« Les mains parlent » : des rappeurs turcs fusionnent le hip-hop et la langue des signes
ISTANBUL, Turquie – Le célèbre rappeur turc Fuat Ergin et son ami de longue date, le producteur d’art électronique Erdem Dilbaz, réfléchissent depuis longtemps à l’harmonie entre le hip-hop et la langue des signes.
Les deux compères se sont rendu compte que le rap génère une expérience rythmique riche qui transcende les sens, tandis que les signaux et les signes de la main constituent en eux-mêmes une pierre angulaire des vidéos de rap et de la culture hip-hop.
Un mariage de ces deux formes a abouti précédemment à des résultats étonnants à de nombreuses reprises, tels que la performance live de Kendrick Lamar en 2013 en compagnie d’un instructeur certifié de langue des signes américaine (ASL), qui signait les paroles lascives en toute décontraction tout en se trémoussant sur scène.
« Les mains parlent »
Fuat et Erdem élèvent le niveau d’un cran. Cherchant à façonner un nouveau genre autour du concept du hip-hop en langue des signes, les deux hommes, accompagnés par une équipe de collaborateurs, ont formé le groupe Eller Konuşur, un nom turc qui signifie « Les mains parlent ». Le groupe assemble une configuration hip-hop performative dont les personnes malentendantes peuvent profiter.
À l’extérieur d’un café situé dans le quartier de Beyoğlu, dans le centre d’Istanbul, MEE a rencontré Erdem Dilbaz et Oğuzhan Mete, un graphiste de 29 ans. Ils sont arrivés tôt sur notre lieu de rendez-vous, ce qui n’est pas un petit exploit à Istanbul, où il est assez fréquent d’être en retard.
Quelques instants plus tard, Fuat Ergin est arrivé au coin d’une rue faiblement éclairée, projetant une silhouette imposante avec sa carrure robuste, sa veste de camouflage, son chapeau de combat et son pantalon baggy.
Plus connu auprès de ses fans simplement sous le nom de Fuat, le rappeur de 44 ans d’origine turque est né et a grandi à Berlin, le premier épicentre du rap turc, qui a bourgeonné au sein des communautés immigrées.
Fuat est finalement parti à Istanbul en 2004, où il a commencé à rencontrer un grand succès en Turquie. Son débit intense et cinglant, tranchant et agressif, et son physique impressionnant cachent pourtant un personnage authentique et engageant, à l’attitude juvénile et affable.
Le groupe se compose d’une équipe de six autres membres, dont un vidéaste et un instructeur de danse. Après avoir terminé sa première chanson, le groupe travaille sur de nouveaux titres. Selon l’approche de base qu’ils ont suivie jusqu’à présent, Fuat Ergin rappe tandis que Oğuzhan Mete signe les paroles en tandem.
« Quand j’étais enfant, j’aimais le rap pour les mouvements », a raconté Oğuzhan Mete, un homme aux yeux bleus et au sourire contagieux. Il a perdu l’ouïe très jeune, suite à une mauvaise fièvre. S’il l’a partiellement regagnée à l’aide d’un appareil, la communication verbale demeure toutefois difficile.
« Nous allons sortir un DVD avec une vidéo pour chaque titre. Les visuels sont très importants », a déclaré Fuat, qui s’exprime d’une voix percutante et animée.
Un projet durable
« En général, les projets lancés pour les personnes handicapées sont des projets de sensibilisation. Les gens disent "Regardez ce que nous avons fait", puis ils l’abandonnent. Ce projet doit être durable et nous le réalisons pour que des gens du monde entier suivent notre exemple », a déclaré Erdem Dilbaz, un homme de 34 ans qui arbore une casquette de baseball à l’envers et une barbe grisonnante, dont l’élocution dégage une conviction claire.
Le projet a été conçu une première fois en 2009 avant d’être abandonné pour des raisons financières ; toutefois, Fuat réfléchit à cette idée depuis qu’il a vu une vidéo du groupe américain Ed O.G & Da Bulldogs du début des années 1990, sur laquelle un homme signait sans un coin de l’écran.
« Nous n’avions pas d’argent, a expliqué Erdem. Finalement, nous avons investi de l’argent que nous avons gagné grâce à notre propre travail. »
Le groupe n’a reçu aucun financement extérieur, a indiqué Erdem. Le projet avance à grands pas et le groupe est sur le point d’investir de nouveaux locaux récemment loués.
Leur portée potentielle est importante, dans la mesure où l’on estime que 3,5 millions de personnes sont atteintes de déficience auditive en Turquie, soit environ 4,7 % de la population du pays.
L’un des principaux objectifs du groupe est d’élargir la communication auprès d’un groupe défavorisé limité par le cadre de la langue des signes turque.
« Il n’y a que 2 800 mots. Ce n’est pas vraiment beaucoup », a affirmé Erdem. Un dictionnaire de langue des signes turque publié en 2015 contenait des signes pour seulement 2 607 mots.
« Lorsque je suis allé discuter avec une association de langue des signes et que j’ai parlé de 2 800 mots, ils m’ont répondu : "Non, seulement 200 environ sont utilisés en réalité." Il y en a qui s’en sortent en ne connaissant que 30 ou 40 mots et qui ne savent pas lire », a expliqué Fuat.
L’espoir d’un changement
Cela fait partie des choses qu’ils espèrent changer, en ajoutant du nouveau vocabulaire à la langue des signes à travers leurs paroles.
« Ce qui est important, c’est leur monde, ce qu’ils veulent exprimer. Je traduis cela en rimes », a indiqué Fuat.
« Ce qui est important, c’est leur monde, ce qu’ils veulent exprimer. Je traduis cela en rimes »
Fuat travaille sur ses paroles avec Oğuzhan ; les deux hommes les ajustent ensemble pour les rendre plus adaptées à la langue des signes.
« La langue des signes est en réalité très facile à apprendre, elle est très logique et on peut apprendre les signes très rapidement. Pour faire en sorte que les personnes [malentendantes] se sentent intégrées dans cette société, c’est un pas que l’on peut faire », a soutenu Fuat. Erdem et Fuat l’apprennent tous deux et ont à cœur d’injecter une émotion qui est souvent absente dans la langue des signes en Turquie.
« Quand on regarde un talk-show et qu’à côté de l’animateur, il y a quelqu’un qui signe, il n’y a cependant pas d’émotion, pas de sentiments », a déploré Fuat. Oğuzhan et Fuat se servent des mouvements de leur corps et de leurs expressions faciales pour traduire leurs émotions auprès de leurs fans.
Un monde tout aussi « beau »
« Leur monde aussi est beau. Je suis allé dans une boîte de nuit et il y avait des personnes malentendantes qui dansaient. Quand vous n’entendez pas, vos autres sens deviennent plus aiguisés », a-t-il ajouté.
« Leur monde aussi est beau. Je suis allé dans une boîte de nuit et il y avait des personnes malentendantes qui dansaient. Quand vous n’entendez pas, vos autres sens deviennent plus aiguisés »
Pour Oğuzhan Mete, redécouvrir le rap des années plus tard après l’avoir apprécié lorsqu’il était enfant a été une heureuse coïncidence. Il a des amis malentendants qui souhaitent aussi s’impliquer dans la collaboration.
« Nous voulons apporter cela partout dans le monde », a déclaré Erdem Bilbaz, ajoutant qu’ils souhaitaient inciter plus de gens à monter sur scène et à commencer le rap.
« J’ai fait beaucoup de concerts et sorti un certain nombre d’albums. Mais en regardant autour de moi, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup plus à faire. Je veux amener les choses à un niveau supérieur », a affirmé Fuat.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation
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