de travail des employés privés – mais il a fait l’objet de critiques et d’avertissements.
L’Arabie saoudite est une société intrinsèquement conservatrice où les lois de la charia islamique sont strictement appliquées. De nombreux ressortissants estiment que travailler dans le secteur privé est en soi perturbant, voire dégradant.
Mohsen al-Sheikh, qui présente un talk-show télévisé intitulé Jobs Live, explique : « Certaines familles interdisent à leurs filles d’être mariées à des hommes qui occupent de tels emplois car c’est considéré comme socialement inacceptable ».
La morsure de l’austérité
Six mois après le lancement de Vision 2030, l’Arabie saoudite a réussi à réduire le déficit budgétaire de 367 milliards de riyals (90 milliards d’euros) à 297 milliards de riyals (74 milliards d’euros) en 2016.
Toutefois, l’austérité a suscité un tollé public, en particulier parmi les jeunes saoudiens sans emploi, dont beaucoup veulent travailler dans le secteur privé – mais avec les avantages et le confort des fonctionnaires.
Sur les réseaux sociaux, certains soulignent qu’il y a du travail à faire :
Traduction : « Selon la sécurité sociale, le nombre de travailleurs saoudiens dans le secteur privé a chuté dans les neuf premiers mois de 2016 d’environ 50 000 travailleurs et le nombre de travailleurs non-saoudiens a augmenté d’environ 171 400 travailleurs. » – عبدالحميد العمري (@AbAmri)
… tandis que d’autres affirment que la préférence est donnée aux travailleurs étrangers…
Le dessin montre un employeur saoudien verser de l’eau dans la bouche d’un travailleur étranger tout en ignorant l’ouvrier saoudien désespéré. Traduction : Hashtags #les_saoudiens_d’abord #l’Arabie_saoudite_aux_Saoudiens #Réduire_le_nombre_d’étrangers_est_une_demande_nationale #l’expulsion_des_étrangers_est_une_demande_nationale
Traduction : l’employeur saoudien sur la droite demande à un Saoudien : « Ne connaissez-vous pas notre situation économique, avez-vous considéré notre situation ? » L’employeur saoudien sur la gauche, déclare à un travailleur étranger : « Pardonnez-nous nos défauts et le salaire qui est inférieur à ce que vous méritez »
Selon Habib Turkistani, professeur d’économie à l’Université King Abdulaziz, « le gouvernement ne peut continuer à financer des projets seuls au cours des prochaines années et doit compter sur la privatisation en tant que pleine contribution au financement futur ».
Riyad ne peut continuer à faire venir autant de travailleurs étrangers que par le passé, a estimé Turkistani. Au contraire, le gouvernement doit mieux vendre l’idée de travailler dans le secteur privé à la jeunesse saoudienne, par exemple en offrant des avantages accrus.
Un fonctionnaire du ministère de l’Économie et de la Planification, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a déclaré à MEE : « Les heures de travail prolongées font préférer le secteur public aux Saoudiens au détriment du secteur privé. Nous organisons actuellement des réunions gouvernementales hebdomadaires pour changer ce statu quo. »
« Le type de travail effectué par des ressortissants non saoudiens ne nécessite normalement pas de main-d’œuvre qualifiée. Ils peuvent être remplacés par des travailleurs saoudiens avec un niveau d’éducation moyen – mais cela prendra encore du temps pour que cela se concrétise. »
L’un des objectifs les plus importants de Vision 2030 est l’éducation, en particulier dans le secteur privé. Les enseignants étrangers viennent généralement d’Égypte, de Jordanie et d’ailleurs parce que leurs salaires ne sont pas au même niveau que ceux du secteur public.
Salem Ibrahim, enseignant dans une école secondaire, a déclaré que pour beaucoup de Saoudiens, il est encore trop tôt pour envisager de faire partie du secteur privé. « Il nous faudra encore de nombreuses années avant que les citoyens saoudiens qui ont toujours été habitués à un style de vie luxueux envisagent de décrocher un emploi dans une usine », a-t-il estimé.
On recherche : plus de Saoudiens dans les secteurs clés
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’il n’y a eu que 40 000 nouveaux emplois pour les Saoudiens en 2015, soit un niveau inférieur à celui de 1999.
Si les objectifs d’emploi de Vision 2030 ne sont pas atteints, alors le chômage chez les Saoudiens eux-mêmes devrait atteindre 22 % d’ici 2030, selon McKinsey – le double du taux global actuel et plus de trois fois l’objectif du plan économique.
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« Près de la moitié des Saoudiens ont moins de 25 ans. Le taux de chômage a bondi à 11,8 % l’an dernier, au plus haut depuis 2012 », a observé Ihsan Abu Haliqa, éminent économiste saoudien et ancien chef du comité des finances du Conseil de la choura.
La dépendance vis-à-vis des travailleurs étrangers a également coûté cher à d’autres égards. Selon la Banque centrale d’Arabie saoudite, environ 35 milliards d’euros ont quitté le pays sous forme de transferts de fonds entre janvier et novembre 2014.
Un autre problème est la diversité de secteurs dans lesquels la part des travailleurs saoudiens est en déclin.
Fawaz al-Alamy, ancien vice-ministre du Commerce et de l’Industrie, a débité la liste : l’agriculture, l’expansion urbaine, le transport, le commerce de gros et de détail, le transport. « Il est nécessaire de restructurer le produit du système éducatif saoudien », a-t-il expliqué, « afin que les citoyens puissent occuper des postes exécutifs et techniques dans le secteur privé. »
« Nous devons également mieux organiser la relation entre l’enseignement technique et les activités économiques et inciter les diplômés à s’engager dans le secteur privé ».
Peu d’espoir
Pour certains de la jeune génération saoudienne, cependant, il est peut-être déjà trop tard. Usama al-Majed est un diplômé en marketing au chômage de 27 ans qui cherche un emploi dans le secteur public. Il avait un emploi dans une entreprise de publicité privée – mais il a démissionné au bout de cinq mois. Il est désormais sans travail depuis plus de deux ans.
Et il se dit prêt à rester au chômage pendant deux années supplémentaires si cela signifie échapper à un poste similaire. « Je travaillais pendant de longues heures dans une entreprise privée et le temps passait très lentement », a-t-il déclaré.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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