Les médecins dans la ligne de mire : les lois antiterroristes sapent le droit à la santé
Lorsque les forces israéliennes ont tué par balles la secouriste palestinienne, Razan al-Najjar, dans la bande de Gaza au début du mois, la communauté internationale a condamné sa mort, suscitant des appels urgents au respect de l’inviolabilité des professionnels de la santé et des soins qu’ils dispensent dans les zones de conflit.
C’était un sujet maintes et maintes fois abordé, un débat que la communauté internationale poursuit depuis plus de 150 ans. Depuis les premières conventions de Genève de 1864, les États sont parvenus à un consensus sur la fourniture de soins médicaux impartiaux en toutes circonstances – pendant ou en dehors d’un conflit armé.
« Les lois peuvent être, et sont, utilisées afin de sanctionner les professionnels de la santé pour avoir accompli leur devoir »
- Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la santé, Dainius Püras
Ces mesures de sauvegarde ont été élargies à plusieurs reprises depuis, réitérant que l’accès sans discrimination aux soins de santé est un droit humain et que les médecins sont tenus, sur le plan éthique, de fournir des soins quel qu’en soit le destinataire.
Or, les experts en droit international s’inquiètent de voir combien ces normes, profondément enracinées, ont changé ces dernières décennies. Selon un rapport – commandé par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la santé – antiterrorisme et sécurité publique sont instrumentalisés, tant pour refuser des soins de santé à des individus qui s’opposent à un État que pour criminaliser les professionnels de santé qui les prodiguent.
Ce rapport, publié mercredi 20 juin, est le premier examen mondial de l’impact des législations antiterroristes nationales sur l’accès aux soins de santé. Au-delà d’une tendance à cibler les travailleurs humanitaires en temps de guerre, un nombre croissant de professionnels de santé dans le monde entier sont arrêtés, menacés ou attaqués pour avoir prodigué des soins à des individus considérés comme terroristes ou ennemis d’un État.
« Les lois peuvent être, et sont, utilisées afin de sanctionner les professionnels de la santé pour avoir accompli leur devoir », explique le Rapporteur spécial de l’ONU, Dainius Püras, à Middle East Eye. « Ces lois vont à l’encontre des obligations internationales des États en vertu des droits de l’homme, et en particulier le droit à la santé ».
L’Égyptien Taher Mokhtar est l’un de ces professionnels de santé. En 2010, alors âgé de 26 ans, il a commencé une carrière en médecine d’urgence à Alexandrie, en Égypte. Mais sept ans plus tard, il fuyait le pays à cause de son métier.
« Depuis le tournant de la révolution [25 janvier 2011], j’ai commencé à contribuer, dans des hôpitaux de campagne, aux soins aux personnes blessées lors de brutalités policières, parce que ma spécialité c’est la médecine d’urgence », explique Taher Mokhtar à MEE.
En tant que membre du syndicat des médecins d’Alexandrie de 2011 à 2013, il a traité des détenus et supervisé des cas de négligence médicale dans les prisons. « En Égypte, il n’existe pas de véritables services de santé pour les personnes incarcérées », poursuit-il. « Nous pensons que le régime fait cela intentionnellement pour pénaliser les opposants politiques ».
Mokhtar raconte que sa corporation a été interdite d’accès dans les prisons suite au coup d’État militaire de 2013, qui a renversé le président démocratiquement élu, Mohamed Morsi, et porté Abdel Fattah el-Sissi au pouvoir.
Mokhtar a participé au lancement d’une campagne en faveur de l’accès aux soins de santé pour les détenus et a tenté de traiter à distance des détenus, en examinant leurs dossiers médicaux fournis par les membres de leur famille et en communiquant les cas aux autorités compétentes.
« La façon dont les États structurent actuellement leurs lois et politiques antiterroristes dans le cadre d’une réponse très punitive et unidimensionnelle au terrorisme contreviendra toujours, d’une manière ou d’une autre, aux droits de l’homme »
- Dainius Pūras
La police égyptienne a fait une descente dans l’appartement de Mokhtar au Caire, le 14 janvier 2016, et trouvé des tracts de campagne réclamant la fourniture de soins médicaux dans les prisons, ainsi que la tenue de dossiers médicaux sur les détenus.
L’Agence égyptienne pour la sécurité nationale a accusé Mokhtar de « posséder des tracts visant à renverser le régime » et de « participer à la préparation de manifestations incitant à se dresser contre l’État et ses institutions, et d’encourager la population à semer le chaos le 25 janvier ».
Il a été placé en détention provisoire pendant sept mois, au cours desquels il affirme avoir été soumis à l’isolement cellulaire, à des conditions inhumaines et s’est vu refuser l’assistance d’un avocat. Mokhtar a été libéré sous caution et, anticipant une nouvelle arrestation, s’est enfui en France peu de temps après.
Mokhtar a été accusé en vertu de lois vagues qui, bien qu’elles ne soient pas liées aux soins médicaux, condamnent la prestation de soins aux individus poursuivis pour s’opposer à l’État. Selon le rapport des Nations unies pour le droit à la santé, les personnes visées vont des manifestants politiques aux groupes armés non étatiques ainsi que les entités fichées terroristes.
Des lois de ce genre ont proliféré dans divers pays au cours des dix-sept années écoulées depuis les attentats du 11 septembre 2001. Entre 2001 et 2014, le nombre d’États dotés d’une législation antiterroriste est passé de 31 à 109.
« Les résolutions de l’ONU appelaient à des lois agressives criminalisant toute forme de soutien au terrorisme. Les États ont réagi, soit par le biais de résolutions, soit de leur propre initiative, en promulguant des lois de plus en plus génériques, avec une terminologie tout azimut, qui englobe les soins de santé », explique à MEE le Dr Leonard Rubenstein du Johns Hopkins Center for Public Health and Human Rights.
On peut considérer que dix des seize pays étudiés pour le rapport présentent la fourniture de soins médicaux comme une forme illégale de soutien au terrorisme.
Parmi ceux qui risquent la prison aujourd’hui : le médecin kurde Serdar Küni. Selon Physicians for Human Rights, les forces de sécurité turques ont délibérément ciblé les travailleurs de la santé, dont Küni, pour avoir tenté d’administrer des soins lors d’affrontements violents dans le sud-est de la Turquie en 2015 et 2016.
Kuni a été accusé d’avoir fourni des soins médicaux à des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par le gouvernement turc. Il a été inculpé en vertu de l’article 220(7) du code pénal turc pour complicité avec une organisation terroriste et condamné à plus de quatre ans de prison.
« Il semble indubitable que la manière actuelle dont les États organisent leurs lois et politiques antiterroristes dans le cadre d’une réponse très punitive et unidimensionnelle au terrorisme contreviendra toujours aux droits de l’homme, d’une manière ou d’une autre. Il ne devrait pas exister de compromis en la matière », affirme Püras à MEE.
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Julie Hannah, membre du Centre pour les droits de l’homme à l’Université d’Essex, se dit préoccupée du fait que le droit d’accès aux soins de santé sans discrimination est entravé au nom de la sécurité publique.
« Cela peut avoir un effet inquiétant sur la façon dont nous envisageons les soins médicaux en général, parce que, tout à coup, certaines personnes deviennent moins méritantes [pour recevoir des soins de santé] que d’autres », explique Hannah à MEE.
« Cela peut paralyser le système de santé de communautés entières. C’est un anathème contre toutes les obligations internationales en matière de droits de l’homme que les gouvernements sont explicitement tenus de respecter », ajoute-t-elle.
Les experts en droit international ne cessent de s’inquiéter : ils constatent que les efforts de lutte contre le terrorisme ont érodé les principes fondamentaux acceptés partout depuis longtemps en droit international.
Dustin Lewis, chercheur principal à la Harvard Law School Program on International Law and Armed Conflict, affirme à MEE que la sauvegarde de soins de santé impartiaux constitue l’un des « piliers normatifs clés du droit international humanitaire ».
« Cela peut paralyser le système de santé de communautés entières. C’est un anathème contre toutes les obligations internationales en matière de droits de l’homme que les gouvernements sont explicitement tenus de respecter »
- Julie Hannah, codirectrice du Centre pour les droits de l’homme de l’Université d’Essex
« Certes, la préservation de soins médicaux impartiaux au bénéfice d’un combattant du groupe État islamique [EI] ou d’un partisan de Boko Haram risque de ne pas attirer la sympathie à première vue, mais ces garanties représentent un fil conducteur qui tisse l’ensemble des protections juridiques en temps de guerre – non seulement pour tout combattant blessé mais pour chacun d’entre nous : personne n’est à l’abri, malheureusement, de se retrouver pris dans le tumulte d’un conflit armé », fait remarquer Lewis à MEE.
Selon Dainius Püras, le respect du droit à la santé n’est possible que si les pays révisent les lois antiterroristes et autres législations en la matière, pour spécifier explicitement que les soins de santé ne sauraient être considérés comme une forme de soutien au terrorisme. « Les États doivent prendre des mesures ciblées pour traduire ce message aux forces de sécurité, notamment la police et l’armée », ajoute-t-il.
De retour dans son appartement parisien, Mokhtar est toujours en relation – malgré certaines restrictions – à un réseau de médecins et d’activistes qui cherchent à protéger les droits fondamentaux des Égyptiens dans leur pays d’origine. Il souhaite rentrer chez lui, mais la situation actuelle rend cela « impossible », estime-t-il.
« Quant à ma sécurité, je suis bien sûr plus protégé ici qu’en Égypte.... Mais je ne sais pas combien de temps je serai confronté à l’entêtement de ce régime ».
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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