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Les Kurdes oubliés d’Iran préparent leur retour

Alors que les Kurdes des États voisins font la une des journaux, des tensions commencent à se faire sentir en Iran où un groupe de Kurdes exilé cherche à tirer profit de l’insatisfaction grandissante
Des dignitaires du KDPI (Parti démocratique du Kurdistan iranien) jouent au backgammon dans leur base en Irak (MEE/Florian Neuhof)

KOYA, Irak – Sur le sommet des montagnes du Kurdistan irakien, de petits groupes d’hommes se préparent à affronter la traversée périlleuse de la frontière avec l’Iran.

Le printemps est arrivé jusqu’aux vallées et plaines verdoyantes au pied de la montagne, et la neige est en train de fondre sur les arêtes et les imposants sommets qui constituent une barrière quasi impénétrable durant l’hiver. Les hommes, qui sont dispersés dans les fermes et les demeures isolées juchées sur les pentes abruptes près de la frontière, sont des combattants peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan iranien (KDPI), un groupe d’opposition exilé qui prépare un retour en force au sein de la République islamique.

Après avoir bravé le froid de l’hiver, les peshmergas chercheront bientôt à éviter les patrouilles et les hélicoptères de l’armée au moment de pénétrer en Iran pour rejoindre la base de leur parti.

« Le fait de nous rapprocher de notre base permettra de rassembler davantage de monde autour de nous et ainsi de renforcer notre mouvement », analyse Kheder Pakdaman, un peshmerga expérimenté qui commande une unité stationnée dans une base près de la ville de Choman en Irak.

Reza tente d’orienter la trajectoire de vol de pigeons depuis la base de Koya dans la montagne (MEE/Florian Neuhof)

Les peshmergas de la région autonome du Kurdistan irakien ont souvent fait la une des journaux pour avoir combattu contre le groupe militant État islamique (EI). Et la ligne de front qui s’étend sur 1 000 km et qu’ils contestent aux militants continue de faire l’objet d’une couverture médiatique constante. En Syrie, les Kurdes, qui ont infligé une série de défaites cuisantes à l’EI, sont salués par la presse, alors qu’en Turquie, le PKK fait l’actualité après l’échec du cessez-le-feu avec le gouvernement l’année dernière.

Mais les Kurdes iraniens, malgré une longue histoire marquée par la lutte pour leurs droits politiques, ont été quasi oubliés.

« Ceux qui font face à la mort »

Rares sont ceux qui savent que le terme « peshmerga », dont la traduction pourrait être « ceux qui font face à la mort », est d’origine iranienne. L’Iran a vu naître le seul État indépendant kurde de l’histoire, l’éphémère République de Mahabad. Établi, avec l’aide de la Russie par Qazi Muhammad, fondateur du Parti démocratique du Kurdistan iranien en 1946, l’État a vacillé moins d’un an après sa création lorsque les Soviétiques ont retiré leur soutien.

Connu aujourd’hui sous le nom de KDPI pour se distinguer du parti kurde d’Irak (le KDP), le parti a été pratiquement anéanti par les représailles du gouvernement suite aux événements de Mahabad. Il rassemblait certains des groupes d’opposition qui ont mis fin au règne du chah au cours de la révolution iranienne de 1979, avant d’être écrasé dans les années 80 par l’armée dans une campagne qui a coûté la vie à environ 10 000 Kurdes. Depuis lors, le parti est en exil au Kurdistan irakien.

Peinture murale d’un ancien leader du parti dans les quartiers généraux du KDPI à Koya (MEE/Florian Neuhof)

Comme les autres groupes d’opposition kurdes, les membres restant du KDPI se sont regroupés dans le Kurdistan irakien et ont conservé une emprise précaire sur les montagnes des deux côtés de la frontière jusqu’à ce que le gouvernement iranien les évacue pendant la première guerre du Golfe. Les quartiers généraux du parti sont aujourd’hui abrités au sein d’une ancienne forteresse de l’armée irakienne dans la ville de Koya, d’où ils mobilisent tous leurs efforts en direction de l’Iran.

« Depuis deux ans, le KDPI a renforcé ses activités en Iran », souligne Qadir Wrya, membre du Politburo du parti.

Selon Qadir Wrya, le KDPI s’attèle à tisser un réseau souterrain de cadres du parti au Rojhelat, le nom donné par les Kurdes à la région du nord-ouest de l’Iran qu’ils considèrent comme leur zone d’influence. Le parti a également redonné vie aux « Protecteurs du Rojhelat », des agents de sécurité clandestins qui se débarrassent des espions et intimident, puis éliminent les trafiquants de drogues qui sévissent parmi la jeunesse kurde.

Les peshmergas du KDPI sont les instigateurs de la campagne de recrutement en Iran. Équipés d’armes légères, notamment de kalachnikovs, de mitraillettes et de fusils de précision, leur objectif est d’éviter toute confrontation avec l’armée pendant leur expédition à travers les montagnes, puis de disparaître dans les villages et les petites villes du Rojhelat. Vêtus de larges costumes traditionnels kurdes vert olive ou beiges et équipés de ceintures en cuir - auxquelles sont fixées des bandes de munitions de Kalashnikov en arc de cercle et des baïonnettes -, on croirait qu’ils ont émergé d’une autre époque.

Les adhésions au parti en Iran connaissent une croissance rapide, soutient Wrya. « Des centaines de personnes nous contactent chaque jour. »

Insatisfaction grandissante

Le parti se nourrit de l’insatisfaction grandissante qui se manifeste dans le Rojhelat, fruit de la persécution et de la négligence dont fait continuellement preuve le gouvernement. Ils sont entre quatre et sept millions de Kurdes à vivre en Iran, la plupart dans les provinces du Kurdistan, de l’Azerbaïdjan occidental, de l’Ilam et du Khermanshah. Si la théocratie chiite à Téhéran ne s’est jamais débarrassée de sa méfiance à l’égard des minorités, et si le kurde n’est pas enseigné à l’école, les Kurdes, en majorité sunnites, considèrent que le gouvernement fait également preuve de discrimination à leur égard en matière de religion. Les partis politiques kurdes sont toujours interdits et les militants sont régulièrement envoyés en prison et torturés.

« Tant que Téhéran poursuivra cette politique du déni totalitaire, multiforme, le sentiment d’aliénation et d’insatisfaction ne fera qu’augmenter », constate Himan Hosseini, analyste collaborateur à l’Institut kurde de Washington.

Pour couronner le tout, les Kurdes ont été durement touchés par un ralentissement de l’économie. Parmi les plus pauvres et les moins développées du pays, les régions kurdes ont été particulièrement frappées par les sanctions imposées par les États-Unis et l’Union européenne visant à dissuader l’Iran de poursuivre son programme nucléaire. Les industries sont rares dans le Rojhelat et les investissements restent faibles. Les Kurdes ont du mal à obtenir des postes de fonctionnaires en raison d’un système d’évaluation des candidats qui donne la priorité à ceux qui sont fidèles au gouvernement dans un pays où le secteur public est le plus gros employeur et où l’État détient une grande partie de l’économie.

« Les sanctions économiques... ont été un succès dans la politique étrangère de l’administration Obama. Cependant elles ont engendré beaucoup de souffrance et de misère dans les classes inférieures et les classes moyennes de la population iranienne, auxquelles appartient la quasi-totalité des Kurdes », explique Hosseini.

De nombreux Kurdes avaient espoir que le gouvernement iranien assouplisse sa position envers les minorités après que le modéré Hassan Rohani a remplacé son prédécesseur radical Mahmoud Ahmadinejad à la tête de l’État en 2013. Mais selon le KDPI, ces espoirs ont été anéantis.

Des Kurdes iraniens exilés assistent à un spectacle aux quartiers généraux du KDPI à Koya (MEE/Florian Neuhof)

« Les Kurdes s’attendaient à ce que la situation s’améliore en Iran avec le nouveau président. Mais depuis l’accord sur le nucléaire, la situation n’a pas évolué que ce soit sur le plan politique, économique ou culturel », constate Wrya.

Face à la persécution de l’État et en l’absence de perspectives, de jeunes recrues sont venues grossir les rangs du parti vétéran. Reza, âgé de 24 ans et dont l’unité n’est qu’à une heure de marche de la frontière iranienne, raconte qu’il a été défenseur des droits civils pendant quatre ans dans sa ville natale d’Ilam avant de prendre les armes et de rejoindre les peshmergas.

 « La plupart des jeunes gens finissent par s’engager dans la lutte armée contre le gouvernement, a-t-il ajouté. Ceux qui militent pour les droits civils font face à une répression très sévère. Si vous êtes pris, vous vous retrouverez en prison pendant dix ans, privé de votre jeunesse. »

En 2014, Reza a combattu l’EI en Irak avec le Parti de la liberté du Kurdistan, un autre groupe d’opposition exilé, connu sous le nom de PAK. Il a aidé à repousser l’assaut initial foudroyant des militants sur le territoire contrôlé par les Kurdes près de Mossoul avant que son unité soit redéployée près de Kirkouk. Le front autour de la ville s’est rapidement stabilisé une fois que les Kurdes ont repris le contrôle de l’armée irakienne effondrée et Reza a fini par être convaincu que c’est la République islamique, et non le « califat », qui constitue aujourd’hui la plus grande menace pour la cause kurde. Il a rejoint les rangs du KDPI l’année dernière.

Des héros locaux

Pour avoir pris les armes contre l’EI, les Kurdes iraniens comme Reza sont devenus de véritables héros locaux. La guerre qu’ont menée avec succès les Kurdes irakiens et syriens contre le groupe militant tout en coupant les liens simultanément avec les pays dont ils font partie n’est pas non plus passée inaperçue au Rojhelat.

Massoud Barzani, le président du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), a fait de l’indépendance avec l’Irak son objectif affiché. Dans le nord de la Syrie, l’Unité de protection du peuple (YPG), la milice kurde, a créé un État kurde de facto. Le parti PYD, le petit frère syrien du PKK, réclame désormais son autonomie pour les régions qui seront placées sous son autorité dans la Syrie de demain.

« Étant donné la dimension transnationale de la question kurde, les Kurdes iraniens sont influencés par ce qui se passe dans les autres régions du Kurdistan », souligne Hashem Azamadeh, chargé de cours à l’Université d’Uppsala en Suède.

Le KDPI, qui a abandonné sa lutte armée contre le gouvernement iranien en 1991, dit vouloir poursuivre, par des moyens pacifiques, son objectif d’autonomie de la région kurde à l’intérieur de l’Iran. La direction du parti sait bien qu’aucune progression ne sera possible tant qu’ils seront réduits à l’exil. Installé de l’autre côté de la frontière, non seulement le parti ne sera pas en mesure de faire grossir ses rangs, mais son évolution demeurera également limitée par le pays d’accueil.

Entre l’Iran et la Turquie

Les Kurdes irakiens peuvent difficilement se permettre de se montrer irascibles à l’encontre de leur puissant voisin, l’Iran. Leurs forces armées ne font pas le poids face à l’armée iranienne, et sont maintenant retenues sur la ligne de front par l’EI.

Si le KRG accède à l’indépendance, il a besoin que l’Iran ne dépende pas excessivement de la Turquie. La République islamique a également de l’influence auprès de l’Union patriotique du Kurdistan (PUK), l’un des deux principaux partis du KRG. La puissance du PUK se situe dans l’est de la région autonome, où sont basés les groupes d’opposition en exil.

« Les membres du KRG ont limité nos activités en dehors de l’Irak en vue de protéger leurs intérêts personnels. Nous comprenons qu’ils sont dans une position vulnérable et nous avons davantage déplacé nos activités en Iran », précise Qadir Wrya.

Mais en faisant campagne pour le changement à l’intérieur de l’Iran, le parti devrait provoquer une réaction ferme du gouvernement, qui ne montre aucun signe de tolérance vis-à-vis de toute forme de contestation. De leur aveu, la lutte pour la défense des droits des Kurdes menée par le KDPI pourrait dégénérer en insurrection.

« Le parti doit accroître sa présence politique en Iran. Cela risque de provoquer une réaction violente », relève Wrya. « Selon moi, on peut s’attendre à une lutte armée à court terme. »

Les peshmergas du KDPI s’accrochent occasionnellement avec les gardes-frontières iraniens au moment de traverser la frontière vers l’Iran. D’autres groupes pourraient venir se mêler à la lutte. L’année dernière, le PJAK, la déclinaison iranienne du PKK, a affronté les Gardiens de la révolution islamique et affirme avoir des milliers de combattants cachés dans les montagnes en Iran.

Même si les Kurdes d’Iran se tournent vers l’Irak et la Syrie, leur avenir pourrait s’apparenter à celui de la Turquie, où les villes kurdes sont anéanties par l’armée qui tente d’écraser l’insurrection du PKK.

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo. 

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